samedi 13 décembre 2014
"Sédation terminale" et suicide assisté : hypocrisie et réalités
Qu'est-ce que la sédation terminale ? Qu'est-ce qu'elle met en jeu, moralement, médicalement, affectivement ?
L'annonce récente de la demande par le président de la République d'une loi sur la "sédation terminale" soulève beaucoup de questions. Ces questions, les médecins, éthiciens et citoyens belges les ont déjà posées, abordées et résolues : la Belgique dispose d'une loi très précise sur l'euthanasie. Voici le début de la description faite par François Damas, médecin belge intensiviste (réanimateur) qui a contribué activement à la rédaction, l'instauration et la supervision de la loi belge, dans son livre La mort choisie – comprendre l'euthanasie et ses enjeux. (Ed Madraga, 2014)
MW.
"La sédation en fin de vie, c’est l’administration au malade de médicaments sédatifs de manière à lui faire perdre conscience, afin de le soulager de souffrances réfractaires aux traitements conventionnels. Selon l’intensité de la sédation que l’on cherche à procurer au patient, on parle de sédation légère ou profonde, et de sédation continue ou intermittente. La sédation est plus ou moins profonde selon que le patient peut plus ou moins être réveillé par la stimulation. Une fois que le patient est « sédaté » suffisamment pour ne plus être éveillé par une stimulation forte ou douloureuse, on atteint, ne craignons pas de le nommer, le stade de coma médicamenteux. On recommande de doser le degré de sédation par le niveau du contrôle des souffrances. Ce n’est pas l’inconscience qui est recherchée en soi, mais bien le soulagement des souffrances, s’il le faut, jusqu’au coma. À ce stade, le patient a perdu la conscience et ne communique plus. Dans ce chapitre, seule nous intéresse la sédation profonde et continue administrée en fin de vie. Je n’envisagerai pas la sédation légère et intermittente, une pratique très répandue pour tous les actes un peu invasifs ou douloureux, ni la sédation profonde et continue, très répandue aussi en soins intensifs et en réanimation, que l’on utilise pour soigner les malades gravement atteints mais qui ne sont pas en fin de vie. Non : dans ce chapitre, il s’agit bien d’une sédation particulière, celle appliquée au terme de la vie d’un malade que l’on rend inconscient jusqu’à son décès.
Ce traitement a reçu diverses qualifications comme « sédation terminale » ou « sédation palliative ». Je préfère le terme « sédation en fin de vie » parce que le mot « terminal » pourrait donner à penser qu’elle est l’expression de l’intention de celui qui prescrit la sédation. L’expression « sédation palliative » se défend puisque elle est prescrite dans un contexte palliatif, mais tendrait à faire penser que sa prescription ne serait réservée qu’aux médecins palliativistes. La sédation en fin de vie est donc un mode de traitement pour un patient en souffrance majeure qui a atteint la phase terminale de sa maladie. Nous parlons ici de souffrances réfractaires face auxquelles les traitements conventionnels sont impuissants : ils sont incapables de les calmer, ou ils nécessitent un délai d’action bien trop long, ou ils n’agissent qu’aux prix d’effet secondaires bien trop lourds.
Pour rappel, les souffrances rencontrées par les malades en fin de vie ne se limitent pas à la douleur. Il y a bien d’autres sensations : étouffement et manque d’air, nausées, vomissements, hallucinations, délire, agitation extrême, convulsions. La sédation profonde et continue ne peut s’administrer que chez un patient dont l’espérance de survie ne dépasse plus les deux semaines et qui est donc clairement en phase terminale. Il a entamé sa dernière étape, de laquelle il ne sortira plus. Il n’y aura plus de retour en arrière possible. Faire perdre conscience au malade jusqu’à son décès est toutefois une décision grave, puisqu’à partir de ce moment, il ne pourra plus communiquer avec ses proches. Pour certains, ce sera comme s’il était déjà mort.
Pour d’autres, cette période de sédation, qui peut s’étendre de plusieurs heures à plusieurs jours, peut être mise à profit pour un dernier accompagnement. Mais pour d’autres encore, elle sera vécue comme une euthanasie lente, surtout quand la sédation s’accompagne d’un arrêt de l’alimentation et de l’hydratation. Le malade, plongé dans un tel coma médicamenteux, n’est plus capable de se nourrir et de s’hydrater. Faut‐il pallier cet arrêt par une administration artificielle alors que le malade est en train de mourir ? Pour beaucoup, l’alimentation, c’est la vie ; retirer l’alimentation, c’est donc retirer sciemment la vie au malade. Le raisonnement que l’on doit tenir est simple : c’est celui du confort du patient. La sédation est administrée pour soulager le malade et lui procurer enfin du confort, même s’il est inconscient. L’alimentation et l’hydratation participent‐t-elles au traitement de confort ? Si oui, il faut les continuer, si non, on peut les interrompre. On sait depuis longtemps que poursuivre une hydratation normale chez le patient en fin de vie est de nature à accroître son inconfort et ses difficultés, en particulier par augmentation de l’encombrement des voies respiratoires supérieures.
Mais si, pour certains, arrêter l’alimentation et l’hydratation relève de l’inadmissible, ils doivent se rendre compte qu’en réalité, le patient qui a atteint ce stade a déjà depuis longtemps cessé de manger et de boire. Forcer une alimentation, dans ce contexte de fin de vie imminente, s’apparente à de l’acharnement. Il faut donc être clair quand on prend une décision de sédation de fin de vie. Et de grandes questions se posent. Qui va décider d’une sédation ? Qui la mettra en pratique ? Qui surveillera et adaptera les quantités de médications à administrer ?
La sédation demeure une décision médicale. Mais plusieurs acteurs peuvent être à la source de cette décision. Le patient lui-même peut réclamer qu’on l’endorme parce qu’il n’en peut plus. Il est, sans aucun doute, la source la plus légitime. À mon sens, décider d’une sédation en fin de vie est aussi grave qu’accepter une demande d’euthanasie. Mais il relève du choix personnel du patient de préférer une sédation à une euthanasie, et ce choix doit être respecté. Le praticien doit seulement s’assurer que ce que désire le patient n’est pas justement une euthanasie. Car il doit prévenir son malade qu’une fois « sédaté », (c’est à dire en coma) il ne sera plus capable de la demander. Au cas où son souhait serait d’être euthanasié, il ne serait pas juste que le médecin propose une sédation plutôt qu’une euthanasie. Masquer une euthanasie que l’on ne veut pas faire par une sédation de fin de vie est alors un mensonge au patient et une faute médicale. Philippe Bataille, directeur à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, a publié un cas semblable dans son livre À la vie, à la mort, l’euthanasie, le grand malentendu. Il raconte le cas d’une personne atteinte d’un accident vasculaire cérébral responsable d’un syndrome de verrouillage (« locked‐in »), qui avait demandé une euthanasie et qui, contrairement à ses volontés, a été sédaté et est mort au vingtième jour de déshydratation." (…)
Une question non résolue
Comme le suggère clairement François Damas, la sédation ne résout pas la question centrale, à savoir celle de la liberté d'un individu et de la possibilité de mettre fin à sa vie sans souffrances pour lui, et de manière aussi peu traumatisante que possible pour ses proches.
Le suicide est un geste grave. Le moment auquel on décide de mettre fin à ses jours n'a pas la même signification selon qu'on est adolescent, jeune adulte, homme ou femme ayant déjà vécu plusieurs décennies. Elle n'a pas la même signification selon la manière dont on procède. Et, bien entendu, elle n'a pas la même signification selon les motivations - énoncées ou non - de la personne qui se suicide.
Il me semble cependant que la situation de maladie incurable ou terminale n'est pas du tout la même que celle d'un.e adolescent.e qui se pend dans sa chambre après avoir été harcelé pendant des mois par ses condisciples, ou celle d'un adulte souffrant de dépression mélancolique profonde. Dans ces cas-là, on est en droit de penser que si le harcèlement cesse, si la dépression est surmontée, la personne concernée ne chercherait pas à mourir : elle aurait pour perspective de vivre, et de vivre bien.
De même, comme les palliativistes britanniques qui ont commencé à l'écrire après-guerre, je suis de ceux qui pensent qu'une personne qui ne souffre pas n'a pas envie de mourir. Aussi, dans ma pratique, j'ai toujours obéi à la vieille maxime : "La douleur a raison contre le médecin." Lorsque quelqu'un souffrait physiquement ou moralement, je n'avais de cesse de trouver ce qui pouvait l'empêcher de souffrir et de lui permettre de se remettre à vivre.
Il n'en reste pas moins que parfois, ne plus souffrir et se remettre à vivre n'est pas possible. Parce qu'il n'y a pas de vie possible à l'horizon et qu'il ne reste plus que la souffrance, physique et/ou morale.
La sédation en fin de vie peut être une solution pour certaines personnes, et il ne faut certainement pas l'écarter. Elle n'est cependant pas un substitut à la mort médicalement assistée, à la mort choisie. Elle ne fait disparaître que la douleur physique, mais prolonge l'agonie du patient, la souffrance morale de la famille, les frustrations de l'équipe soignante.
Une position morale intenable
Dans une autre situation médicale, une sédation de ce type est impensable :
Qui trouverait acceptable d'annuler la douleur d'une fracture ouverte, mais d'attendre qu'elle se répare toute seule ? Qui trouverait acceptable de calmer les douleurs abdominales d'une appendicite, mais de ne pas l'opérer ?
En quoi serait-ce éthique - je veux dire : en quoi serait-ce moralement bon ?
J'entends ici l'objection numéro un des médecins : "Nous ne sommes pas là pour tuer, mais pour sauver des vies !!!"
Et cette position morale est intenable. D'abord, parce qu'elle ne correspond pas à la réalité : peu de médecins ont pour fonction (ou même l'occasion) de "sauver des vies", ils sont avant tout là pour soulager, et accompagner les patients dans leurs choix de vie.
Quant au "refus de tuer", c'est encore une fois placer la mort assistée sous la seule responsabilité du médecin. Or ce n'est pas au médecin, mais au patient - sauf instruction explicite de sa part - de décider de son sort (ou de choisir, s'il n'est pas conscient, qui décidera pour lui).
C'est le patient qui choisit de prendre ou non un traitement, de faire ou non pratiquer une vaccination, de subir ou non une intervention. C'est la même chose quand une femme ou un homme décident de procréer ou optent pour une ligature de trompe ou une vasectomie. C'est toujours le cas quand quelqu'un décide de se pendre ou d'avaler des comprimés : il ne demande pas l'autorisation du médecin avant de le faire. Aucune personne n'a besoin de l'autorisation d'un médecin pour décider de sa vie. Quelle vanité peut donc bien faire croire à tant de médecins que les individus ont besoin de leur autorisation pour mourir ?
Les patients atteints de maladie incurable ou terminale qui désirent mourir n'ont pas besoin de l'autorisation des médecins, ni même du soutien de tous les médecins ; ils ont besoin que les médecins qui décideront, librement, de les aider puissent le faire en toute transparence, légalement, sans ambiguïté, sans risque d'abus et surtout sans violence. Ils ont besoin d'être entendus comme des sujets, des personnes qui décident de leur vie, et non comme des individus infériorisés par la maladie et le statut de ceux qui ont fait le diagnostic et décidé le traitement.
Il est d'ailleurs caractéristique que la tolérance au suicide assisté augmente à mesure qu'on s'éloigne des pays de tradition catholique. Le catholicisme a toujours été extrêmement paternaliste : il a longtemps dicté à ses ouailles non seulement leurs actes mais aussi leurs pensées. Le protestantisme (et le judaïsme) ont plutôt pour posture que chacun est responsable de ses pensées et de ses actes. Lorsque les médecins cessent de croire (et d'affirmer) que leurs valeurs morales sont supérieures à celles des patients, alors la liberté de décision et le respect du choix des patients devient possible. C'est la norme éthique en Angleterre, aux Pays-Bas, en Scandinavie, au Canada. C'est loin de l'être en France ou en Italie.
Pourquoi légiférer le suicide assisté ?
D'abord, passons rapidement sur le terme : "suicide (médicalement) assisté". Je sais qu'il déplaît à certains - des deux côtés. Il a au moins le mérite de dire exactement de quoi il s'agit : une mort décidée par l'intéressé, assistée par le médecin. L'un procure les médicaments nécessaires, l'autre effectue (ou guide) leur administration. Si vous avez une meilleure expression à proposer, je vous en prie, faites-le.
Ensuite, et de manière plus cruciale : ce que nous disent les patients atteints de maladie incurable ou terminale (et le livre de François Damas contient de nombreux témoignages) c'est, tout simplement : "J'aimerais sortir de la vie au jour de mon choix, sans douleur pour moi, et en nous épargnant à ma famille et à moi, l'angoisse et l'horreur d'une mort violente ou d'une agonie interminable." C'est une requête légitime, que beaucoup de médecins, probablement, voudraient voir honorée pour eux-mêmes s'ils étaient dans cette situation. (Il est déjà établi que la plupart des médecins sont plus critiques que les patients quant aux espoirs que représentent certains nouveaux traitements ; et qu'ils appliquent à leurs patients en phase terminale des mesures de réanimation qu'ils refuseraient pour eux mêmes.)
Cette requête légitime, comment serait-il acceptable, moralement, de la refuser à autrui ? Comment les médecins qui se retranchent derrière le "Je ne suis pas là pour tuer" peuvent-ils penser, en toute innocence, que leur point de vue est le seul qui soit moralement valide - et qu'il annule le désir d'autres médecins d'assister les patients qui désirent mourir ? La "clause de conscience" des médecins opposés à l'avortement ne disqualifie pas la conscience de ceux qui la pratiquent. Il en irait de même pour le suicide assisté, s'il était dépénalisé et encadré par la loi.
Les malades qui n'en peuvent plus de vivre et désirent mourir ont besoin d'une loi qui non seulement respecte leur liberté mais disent très clairement que la mort est une décision personnelle beaucoup trop importante pour l'abandonner à certains médecins, à leurs valeurs et à leurs états d'âme. Ils ont besoin d'une loi qui reconnaisse cette liberté à tous, quel que soit son statut social.
Une situation profondément inégalitaire
En France aussi, l'euthanasie et le suicide assistés existent déjà, mais se pratiquent à la discrétion des médecins et plus facilement lorsque le patient fait partie d'un milieu favorisé : trouver un médecin bienveillant (ou accommodant), se procurer les médicaments adéquats, ça n'est pas très difficile quand on a les moyens. Et les médecins ne risquent pas grand-chose.
En France, les inégalités sociales en matière de santé sont flagrantes. Elles le sont dans tous les domaines du soin, ce qui veut dire que c'est la même chose en situation de maladie terminale ou incurable. Et beaucoup de médecins qui pourraient assister les patients démunis dans cette situation ne sont pas protégés et, de manière bien compréhensible, ne le font pas.
Quant aux institutions - des urgences au centre de cancérologie en passant par les services de long séjour et les unités de réanimation - tout dépend de la structure de l'unité concernée, de la qualité relationnelle de l'équipe, du caractère collégial ou dictatorial de sa direction. Bref, tout dépend de l'éthique des professionnels de santé à qui on a affaire !
Autrement dit, aujourd'hui comme hier, certains citoyens ont, face à cette décision cruciale, plus de liberté que les autres. Et les lois existantes (Loi Léonetti, Loi Kouchner sur les droits du patient) ne sont pas appliquées. En pratique, les patients ne sont pas écoutés.
Toute loi qui envisage de dépénaliser la sédation terminale sans permettre aussi le suicide assisté à tout citoyen ne fait que pérenniser la situation actuelle, dans laquelle le corps médical décide, souverainement, de la manière dont on agonise ou meurt.
Une loi qui avalise cet état des choses est donc, purement et simplement, hypocrite et inique.
Martin Winckler/Dr Marc Zaffran
Collé à partir de <http://ecoledessoignants.blogspot.ca/2014/12/sedation-terminale-et-suicide-assiste.html>