Bientôt expropriés du patrimoine commun ?

26 janvier 2013 à 15:28

Les œuvres du domaine public ne sont pas un rebut, laissé pour compte dans les réserves des bibliothèques : il s’agit d’un patrimoine qui appartient à la communauté humaine universelle. Les bibliothèques, et en particulier les bibliothèques nationales, n’en sont pas les propriétaires, elles en sont les gardiennes. La numérisation porte la promesse de rendre ce patrimoine commun utilisable par tous, sans aucune contrainte portant sur son accès et son usage.

Or voici que la vogue des partenariats public-privé, dont l’inspection des finances vient de dénoncer l’inefficacité économique et le mauvais usage de l’argent public pour les hôpitaux ou palais de justice, s’empare de la numérisation du domaine public. Au lieu d’utiliser la part numérisation du grand emprunt pour enrichir le domaine public numérisé librement accessible et utilisable, l’ancien gouvernement avait alors fait le choix d’un usage systématique des partenariats public privé. Dès septembre 2011, l’un des signataires de cette tribune avait fait valoir à Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France que des partenariats incluant des clauses d’exploitation exclusive constitueraient une privatisation du domaine public. Robert Darnton, qui dirige la bibliothèque de Harvard et la Digital Public Library of America a exprimé également un rejet constant de l’idée de créer des droits de distribution exclusive sur les œuvres numérisées du domaine public. Tout le monde s’attendait à ce qu’une telle absurdité soit écartée par le nouveau gouvernement. De nombreux projets de mise à disposition libre des œuvres du domaine public soit par les bibliothèques, soit par des projets sociétaux comme l’Internet Archive, démontrent leur supériorité du point de vue culturel et économique. La charte Europeana du domaine public, élaborée par la bibliothèque numérique européenne dont Bruno Racine préside la fondation, exclut tout accord qui ne permettrait pas la mise à disposition libre et gratuite sur internet des œuvres.

Cela n’a pas empêché la BNF, le ministère de la culture et le Commissariat à l’investissement de signer le 15 janvier deux accords qui concèdent des droits d’exploitation commerciale exclusifs pour 10 ans à des acteurs privés. La signature de ces accords porte sur 70 000 livres anciens (jusqu’à 1700) et 200000 disques 78 et 33 tours. Ces collections font partie du cœur patrimonial de la Bibliothèque en matière d’imprimés et d’enregistrements sonores. Si le contenu détaillé des accords n’est pas public, deux choses sont certaines : sauf pour 5 % des livres anciens, le public sera privé de l’accès par internet aux documents numérisés de la bibliothèque jusqu’au terme de l’exclusivité, et les «clients» de l’exploitation commerciale seront des bibliothèques financées par l’argent public.

L’association de la BNF aux profits de cette expropriation de chacun ne nous rassure pas plus. Expropriation, c’est bien de cela qu’il s’agit : au nom d’économies illusoires et d’une idéologie selon laquelle seule l’appropriation permettrait le développement de l’économie culturelle, on dépossède (pour dix ans) chacun d’un patrimoine qui appartient à tous. Même la mission Lescure, peu suspecte d’opposition à l’exploitation privée, en conteste le principe dans son rapport d’étape.

Les associations de bibliothécaires et documentalistes en demandent avec nous l’annulation. L’enjeu symbolique est immense, mais l’enjeu pratique ne l’est pas moins. Dans un autre domaine d’importance stratégique, l’information géographique, alors que l’IGN vend ses informations pourtant financées par le public et tente de concurrencer Google avec son propre système, le projet libre OpenStreetMap fait la preuve de la supériorité de la collaboration sur la base des communs. Si le numérique compte pour un tiers de la croissance, c’est qu’on n’a pas laissé faire les doctrinaires de l’appropriation lorsqu’il s’est agi de définir les conditions d’usage du Web. Le privé en a profité autant que le public et le commun. Les deux accords de partenariat portant sur des œuvres de domaine public doivent être dénoncés. Sinon, nous les contesterons juridiquement, politiquement et par la construction d’alternatives concrètes préservant l’accès et l’usage libres par tous.

Article paru dans Libération du vendredi 25 janvier 2013

Par Philippe Aigrain, cofondateur de La Quadrature du Net

_ Mélanie Dulong de Rosnay, chercheuse à l’ISCC-CNRS et membre du CA de l’association internationale COMMUNIA

_ Daniel Bourrion, conservateur des bibliothèques

_ Lionel Maurel bibliothécaire, qui a rédigé une proposition de loi sur le domaine public

Philippe Aigrain, Lionel Maurel, Mélanie Dulong de Rosnay, Daniel Bourrion

 

Collé à partir de <http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2013/01/26/bientot-expropries-du-patrimoine-commun_951790>