Un truc de malade
Abd Al Malik, ou la pétainisation du slam
par Faysal Riad
22 janvier 2009
L’anthropologie historique et l’histoire des idées ont depuis longtemps insisté sur l’importance des représentations sociales véhiculées notamment par les œuvres artistiques. Pour bien comprendre notre société, en plus des analyses scientifiques et œuvres artistiques plus ou moins subversives, une attention particulière peut être portée aussi aux discours plus conventionnels produits par nos idéologues « officiels », ainsi qu’aux paroles prononcées par les dirigeants, intellectuels et artistes à succès, qui présentent l’intérêt d’être caractéristiques d’une classe sociale, d’un milieu, ou plus largement d’une époque. Et lorsque ces œuvres commerciales sont matraquées sur toutes les ondes et encensées par tous les « faiseurs d’opinion », et lorsqu’elles connaissent de ce fait un certain succès auprès du grand public, leur analyse n’en devient que plus nécessaire…
On répète souvent dans les médias que le paysage musical français a su ces dernières années s’ouvrir aux autres cultures : on entendrait paraît-il de plus en plus de musiques étrangères, phénomène lié à la réalité de la « France diverse », ou « plurielle », qui tendrait à prouver entre autre que les médias français ont su s’ouvrir à la présence d’êtres venus d’ailleurs et soucieux de « s’intégrer à notre société ». Une nécessaire intégration qui pourrait, dit-on, passer aussi par la musique : nous serions tous frères, si en plus de supporter la même équipe de football, nous étions tous capables d’écouter les mêmes musiques.
« Diversité »
Mais de quelles musiques parle-t-on au juste ? Le thème de l’intégration étant presque systématiquement abordé dans les plateaux de télé lorsque ces derniers reçoivent un Faudel ou un Abd Al Malik, on peut s’interroger – dans la mesure où ce thème est solidaire de l’idée selon laquelle le métissage et l’ouverture culturels (quasi inexistants dans les médias) seraient promus et largement diffusés de nos jours – au sujet de l’intérêt, et surtout du sens, de ce type de rapprochement.
Le premier problème de ce joli discours réside dans le fait qu’englobant indistinctement dans le même ensemble des cultures étrangères, des cultures d’origine de certains immigrés et des cultures simplement françaises de Français non-blancs [1], il considère d’emblée comme étrangère une population, étranger un public, qui dans les faits ne devraient pas l’être, et dont les seuls points communs sont de ne pas appartenir à la communauté majoritaire, c’est-à-dire la communauté blanche. Car aucun point commun ne peut pertinemment rapprocher ces artistes que les journalistes mettent dans un même panier : rappeurs, chanteurs de raï ou tout simplement de variétés françaises, si ce n’est l’origine des interprètes : Afrique sub-saharienne ou Maghreb. En quoi s’ « ouvrirait »-on d’un point de vue esthétique en recevant et en interrogeant un Français chantant en français des chansons françaises ?
En un sens donc, cette idéologie renvoyant les interprètes à leurs origines est bien communautariste.
Second problème : grand amateur de musiques orientales qui ont bercé mon enfance, je n’ai pratiquement jamais entendu dans les médias français de chants traditionnels ou savants moyen-orientaux ; pas plus que je n’ai entendu de chaabi, de hawzi, de maalouf, de chant bédouin oranais, de chant saharien, de poésie chantée kabyle, de mezwed tunisien, d’art arabo-andalous marocain, de dabké libanais, de chants palestiniens, de qudud halabi syrien, ni jamais rien de ce genre !
Jouant moi-même de la guitare, j’aime aussi certains grands guitaristes africains qui ont su révolutionner la pratique de cet instrument... Mais où puis-je donc me procurer ces enregistrements ? Où puis-je trouver des renseignements sur ces œuvres importantes témoignant de la qualité et de la richesse de cultures méprisées du grand public et susceptibles, selon l’idéologie officielle, de permettre une « revalorisation symbolique » de mes « repères identitaires », et de m’aider ainsi à « m’intégrer » dans ce pays où, soit dit en passant, je suis né [2] ?
Dans des espaces stigmatisés comme « communautaristes », justement, c’est-à-dire dans les quartiers de Barbès ou de Château Rouge...
Car ce que les médias considèrent comme des musiques étrangères, à l’égard desquels elles consentent généreusement à « s’ouvrir », ne sont la plupart du temps que des œuvres complètement aseptisées, c’est-à-dire débarrassées de tous les éléments esthétiques pouvant éventuellement les rattacher à une tradition étrangère [3].
L’imposture réside donc dans le fait que ces œuvres ne sont en réalité que de banales chansons de variétés occidentales, purement occidentales d’un point de vue esthétique, ayant pour seule particularité d’être interprétées par des non-blancs. Quelle « ouverture » à l’altérité y a-t-il donc, dès lors que ladite altérité est sommée, pour être acceptée, de se dénaturer afin de ressembler au maximum – voire de « s’assimiler » – à l’ensemble majoritaire ? [4]
Considérer comme étrangères des musiques au seul motif qu’elles sont interprétées par des non-blancs n’est au fond rien d’autre qu’une attitude raciste, puisque la nationalité française n’est pas du tout censée reposer sur la couleur de peau [5].
Larbinisme
L’imposture n’est pas seulement esthétique, mais aussi politique. Car, entre le très sarkozyste Faudel, chantant en français des airs sans aucune caractéristique esthétique pouvant éventuellement rattacher son chant à une quelconque tradition maghrébine (mais que les médias persistent pourtant à qualifier de raï) et la nouvelle coqueluche moralisatrice des émissions de variétés, Abd Al Malik (souvent invité à la télévision pour parler justement d’intégration, de banlieue ou d’islam [6]), nous n’avons finalement droit, pour incarner la « France diverse » et « plurielle », qu’aux figures les plus nulles, les plus honteuses et les plus dégoûtantes du larbinisme.
Dans les années 1980, j’aurais parlé de ces catastrophes éthiques et esthétiques que représentaient les films d’Alexandre Arcady : L’Union sacrée, notamment, sorti en 1989 et souvent rediffusé à la télévision, avec Richard Berry et Patrick Bruel. Le film opposait grossièrement
« bons musulmans » (policiers / fils de harki / méprisant les dogmes et les pratiques islamiques mais croyant tout de même au « vrai islam » – sorte de mysticisme républicaniste autorisant la consommation de porc et d’alcool / amateur de Victor Hugo et ignorant la langue arabe / mais toujours prêt à préparer du bon thé à la menthe pour les gentils blancs qui veulent bien le fréquenter...)
et « mauvais musulmans » (pratiquant l’islam / Iraniens parlant l’arabe entre eux (!!!) / fiers de leurs origines et trafiquants de drogue, islamistes, antisémites, sexistes, etc) [7].
Le procédé est aussi simple que redoutable : le stéréotype raciste (« les musulmans pratiquants sont potentiellement dangereux ») est réactivé en mêlant des caractéristiques qui ne sont gênantes que pour des racistes (être fier de ses origines, savoir parler l’arabe, refuser de boire de l’alcool) à des caractéristiques effectivement ignobles (être antisémite, sexiste, assassin) [8].
Aujourd’hui le slammeur Abd Al Malik semble tout droit sorti d’une fiction d’Arcady [9]. Un pas a même été franchi : ce n’est plus un bourgeois blanc dominant qui nous inflige paternellement sa leçon, mais bien un des nôtres !
Un Torquemada sganarellien
C’est toujours avec un air de Vieux Sage inspiré, en communication directe et permanente avec la transcendance mais toujours prêt, comme un BHL, à s’indigner et à condamner, c’est toujours triste, grave et prenant très au sérieux son rôle d’ambassadeur d’une génération de « jeunes de banlieues », que nous apparaît la nouvelle star du slam, chargé par les médias de venir les représenter… et les sermonner.
Ayant plus ou moins pris la place des Malek Boutih et Rachid Kaci qui semblent aujourd’hui vaquer à d’autres occupations, Abd Al Malik remplit sa mission de « bon client » avec beaucoup de zèle. Toujours prêt à donner la réponse précisément attendue par le journaliste bien-pensant [10], il commence à faire l’unanimité dans tous les plateaux de télé – mêmel’inimitable et incontournable Eric Zemmour a dernièrement [11] déclaré son amour pour « le fond »(sic) véhiculé par les textes du slammeur...
De tels soutiens devraient logiquement éveiller des soupçons : comment ceux qui travaillent quotidiennement à réactiver et propager les discours les plus conformistes et les représentations les plus stéréotypées de l’altérité pourraient-ils subitement admirer un artiste réellement subversif [12] ?
Mais venons-en à l’œuvre. C’est le nouveau « titre-phare » de l’album d’Abd Al Malik, matraqué un peu partout, et intitulé :
« C’est du lourd » [13].
Un Grand Inquisiteur
Comme dans les films d’Arcady [14], l’humanité vue par Abd Al Malik se divise en deux catégories. Toute l’évocation des étrangers et de leurs descendants est construite de manière binaire, autour d’une symétrie :
« Je m’souviens (...) le père de Majid qui a travaillé toutes ces années de ses mains, dehors, qu’il neige, qu’il vente, qu’il fasse soleil, sans jamais se plaindre : ça c’est du lourd. »
« Et puis t’as tous les autres, qui se lèvent comme ça, tard dans la journée, qui se grattent les bourses, je parle des deux, celles qui font référence aux thunes, du genre "la fin justifie les moyens", et celles qui font référence aux filles, celles avec lesquelles ils essaient de voir si y a moyen : ça c’est pas du lourd. »
Il serait tentant de seulement sourire de cette langue complètement boiteuse, dénotant un profond mépris pour le segment de consommation visé. On pourrait rire de ces formules moralisatrices – « ça c’est du lourd ! », « ça c’est pas du lourd ! », réécritures en langue « jeune » et « peuple » de la « morale de papa » la plus ringarde : « bien ! », « pas bien ! » – reprises de manière anaphorique pour louer et blâmer divers comportements, modes de vie, positionnements sociaux, goûts ou dispositions [15]. On pourrait ironiser sur le simplisme, le manichéisme et le rigorisme rabat-joie de ce préchi-précha, surtout de la part d’un artiste qui ne cesse de se démarquer de « l’intégrisme » et de se revendiquer d’un islam soufi « moderne » et « modéré »...
Mais c’est la consternation qui l’emporte, lorsqu’on mesure à quel point, comme chez un Houellebecq ou chez un Sarkozy, c’est la pensée la plus réactionnaire qui endosse les habits de la subversion [16].
Car les « Bons » qui nous sont donnés en exemple – les « Du-lourd », pour parler comme notre slammeur – sont ceux qui, comme « le père de Majid » (pourquoi « Majid », au fait ?) travaillent toute leur vie dans des conditions difficiles « sans jamais de plaindre ». Devant certainement se considérer comme suffisamment gratifié d’avoir un travail, même mal rémunéré et difficile, l’immigré doit se taire et courber l’échine – comme le bon Kada du film d’Arcady... Et surtout ne jamais se plaindre. C’est Madame Parisot qui va être contente : en nouveau troubadour de l’ordre libéral, Abd Al Malik renvoie du côté du Mal – pardon : du côté du « pas-du-lourd » – tout syndicalisme et toute contestation… et pourquoi pas le Code du Travail lui même… [17]
Pour quelle raison avouable, précisément, les « pères de Majid » devraient-ils forcément accepter leurs conditions de travail difficiles – et même, peut-être, s’estimer heureux (de vivre ?), y compris lorsqu’ils sont soumis à des traitements humainement inacceptables ? Seraient-ils des êtres inférieurs dont la présence même en France serait seulement « tolérée » ?
Et que devient-on exactement si par malheur il nous prend l’envie de critiquer nos conditions de travail ?
La suite du texte nous le dit. Il qualifie – ou plutôt disqualifie – l’autre groupe par l’expression cataphorique
« Et puis t’as tous les autres... »
Tous les autres ? C’est-à-dire tous ceux qui, contrairement au père de Majid, osent se plaindre ?
Qu’en est-il exactement de tous ceux-là ? Le verdict est sans appel : des fainéants, des sexistes, des nuisibles, qui
« se lèvent, comme ça, tard dans la journée... »
Ça ne vous rappelle rien ? La « France qui se lève tôt » opposée à celle qui se lève tard ? Qu’on se le dise, puisqu’Abd Al Malik le pense : quand un immigré ne trouve pas de travail, c’est parce qu’il refuse de se lever tôt – et là, c’est monsieur Sarkozy qui sera content [18].
On se souvient que Fadela Amara s’était déjà illustrée dans cette fonction spécifique de « l’indigène de service chargé des affaires linguistiques », consistant à traduire dans un « parler peuple », « jeune », « simple et funky », les plus vieilles antiennes du discours bourgeois le plus droitier. On se souvient de son « plan anti-glandouille », et de son immortel appel au président Sarkozy :
« La suppression de la carte scolaire, ça va foutre le bocson. Mais c’est ça qu’on attend dans les quartiers. Je vous le dis cash, monsieur le Président, allons-y à donf ».
Abd Al Malik remplit rigoureusement la même fonction, en y ajoutant simplement quelques notes de musique.
Un Sganarelle libéral
Tel un Sganarelle soutenant vindicativement l’ordre établi malgré sa condition subalterne, ou tel un élève médiocre qui jouerait les fayots, Abd Al Malik parvient dans sa chanson à résumer, dans « la langue du pauvre » – ou plus exactement dans une version appauvrie de la langue du pauvre – tous les fondamentaux du discours sakozyste :
« Et puis t’as tous ces gens qui sont venus en France parce qu’ils avaient un rêve, et même si leur quotidien après il a plus ressemblé à un cauchemar, ils ont toujours su rester dignes , ils n’ont jamais basculé dans le ressentiment : ça c’est du lourd, c’est violent . »
Tout devient parfaitement explicite : c’est donc bien des immigrés qu’il est question – « tous ces gens qui sont venus en France ». Et la leçon est simple : même si votre vie est un « cauchemar », le seul moyen de « rester digne » réside dans le fait de ne jamais « basculer dans le ressentiment ». Le ressentiment est par nature indigne.
Mais au fait, de quel ressentiment s’agit-il ? On reconnaît ici, évoquée indirectement, la célèbre thématique de la « repentance », qu’Abd Al Malik aborde souvent de manière beaucoup plus explicite sur les plateaux télé : alors que personne ne se réclame explicitement d’un quelconque « ressentiment » envers quoi que ce soit, les immigrés ainsi que leurs enfants sont systématiquement accusés de vouloir en découdre avec toute la communauté nationale dès lors qu’ils s’intéressent à l’histoire ou qu’ils défendent leur propre mémoire ; et à ce « ressentiment » diabolisé on oppose l’oubli, l’ignorance, le mépris de l’histoire et de la mémoire des dominés.
Il ne faut pas, nous dit en somme Abd Al Malik, aborder les sujets qui fâchent – c’est-à-dire rappeler la mémoire des colonisés et des descendants d’esclaves. Ce serait tomber dans le « ressentiment », c’est-à-dire dans une focalisation négative sur un malheur passé avec un désir de s’en venger... Un refus d’aller de l’avant... Une attitude menaçante – qui veut se venger, de quoi, et comment ? Si notre vie aujourd’hui est un « cauchemar », il ne faut surtout pas en vouloir à qui ou quoi que ce soit, ce serait « indigne ». Il ne faut pas rejeter nos propres faiblesses sur les autres…
Qu’est-ce à dire ?
« Je pense aussi à ces filles qu’on a regardé de travers parce qu’elles venaient de cités, qu’ont montré à coup de ténacité, de force, d’intelligence, d’indépendance, qu’elles pouvaient faire quelque chose de leur vie, qu’elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient de leur vie : ça c’est du lourd. »
Dans le monde d’Abd Al Malik, donc, comme disent les intégristes du libéralisme,
« Quand on veut, on peut ».
Au lieu de basculer dans un ressentiment qui maintient les immigrés dans une infériorité bien méritée, il faudrait plutôt se mettre au travail, se prendre en main, faire preuve de « force », de « ténacité » et « d’intelligence ». Toutes celles qui n’y arrivent pas ne doivent donc s’en prendre qu’à elles-même : elles ont simplement manqué de force, de ténacité et d’intelligence – et elles te remercieront sûrement, Abd Al Malik, pour ce sévère mais juste rappel à l’ordre !
« Moi je pense à celui qui se bat pour faire le bien, qu’a mis sa meuf enceinte, qui lui dit : j’t’aime, je vais assumer, c’est rien, c’est bien, qui va taffer, des fois même pour un salaire de misère, mais le loyer qu’il va payer, la bouffe qu’il va ramener à la baraque, frère, ça sera avec de l’argent honnête, avec de l’argent propre : ça, c’est du lourd. »
« Faire le bien » – formulation singulièrement bigote – résiderait donc dans le fait d’accepter « un salaire de misère », et ce uniquement parce que cet argent est« honnête » et « propre »... Mais est-il tellement « honnête » de n’accorder à ses employés qu’un « salaire de misère » ? Est-ce si « propre » ? Cette question n’intéresse visiblement pas le poète. Selon lui, nous devrions travailler uniquement pour travailler, parce que cela est « bien » en soi.
Mais de quel « Bien » s’agit-il ? Que sait Abd Al Malik du « Bien », exactement, pour le prêcher avec une telle assurance ? Fait-il référence à la vertuaristotélicienne ou à une quelconque « valeur travail »... ? Et si les conditions de travail sont intolérables ? Et si notre vie en devient cauchemardesque ? Est-ce toujours « faire le bien » que de se soumettre ainsi à l’ordre libéral ? Le travail peut être nécessaire – pour vivre ou survivre – et même dans certains cas épanouissant, enrichissant, mais quand il ne présente aucun intérêt, en quoi est-il toujours « bien » de travailler, qui plus est pour un « salaire de misère » ?
Par ailleurs, ce sont bien évidemment les hommes qui sont tenus de « ramener la bouffe à la baraque » pour nourrir leur « meuf enceinte » : drôle de répartition des tâches...
Et les bourgeois dans tout ça ? Abd Al Malik ne les oublie pas, mais curieusement, c’est cette partie de la population qui semble accumuler le moins de défauts. Là où les immigrés en prennent plein la gueule sur plusieurs paragraphes, les « bourgeois », eux, n’ont droit qu’à deux-trois lignes tout en nuances et circonvolutions :
« Mais t’as le bourgeois aussi, genre emprunté, mais attention je n’généralise pas, je dis pas que tous les bourgeois sont condescendants, paternalistes ou totalement imbus de leur personne, parce que ça, c’est pas du lourd... »
Il ne faut pas généraliser, donc. Curieusement, les immigrés n’ont pas bénéficié de cette excellente précaution méthodologique. Eux se sont, dans les couplets précédents, divisés clairement en deux camps : les bons et les mauvais – et ça, dans le genre généralisation, « c’est du lourd »…
Les bourgeois sont donc évoqués en une phrase alambiquée, avec anacoluthe, instabilité syntaxique traduisant ici les contorsions du poète voulant critiquer sans critiquer, dire du mal tout en disant du bien – bref : se soumettre en ayant l’air de se révolter... Le tout soutenu par une figure de correction :
« Attention, je ne dis pas que... »
En somme, les critiques qu’il formule, il ne les formule pas... La dimension critique reste donc pour le moins timide : pas de racisme, pas d’exploitation, pas de malhonnêteté, comme c’était le cas côté immigrés. Mais simplement certainsbourgeois qui n’acceptent pas de s’ouvrir complètement... La critique est à ce point timide que lorsqu’on s’attendrait à entendre enfin lâché le mot racisme , la phrase s’interrompt brusquement par une aposiopèse :
« Je veux juste dire qu’il y a des gens qui comprennent pas, qui croient qu’être français c’est une religion, une couleur de peau, ou l’épaisseur d’un portefeuille en croco. Ça c’est bête, c’est pas du lourd, c’est... »
Le silence qui suit est, involontairement, d’une remarquable éloquence : comment dire mieux le véritable interdit social qui pèse en France sur le mot racisme ? Comment dire mieux que, s’il est de bon ton de se déclarer, dans l’abstrait, farouchement antiraciste, il n’est en revanche pas question, dans une situation concrète, de traiter quiconque de raciste ? Comment mieux dire, plus exactement, que celui qui s’aventure à prononcer ce mot s’expose de manière quasi-systématique à l’incrédulité et l’amusement s’il est le témoin blanc de l ’acte raciste (« Du racisme ? Ah oui, vraiment ? Tu crois ? Oooh, non, c’est pas si simple ! »), et s’il en est la victime non-blanche, à une cinglante fin de non-recevoir (« Lui / elle, raciste ? Comment osez-vous ? ») ? Comment dire mieux, pour être plus précis, l’interdiction, pour celui ou celle qui subit le racisme, de simplement le dire, sous peine de se retrouver accusé à son tour – d’affabulation, de paranoïa ou d’auto-complaisance dans la « victimisation » ?
Enfin, comment dire mieux que par ce silence tout ce qu’il y a chez Abd Al Malik de renoncement, d’abdication, de pure et simple reddition face à l’oppresseur ?
Un Sganarelle nationaliste
« La France elle est belle, tu le sais en vrai, la France on l’aime, y’a qu’à voir quand on retourne au bled… »
Qu’on se le dise : les « bons » immigrés aiment particulièrement la France. Comme ses sources d’inspiration idéologique que sont sûrement Gallo, Finkielkraut et Bruckner, Abd Al Malik fait l’apologie de la France qu’il aime, qu’il exalte et semble bien mettre au-dessus de toutes les autres nations. Loin de n’être qu’un territoire ou une abstraction dont les fondements historiques pourraient s’analyser rationnellement, le poète nous invite, par une personnification un peu lourde, à la considérer comme une entité aimable, qu’on se doit d’aimer pour elle-même, de manière absolue et exclusive, quelles que ce soient les circonstances... Même si ses ancêtres ont peut-être maltraité les miens, même si elle peut aujourd’hui rendre nos vies cauchemardesques, nous nous devons de l’aimer toujours passionnément [19]... Et si nous ne sommes pas contents,
« Y’a qu’à voir quand on retourne au bled... »
Quel bled ? Celui de mes parents ? Mon bled, n’est-ce pas la France ? Je ne suis donc pas un Français comme les autres ? Que suis-je alors ? Un indigène ? Un allogène ? Merci de me renseigner.
Et que devrait prouver cette comparaison avec « le bled » ?
Là, encore, ça ne vous rappelle rien ?
Ceci, par exemple : l’invitation faite par le secrétaire d’État Azouz Begag aux jeunes de banlieue, pendant les émeutes de novembre 2005, à
« aller visiter leurs pays d’origine, pour voir ce que c’est que la véritable misère ».
Ou bien ce rappel à l’ordre adressé en septembre 2003 par le ministre Xavier Darcos à deux lycéennes musulmanes qui avaient commis cet insupportable affront de venir au lycée les cheveux couverts d’un foulard :
« Si l’on n’aime pas la République française, il faut aller ailleurs. »
Ou encore ceci :
« S’il y en a que cela gêne d’être en France, qu’ils ne se gênent pas pour quitter un pays qu’ils n’aiment pas ! »
(Nicolas Sarkozy)
Ou encore ceci :
« La France, on l’aime ou on la quitte. »
(Jean-Marie Le Pen)
Il est vrai qu’Abdel Malik n’est pas aussi brutal et explicite. Il se contente d’en appeler à l’évidence :
« Y’a qu’à voir »…
Mais y’a-qu’-à-voir quoi ? La France n’est-elle belle que par rapport à la laideur supposée des autres nations, ou plutôt de certaines d’entre elles – et pas n’importe lesquelles ? Le chauvinisme et le racisme s’affichent ici de manière de plus en plus « décomplexée ». La beauté de la France réside tout entière, si l’on écoute Abd Al Malik, dans la beauté de ses « visages qui s’entremêlent. ».
Pourquoi ? Les visages sont-ils tous laids en Afrique ? [20]
Soyons indulgents. Même s’il semble aimer la France par dessus tout, peut-être Abd Al Malik n’est-il tout simplement qu’un bon patriote... Mais pourquoi les immigrés et leurs enfants devraient-ils spécifiquement être de bons patriotes, alors que personne n’attend systématiquement ce sentiment d’un blanc ? [21] Cette attitude vis-à-vis des Indigènes était précisément celles des colonialistes,qui attendaient des Sénégalais et autres soldats Maghrébins plus de dévouement, d’abnégation et d’amour à défendre une nation qui les opprimait.
« Ensemble tout devient possible »
« Et quand t’insultes ce pays, quand t’insultes ton pays, en fait tu t’insultes toi-même. Il faut qu’on se lève, faut qu’on se batte dans l’ensemble, rien à faire de ces mecs qui disent "Vous jouez un rôle" ou "Vous rêvez", ces haineux qui disent "Vous allez vous réveiller", parce que si on est arrivé, si on est arrivé à faire front avec nos différences, sous une seule bannière, comme un seul peuple, comme un seul homme, ils diront quoi tous ? Que c’est du lourd. Du lourd. Un truc de malade ! »
Le texte ne se contente donc pas de désigner des « gentils » – ceux qui acceptent de travailler pour un salaire de misère sans rien dire, ramènent de l’argent propre à leur épouse et leur progéniture et, quelles que soent leurs difficultés, aiment toujours la France parce qu’ils pensent que c’est dans ce pays que les visages sont les plus beaux... Dans le même mouvement, il stigmatise (à la manière d’Arcady, c’est-à-dire en mêlant des comportements légitimes – qui ne peuvent être illégitimes que pour des racistes – à des éléments absolument et indiscutablement illégitimes) des ennemis de l’intérieur : ces étrangers qui ne veulent pas se soumettre au libéralisme, qui refusent de sombrer dans le nationalisme le plus niais – et qui sont forcément tous fainéants, nuisibles, sexistes, haineux et vendeurs de « ke-cra » [22]...
Patrick Bruel et Richard Berry, les deux héros d’Alexandre Arcady, formaient, comme l’indiquait le titre du film, une Union Sacrée, rendue nécessaire par une Croisade contre le Mal Absolu (un État arabe du Moyen-Orient qui tentait de détabiliser l’Occident). Pareillement, Abd Al Malik nous exhorte pratiquement à prendre les armes, cette fois-ci contre un ennemi intérieur. Son vocabulaire devient martial (« faut qu’on se batte », « faire front », « sous une seule bannière »...), le ton injonctif puis quasi prophétique, comparable à celui du célèbre « Ensemble tout devient possible » … de qui-vous-savez.
Dans la plus pure tradition de la prédication, le texte s’achève par une adresse directe à l’auditeur, interpellé d’abord à la seconde personne puis, lorsque la communion qu’il appelait de ses voeux s’est enfin réalisée (tous « sous la même bannière », « comme un seul homme »...), à la première personne du pluriel, avec un « on » (« on est arrivés à faire front ») opposé à un « ils » adverse (« Ils diront quoi, tous ? ») que le texte ne permet pas de renvoyer à d’autres qu’à :
« tous les autres », ceux qui se lèvent tard et qui « se grattent les bourses »
tous les « haineux », tous ceux qui « basculent dans le ressentiment », tous ceux qui, en objectant « Vous rêvez » ou « Vous jouez un rôle », affirment clairement leur refus de jouer le jeu de l’Union nationale.
Bref : ce sont bien ses frères immigrés ou descendants d’immigrés qu’Abd Al Malik désigne ici comme l’ennemi intérieur. Il s’agit, tout au long du texte, de convaincre,conscientiser et sensibiliser l’auditeur quant à l’existence d’un danger, et quant à la nécessité de le combattre, ce qui constitue l’une des fonctions légitimes de l’art (la fonction didactique, voire édifiante), mais le contenu du message, l’identité de l’ennemi et la nature du combat posent un immense problème :
Dans le tableau qui est fait de notre si « belle » France, où sont le chômage structurel, la déréglementation et la précarisation, la discrimination à l’embauche, le harcèlement policier, l’incarcération massive ?
Parmi « tous les autres » dont il faudrait se méfier, se défier et se défendre, où est le MEDEF ? Le Gouvernement ? Les Marchés financiers ? Les policiers violents ? Les patrons qui discriminent ? Les armées colonialistes ? Les politiciens véreux ? Les responsables politiques corrompus ?
Nulle part, et c’est tout le problème. Tout le discours d’Abd Al Malik repose au contraire sur l’opposition manichéenne entre une essence française immaculée, qui n’est qu’amour, gloire et beauté, et une altérité menaçante qui n’est ni économique, ni sociale, ni politique ou policière, mais uniquement éthico-ethnique – au sens où tout le mal qui ronge notre société est attribué à une dégénérescence morale (laisser-aller, paresse, ressentiment, haine) affectant un segment ethnique bien particulier de la population, ou du moins une large fraction de ce segment ethnique (« tous les autres », opposés à quelques individus singuliers : « ma mère », « le père de Majid »,« celui qui se bat pour faire le bien »...).
Et en quoi consiste exactement cette dégénérescence morale ? Dans le simple fait de ne pas toujours accepter sans bruit et sans « ressentiment » la vie cauchemardesque et les salaires de misère dont Abd Al Malik se fait le chantre ...
Cette rhétorique ne vous dit rien ?
Nous l’avons déjà relevé, tout au long de cette lecture : l’éloge de la « France qui se lève tôt » et qui « travaille plus pour gagner plus », le grand « Non à la repentance », l’invitation à « aimer la France » et à la servir, le mythe du « Ensemble tout devient possible », ce sont tous les mots d’ordres sarkozystes qui se trouvent condensés dans ce slam. Abd Al Malik ne fait ici rien d’autre que donner, de ces mots d’ordre, une traduction littérale dans cette langue simplette et simpliste qu’avec un profond dédain on assimile à la (bien plus riche et, pour le coup, bien plus diverse et variée) « langue des jeunes de banlieue ».
Abd Al Malik, « traducteur attitré du président Sarkozy auprès des populations indigènes » ?
« Le Fadela Amara du slam » ?
À ces référents déjà accablants, s’en ajoute malheureusement un autre, pour celles et ceux qui ont un peu de mémoire. Car enfin, la coïncidence est troublante : si l’on résume le mouvement général de « C’est du lourd », nous avons, dans l’ordre :
une apologie du travail, d’abord, valorisé abstraitement comme une vertu en soi (avec la dénonciation connexe de l’oisiveté comme mère de tous les vices et de toutes les misères) ;
puis une valorisation du modèle traditionnel de la famille, avec le mâle qui va travailler afin de rapporter de l’argent « propre » et ainsi nourrir sa femme enceinte ;
et enfin une glorification et une exaltation de la patrie, derrière laquelle tous sont sommés de s’unir, riches et pauvres, exploités et exploiteurs main dans la main.
Travail, Famille, Patrie… Du lourd, en effet.
Historiquement, politiquement, oui, sans conteste : c’est du lourd.
Et oui, assurément, ce « truc » – je veux dire cette assimilation intégrale de la francité la plus réactionnaire et raciste de la part d’un enfant d’immigré africain – est bel et bien, au sens littéral,
UN TRUC DE MALADE.
Notes
[1] Le rock (souvent chanté par des Blancs) n’est presque jamais, malgré ses origines anglo-saxonnes, considéré comme une musique étrangère : ses représentants, même lorsqu’ils sont d’origine populaire, ne sont jamais interrogés, et c’est fort heureux, sur les problèmes des périphéries des grandes villes ; on ne leur demande jamais de s’expliquer sur tel aspect de telle religion, sur telle partie de l’histoire de France, sur tel phénomène socio-culturel...Ce privilège est réservé aux seuls chanteurs immigrés (de pays anciennement colonisés bien sûr...) ainsi qu’à leurs enfants, même Français et ce, quelle que soient la langue et l’esthétique de leur art.
[2] Mes parents sont venus d’Algérie dans les années 70...
[3] Un élément esthétique objectif permettant de rattacher un chant à l’art oriental par exemple pourrait résider dans un type de rythme spécifique (qui sont tous répertoriés par des traditions musicologiques précises) ou dans un type de mélodie structurée autour de modes mélodiques précis (« maqqam » en arabe, tout aussi bien répertoriés et très bien connus des musiciens...) : évidemment une musique n’ayant pas ces caractéristiques ne saurait de ce seul fait être considérée comme inférieure : elle ne serait juste pas du tout orientale ; et en diffusant par exemple tel titre de Faudel caractéristique (d’un point de vue esthétique) de la variété occidentale, les médias ne diffusent donc pas du tout une chanson orientale...et ce malgré l’origine des parents de l’artiste ou la langue du texte qui ne peuvent en aucun cas être considérés comme des éléments esthétiques objectifs permettant de classer une musique...Je précise pour éviter tout malentendu que je suis aussi un grand amateur de chanson française de qualité et que si je sais distinguer une chanson maghrébine d’une soupe occidentale « orientalisante », je sais aussi apprécier les autres genres musicaux traditionnels ou hybrides.
[4] On a par ailleurs présenté comme emblématique de la réussite d’une certaine conception de l’intégration par la chanson, un certain duo (« Aïcha » de Khaled et Goldman) entre un « Blanc » et un « Arabe » chantant ensemble une chanson française, en français, à l’esthétique toute française (ce qui n’est certes pas un défaut, mais qui n’est pas non plus une qualité en soi) dont le seul caractère étranger résidait dans l’origine ethnique d’un des deux interprètes. En somme, « s’intégrer », pour un chanteur étranger, c’est tout simplement se transformer en chanteur de variété française...
[5] Un élément esthétique objectif permettant de rattacher un chant à l’art oriental par exemple pourrait résider dans un type de rythme spécifique (qui sont tous répertoriés par des traditions musicologiques précises) ou dans un type de mélodie structurée autour de modes mélodiques précis (« maqqam » en arabe, tout aussi bien répertoriés et très bien connus des musiciens...) : évidemment une musique n’ayant pas ces caractéristiques ne saurait de ce seul fait être considérée comme inférieure : elle ne serait juste pas du tout orientale ; et en diffusant par exemple tel titre de Faudel caractéristique (d’un point de vue esthétique) de la variété occidentale, les médias ne diffusent donc pas du tout une chanson orientale...et ce malgré l’origine des parents de l’artiste ou la langue du texte qui ne peuvent en aucun cas être considérés comme des éléments esthétiques objectifs permettant de classer une musique...Je précise pour éviter tout malentendu que je suis aussi un grand amateur de chanson française de qualité et que si je sais distinguer une chanson maghrébine d’une soupe occidentale « orientalisante », je sais aussi apprécier les autres genres musicaux traditionnels ou hybrides.
[6] Ce n’est donc pas moi qui rattache dans un même group et contre leur gré Abd Al Malik et Faudel – dont le genre musical est certes différent (bien qu’appartenant pareillement à la « variété française ») mais qui ont tout de même les particularités (suffisantes pour la plupart des journalistes) d’avoir à la fois des origines étrangères et d’être plus moins liés à ce qu’on considère comme la « culture de banlieue ».
[7] Le personnage du « bon arabe » est une caricature insupportable : un certain « Kada » employé subalterne dans un restaurant, que tout le monde appelle bien sûr par son prénom malgré son grand âge (ces gens-là n’ont-ils pas droit à la retraite ?), soumis, toujours la tête baissée, répondant constamment « oui-oui » à toutes les injonctions faites par ses patrons.
[8] Cette imagerie exclusive (nulle place dans ce film pour un « pratiquant gentil », qui refuserait d’être maltraité par ses patrons) contribue donc à forger une représentation figée de l’altérité musulmane : des « bons » (forcément « assimilés », et qui plus est, forcément par le bas) et des « mauvais » musulmans (pratiquants, et de ce fait forcément dangereux et sournois)
[9] Tel le héros de La Rose pourpre du Caire... Bel exemple de métalepse cauchemardesque...
[10] Grosso-modo : les musulmans et les jeunes « sauvageons » sont responsables de tous les maux de la société française...
[11] Sur le plateau de l’émission « On n’est pas couchés ».
[12] Et c’est sûrement pourquoi les médias ne diffusent jamais les oeuvres subversives d’artistes arabophones : notons à cet égard que l’éthique et l’esthétique des oeuvres artistiques sont très souvent liées ; et que la qualité du message et la forme qu’il emprunte sont évidemment solidaires : l’observation objective montre clairement que presque tous artistes subversifs, de Léo Ferré à Marcel Khalifa, en passant par le groupe La Rumeur qui ne bénéficient pas de la même promotion que celle dont bénéficient les Faudel et Abd Al Malik, produisent presque tous des oeuvres de bien meilleure qualité...
[13] Voici le texte intégral de ce morceau :
« Je m’souviens, maman qui nous a élevés toute seule, nous réveillait pour l’école quand on était gamins, elle écoutait la radio en beurrant notre pain, et puis après elle allait au travail dans le froid, la nuit, ça c’est du lourd. Ou le père de Majid qui a travaillé toutes ces années de ses mains, dehors, qu’il neige, qu’il vente, qu’il fasse soleil, sans jamais se plaindre, ça c’est du lourd. Et puis t’as tous ces gens qui sont venus en France parce qu’ils avaient un rêve et même si leur quotidien après il a plus ressemblé à un cauchemar, ils ont toujours su rester dignes , ils n’ont jamais basculé dans le ressentiment, ça c’est du lourd , c’est violent.
Et puis t’as tous les autres qui se lèvent comme ça, tard dans la journée, qui se grattent les bourses, je parle des deux, celles qui font référence aux thunes, du genre "la fin justifie les moyens" et celles qui font référence aux filles, celles avec lesquelles ils essaient de voir si y’a moyen, ça c’est pas du lourd. Les mecs qui jouent les chauds, zahma, devant les blocs, dealent un peu de coke, de temps en temps un peu de ke-cra (crack) et disent "je connais la vie moi monsieur !", alors qu’ils connaissent rien, ça c’est pas du lourd.
Moi je pense à celui qui se bat pour faire le bien, qu’a mis sa meuf enceinte, qui lui dit j’t’aime, je vais assumer, c’est rien, c’est bien, qui va taffer des fois même pour un salaire de misère, mais le loyer qu’il va payer, la bouffe qu’il va ramener à la baraque, frère, ça sera avec de l’argent honnête, avec de l’argent propre, ça c’est du lourd.
Je pense aussi à ces filles qu’on a regardé de travers parce qu’elles venaient de cités, qu’ont montré à coup de ténacité, de force, d’intelligence, d’indépendance, qu’elles pouvaient faire quelque chose de leur vie, qu’elles pouvaient faire ce qu’elles voulaient de leur vie, ça c’est du lourd.
Mais t’as le bourgeois aussi, genre emprunté, mais attention je n’généralise pas, je dis pas que tous les bourgeois sont condescendants, paternalistes ou totalement imbus de leur personne, je veux juste dire qu’il y a des gens qui comprennent pas, qui croient qu’être français c’est une religion, une couleur de peau, ou l’épaisseur d’un portefeuille en croco, ça c’est bête, c’est pas du lourd , c’est...
La France elle est belle, tu le sais en vrai, la France on l’aime, y’a qu’à voir quand on retourne au bled, la France elle est belle, regarde tous ces beaux visages qui s’entremêlent. Et quand t’insultes ce pays, quand t’insultes ton pays, en fait tu t’insultes toi-même, il faut qu’on se lève, faut qu’on se batte dans l’ensemble, rien à faire de ces mecs qui disent "vous jouez un rôle ou vous rêvez", ces haineux qui disent "vous allez vous réveiller", parce que si on est arrivé, si on est arrivé à faire front avec nos différences, sous une seule bannière, comme un seul peuple, comme un seul homme, ils diront quoi, tous ? Qu’c’est du lourd, du lourd. Un truc de malade… »
[14] Ou, sur un mode humoristique, dans ceux de Sergio Leone.
[15] On pourrait parler d’habitus – vu les grandes prétentions du texte, dressant une sorte de tableau social de la France.
[16] Les habits de la subversion, c’est aussi ceux du rap : genre musical urbain qui exprimait au départ la révolte des populations reléguées dans des espaces périphériques des grandes villes, dans les pays industrialisés, face aux injustice sociales ; tradition que tentent encore d’incarner certains groupes comme La Rumeur. Cf. J. Denis, « Rap domestiqué, rap révolté », Le Monde Diplomatique, Septembre 2008)
[17] Une « aberration », avait dit la présidente du MEDEF. En langue Abd Al Malikienne : « Le Code du Travail, c’est pas du lourd ».
[18] Pourquoi en effet devoir absolument se lever tôt quand on n’a rien à faire ? Pour aller travailler c’est entendu, parce qu’on aime ça, pourquoi pas ? Mais pourquoi serait-ce une vertu en soi (et le fait de se lever tard un vice) ? La réponse se trouve peut-être dans cette plaisanterie : « Le monde appartient à ceux dont les ouvriers se lèvent tôt... ». J’aimerais bien savoir à quelle heure exactement se réveillent les chanteurs à la mode pour oser nous faire la leçon jusque dans ce détail de la vie quotidienne, attitude caractéristique d’ailleurs des totalitarismes qui cherchent à s’immiscer dans ce genre de détails intimes).
[19] Je ne prône évidemment pas la haine envers mes semblables : mais je ne vois pas pourquoi des idéologies horribles ainsi que leurs défenseurs ne pourraient pas être haïs, même rationnellement (donc sans forcément en appeler à la violence physique). Pourquoi chercher ainsi à épargner des idéologies et leurs séides qui ont pourtant maintes fois prouvé leur pouvoir de nuisance ? Comment aimer le nazisme et les nazis ? Comment aimer le racisme et les racistes ? Le sexisme et les sexistes ? Le colonialisme et les colonialistes ? Le libéralisme et les libéraux ?
[20] Si des visages de Français peuvent en effet être très beaux, j’ai vu aussi en Afrique d’aussi beaux visages. Je ne crois pas qu’il existe de pays où les visages seraient plus beaux qu’ailleurs. Et je trouve même très bizarre qu’on puisse avoir de telles pensées.
[21] Il n’est évidemment pas souhaitable de détester particulièrement la France ; ce serait raciste. Mais pour qui s’intéresse un peu à l’histoire, il peut être problématique d’adhérer de manière trop irrationnelle à l’amour d’une Nation dominante qui ne subit pas d’agression particulière. Le nationalisme algérien pendant la guerre d’Algérie, des Palestiniens actuellement ou celui de la France révolutionnaire menacée par les monarchies européennes ne sont pas à mettre sur le même plan que celui des intellectuels antisémites des années 30 ; comme il ne serait d’ailleurs pas juste en mélangeant les époques, de confondre Lazare Carnot et Max Gallo...
En outre, on peut garder son esprit critique envers une notion, une abstraction qu’on pourrait chercher à comprendre sans amour mais sans haine non plus, et réserver ses sentiments amoureux à des êtres humains ou éventuellement à des oeuvres d’art... Personnellement, si je ne suis pas du tout nationaliste, j’aime quand même certains compatriotes français, certaines oeuvres artistiques françaises, certains plats, certains paysages... Mais il serait curieux de ne les aimer que parce qu’ils sont français... C’est d’ailleurs pourquoi je peux aussi aimer des Algériens.
Rappelons que Voltaire, l’idole de Philippe Val, a justement passé son temps à critiquer la France, les défauts de la société française – sûrement parce qu’il en aimait les qualités et n’avait pas la folie d’en aimer les défauts uniquement parce qu’ils étaient français...
Aimant par ailleurs énormément la littérature française, j’ai découvert avec plaisir que tous les écrivains n’étaient pas racistes. Encore mieux, ils ne sont pas tous nationalistes : il est donc possible d’aimer une partie de la culture de française sans forcément adhérer aux thèses nationalistes. Certains, comme les Surréalistes, étaient même engagés contre le racisme, le colonialisme et même le patriotisme – comme quoi on peut être Français, amoureux de la littérature française et ne pas aimer les nationalistes – à moins qu’un Eric Zemmour ne soit meilleur écrivain, meilleur amoureux de la littérature française – meilleur Français ? – qu’un André Breton ou un René Crevel :
« Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu’une autre, ce qui nous répugne c’est l’idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit. » (La Révolution d’abord et toujours, Manifeste surréaliste d’août 1925)
[22] C’est-à-dire de crack.
Collé à partir de <http://lmsi.net/Un-truc-de-malade>