Bureaucratie,
sexisme, élitisme: Wikipédia contribue à sa
perte
David
Auerbach
Traduit
par Yann
Champion
20.01.2015

L’encyclopédie
participative en ligne est géniale, mais son fonctionnement
pourrait finir par signer sa fin.
Wikipédia
est
à la fois un paradoxe et un miracle –une encyclopédie
libre et collaborative devenue la destination par défaut pour
toutes les informations non essentielles.
Le
fait qu’elle ait survécu près de 15 ans et
reste en tête des résultats de Google pour de nombreuses
recherches ne fait que témoigner du talent visionnaire de son
fondateur, Jimmy
Wales, et de la dévotion de ses dizaines de milliers de
contributeurs volontaires.
Le
cas du Gender Gap Task Force
Pourtant,
sous ses abords sereins, le site peut non seulement s’avérer
aussi vil et malsain que 4chan, mais aussi d’une
complexité bureaucratique digne d’un roman de Kafka.
Et il peut être particulièrement machiste.
Début
décembre 2014, la plus haute juridiction de Wikipédia,
le comité d’arbitrage, qui se compose de douze
volontaires élus pour un mandat de un à deux ans, a
rendu une décision dans une affaire controversée en
rapport avec la Gender
Gap Task Force du site, qui a pour but de faire passer la
participation des femmes à Wikipédia de ses 10% actuels
à 25% d’ici la fin 2015.
Le
débat, qui ne cessait de s’envenimer depuis au moins
18 mois, voyait s’opposer avec hostilité plusieurs
contributeurs de longue date. Au final, la seule femme impliquée,
la féministe libertarienne Carol
Moore, qui était en faveur de la Gender Task Force, fut
bannie de Wikipédia pour avoir proféré des
commentaires impolis envers un groupe de contributeurs hommes,
qu’elle a même surnommés à un moment «le
gang de Manchester et leurs mignons».
En
comparaison, ses deux principaux adversaires n’ont eu droit
qu’à une petite tape sur les doigts.
L’un
d’eux était le très productif, mais très
hostile, Eric «Fuck
Wikipedia» Corbett, déjà bien connu
pour ses impolitesses, qui avait qualifié la Gender Task
Force d’être une «croisade
féministe…
visant
à se débarrasser des contributeurs masculins»
et avait qualifié Moore de «chieuse»,
entre autres politesses. Il a reçu pour cela une énième
«interdiction»
de proférer des propos injurieux.
L’autre
collaborateur était Sitush,
qui avait reproché à plusieurs reprises à Moore
d’être «obsédée
par son projet anti-hommes»,
puis avait décidé d’écrire sa
biographie sur Wikipédia. Il s’en est tiré
avec un simple «avertissement».
Le
comité d’arbitrage ayant décidé de bannir
uniquement la seule femme impliquée dans la dispute, alors que
son comportement n’était pas pire que celui des hommes,
il est difficile de ne pas y voir un pas en arrière de
Wikipédia dans ses efforts pour réduire l’inégalité
des sexes flagrante qui y règne (à la suite de la
décision, plusieurs contributeurs ont annoncé leur
intention de démissionner en signe de protestation.) En
outre, cela reflète les défis auxquels Wikipédia
doit faire face à l’heure où l’encyclopédie
tente de maintenir et d’améliorer sa force éditoriale,
ainsi que la qualité de ses contenus.
«L’encyclopédie
que vous pouvez améliorer» risque de devenir, pour
reprendre les mots du chercheur en informatique Aaron
Halfaker «l’encyclopédie
que vous pouvez améliorer pour peu que vous en compreniez les
normes, que vous sachiez vous faire aimer, que vous esquiviez le mur
impersonnel des rejets semi-automatiques et que vous soyez encore
prêt, malgré tout cela, à y consacrer votre temps
et votre énergie».
Une
élite bornée de vieux habitués, des freins à
l’entrée, un ratio de neuf contributeurs hommes pour une
femme… ce sont autant de signes qui montrent que Wikipédia
pourrait bien être en train de partir à la dérive.
Wikipédia étant un projet sans précédent,
on peut facilement mettre cela sur le compte de l’inattention,
mais c’est précisément pour cette raison que
l’encyclopédie fait face à des dangers inattendus
auxquels il ne sera pas facile de trouver de solution.
Une
expérience d’anarchie maîtrisée
Je
me suis récemment lancé dans le monde sauvage et confus
de l’édition d’articles sur Wikipédia, ce
qui m’a permis de constater à quel point il s’agit
d’un environnement pour le moins spécial.
L’édition
controversée d’une page m’avait attribué
des opinions qui n’ont jamais été les miennes. Et
lorsque j’ai tenté de rectifier les erreurs, plusieurs
contributeurs récalcitrants m’ont attaqué,
jusqu’à ce que Jimmy Wales en personne n’intervienne
et que des contributeurs plus sains d’esprit ne l’emportent
et corrigent l’erreur (je les en remercie, d’ailleurs.)
Il s’est avéré que j’étais tombé
sur un groupe de ce que certains administrateurs de Wikipédia
qualifient d'«inbloquables
»,
un type de contributeurs assez agaçants, qui peuvent tout se
permettre parce qu’ils disposent d’une sorte de fan-club
au sein de Wikipédia, si bien que toute remarque négative
émise à leur encontre génère
systématiquement une vague d’hostilité.
Certes,
mon expérience a sans doute été bien pire que
celle de la plupart des utilisateurs, mais, néanmoins,
Wikipédia reste un univers peu accueillant pour les nouveaux
venus.
A
l’inverse de l’écrasante majorité des sites
Internet d’importance, Wikipédia est vraiment une
expérience d’anarchie maîtrisée. Sa force
et sa faiblesse résident grandement dans son absence
d’autorité centrale, dans le fait que personne ne soit
vraiment aux commandes.
En
théorie, tous les contributeurs jouent à armes égales
et seuls 1.400 administrateurs environ ont le pouvoir de les
sanctionner ou de les bloquer (le comité d’arbitrage,
surchargé, est réservé aux cas de désaccords
extrêmes). Le mode de gouvernance actuel de Wikipédia
est une anarchie légaliste, dans laquelle des règles
compliquées, auxquelles il est fréquemment fait
référence par d’obscurs acronymes de type NPOV…
ou même IAR (ignore all rules: ignorez toutes les règles),
sont soigneusement choisies par les contributeurs expérimentés
afin de prendre l’ascendant dans les débats.
Je
n’exagère pas quand je dis que, de ma vie, je n’ai
jamais rien vu qui ressemble tant au Procès
de Kafka, avec des contributeurs et des administrateurs donnant des
conseils confus et contradictoires, des plaintes revenant en pleine
figure du plaignant, alors exposé à des sanctions
disciplinaires pour s’être plaint, le tout avec des
critères appliqués au petit bonheur la chance. Durant
le peu de temps que j’y ai passé, j’ai vu à
plusieurs reprises des contributeurs vouloir régler des
conflits à grands coups d’acronymes, pour finalement
retourner leur veste et déclarer qu’il fallait «ignorer
toutes les règles» dès lors que ces mêmes
règles étaient utilisées contre eux.
Le
but principal de Wikipédia est d’atteindre la très
vénérée neutralité du point de vue (NPdV
pour les habitués), ce qui signifie qu’un article doit
refléter avec impartialité les opinions de sources
fiables (SF) sur un sujet donné, en fonction de leur
importance.

Capture
d'écran de l'onglet Discussion
de la page Ségolène Royal, une des plus consultées
et controversées
Dans
la pratique, cela veut tout dire et son contraire. Dans le meilleur
des cas, qui arrive assez souvent, des débats animés
dans la page «Discussion» d’un article finissent
par donner lieu à d’interminables négociations et
au «raffinement» de l’article jusqu’à
ce qu’il soit vraiment de bonne qualité.
Les
contributeurs capables d’œuvrer tranquillement à
la poursuite de cet idéal du «consensus» peuvent
transformer l’édition d’un article de Wikipédia
en une magnifique expérience très productive.
Mais
dans d’autres cas, cela peut aboutir à l’une des
innombrables «guerres d’édition», dans
lesquelles des groupes de contributeurs impétueux se
rassemblent en factions opposées, qui se battent pour obtenir
que la page affichée soit leur version et surtout pas celle
des autres –«consensus» généralement
obtenu non par impartialité, mais à l’usure, en
épuisant son adversaire.
Dans
son livre Common
Knowledge?: An Ethnography of Wikipedia,
Dariusz Jemielniak, contributeur et administrateur de longue date de
Wikipédia, relate l’une des plus épiques guerres
d’édition de tous les temps, à savoir un débat
tendu et inextricable pour savoir comment écrire le nom de la
ville polonaise de Gdansk (que l’on appelle aussi parfois
Danzig), qui dura quatre ans avant qu’un énorme vote y
mette un terme, mais sans qu’aucun réel consensus ne
soit jamais atteint. Un autre long débat a eu lieu ensuite sur
la manière de nommer (et d’indexer) Chelsea
Manning.
Si
Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia actuellement à la
tête de la Wikimedia Foundation (l’organisation à
but non lucratif en charge de récolter des fonds pour le
site), a encore une certaine emprise sur la communauté des
contributeurs, il a depuis longtemps renoncé à ses
pouvoirs officiels sur Wikipédia, à la suite d'un
mécontentement des utilisateurs face à des décisions
qu’il avait prises de manière unilatérale.
Les
inconvénients de la loi, sans ses avantages
Par
conséquent, son prestige ne lui permet plus d’exercer
qu’une sorte de soft power sur Wikipédia, comme
lorsqu’il a soulevé la question des romancières
américaines (qui avaient été retirées de
la catégorie «romanciers américains» pour
être reléguées dans une catégorie «Femmes
romancières américaines»),
après un
article
du New York Times. Le problème fut traité, mais non
sans rancœur: Wales se trouve dans la position difficile
d’avoir à trouver des fonds pour un projet sur lequel il
n’a, au mieux, qu’un contrôle limité. Si
Wales lui-même semble aspirer à une attitude
véritablement neutre et discrète envers Wikipédia
et son autonomie, certains contributeurs sont contrariés par
toute manifestation de son influence, aussi modeste soit-elle (ce qui
a conduit certains volontaires comme Corbett à affirmer le
plus librement du monde que «Wales
est un connard
malhonnête de
la pire espèce»
ou Sitush à fulminer contre «l’arrogante
et incompétente Wikimedia Foundation»,
sans que cela ne prête vraiment à conséquence).
Les
utilisateurs de Wikipédia font collectivement office de
pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Rien
n’étant prévu pour assurer l’impartialité
des administrateurs (les administrateurs ne perdent presque jamais
leurs privilèges), leurs actions font généralement
autorité, qu’elles soient justes ou non.
Le
problème est qu’en l’absence d’une autorité
judiciaire centrale, la loi sans l’équité régie
par cette même loi vous en donne tous les inconvénients
(bureaucratie, légalisme) sans les avantages (justice,
impartialité). Les administrateurs sont censés faire
preuve de retenue et exercer leur rôle de façon à
faire apparaître le «consensus» résultant
des discussions entre les différentes parties, mais ce
«consensus» n’étant que très
vaguement défini, leur champ de manœuvre est plutôt
large.
Dans
la pratique, les administrateurs ont tendance à protéger
les contributeurs qu’ils connaissent et ceux avec lesquels ils
sont d’accord, et à corriger ceux qu’ils ne
connaissent pas et qui ne partagent pas leurs idées. Ce n’est
pas nécessairement mal, c’est juste une conséquence
inévitable de la nature humaine.
Accuser
Wikipédia d’être biaisé politiquement est,
à mon avis, injuste: il n’y a pas d’idéologie
dominante sur le site, mais plusieurs idéologies très
variables, émanant de divers groupes de contributeurs et
d’administrateurs.
L'objectif:
garder les contributeurs
Le
problème vient plutôt du fait que les administrateurs et
les contributeurs de la première heure ont développé
une forme d’esprit de clocher: ils considèrent ainsi les
nouveaux contributeurs comme de dangereux intrus risquant d’anéantir
leur belle encyclopédie, ce qui les incite à les
contredire, voire à les persécuter.
Cette
attitude vient du fait que certains de ces nouveaux venus sont
effectivement des trolls, des militants, des pirates payés ou
des incompétents. La plupart, toutefois, ne sont pas dangereux
et fuient Wikipédia à toutes jambes après avoir
été mal accueillis. Il n’est pas rare d’accuser
un nouveau contributeur d’être un «compte
à objet unique»,
centré sur un sujet particulier et qui ne fait pas preuve de
neutralité. Bien entendu, la plupart des nouveaux arrivants
ayant l’air, au départ, de comptes à objet
unique, le terme est régulièrement utilisé pour
décrédibiliser les nouveaux arrivants.
«Beaucoup
de nouveaux contributeurs se font malmener ou dénigrer sans
raison valable,
m’a dit Jemielniak. Les
membres de Wikipédia sont habitués aux trolls. Ça
leur fait perdre toute sensibilité.»
Wikipedia.fr
Selon
les
statistiques
fournies par Wikipedia.fr, au 20 janvier 2015, l'encyclopédie
comptait 2.081.400 comptes utilisateurs, dont 15.363 contributeurs
actifs c'est-à-dire ayant fait au moins une modification dans
les 30 derniers jours. Parmi ceux-ci près de
5.000 contributeurs avaient fait au moins 5 modifications et
près de 800 avaient fait au moins 100 modifications sur la
même période.
Cela
donne un début d’explication à la difficulté
qu’a Wikipédia à recruter de nouveaux
contributeurs et permet de comprendre pourquoi ce sont les
contributeurs les plus bornés et implacables qui restent.
Malheureusement, le nombre de contributeurs anciens et productifs en
langue anglaise n’ayant cessé de chuter au fil des ans
pour atteindre 31.000
en 2013, soit presque deux fois moins qu’en 2007, le problème
devient de plus en plus inquiétant.
Cette
baisse accentue la pression sur Wikipedia qui cherche à
conserver ses contributeurs les plus anciens, même s’ils
sont incroyablement acerbes, ce qui renforce l’esprit de
clocher dont l’entreprise souffre.
Cette
attitude se reflète également dans l’indifférence
générale, voire l’hostilité, des membres
actifs de Wikipédia envers l’opinion extérieure.
Jemielniak écrit que «la
confiance qu’accorde Wikipédia à la
réglementation normative interne exacerbe naturellement la
tendance des membres à rejeter toutes les formes de validation
externe»,
ou comme il me l’a dit:
«Les
membres actifs de Wikipédia sont allergiques à toute
forme de contrôle.»
L’affaire
du Gender Gap Task Force prouve que tant que le comité
d’arbitrage ne considèrera pas que son jugement met les
femmes à l’écart et nuit à l’image
de Wikipédia, personne ne pourra le forcer à agir.
Reste
toujours le problème de la qualité inconstante des
contenus. Etant donné l’anarchie qui règne, il
est étonnant que la qualité des articles doive
atteindre le plus haut niveau possible, même s’ils ne
sont pas toujours fiables. C’est la nature même de ce
monstre qui rend le contrôle qualité incohérent.
Récemment,
une page de qualité acceptable et relativement neutre sur le
«marxisme
culturel»,
qui retraçait l’histoire de la théorie critique
marxiste, de György Lukács à Theodor W. Adorno et
à Frederic Jameson, a tout bonnement disparu grâce aux
efforts d’un seul contributeur. Plutôt que d’intégrer
cet article au sujet moins vaste, mais plus approfondi, «Théorie
critique»,
le contributeur a remplacé la page par une autre sur la
«Théorie
du complot de l’école de Francfort»,
qui revient sans cesse, de manière obsessive et quelque peu
offensante, sur la présence de juifs dans ces écoles de
pensée, ainsi que sur les théories du complot
antisémites et très douteuses qui les entourent (on
ignore les raisons pour lesquelles le contributeur s’est
appesanti sur ces théories hors sujet au lieu de traiter des
penseurs eux-mêmes, mais les modifications sont pour le moins
déconcertantes). Après des plaintes, Jimmy Wales a
restauré la page d’origine et a demandé à
ce que les débats sur ces changements importants et soudains
se poursuivent pendant une semaine, ce qui a provoqué le
mécontentement des contributeurs qui soutenaient ces
modifications. L’issue du débat a été
moins déterminée par la vérité que par
l’obstination et la relative popularité des
contributeurs et des administrateurs qui les soutenaient.
Patience,
idéalisme, circonspection
En
dépit de tout cela, Wikipédia reste un projet important
et novateur, précisément parce qu’il a tenté
(et réussi à bien des égards) quelque chose qui
n’avait jamais été fait auparavant.
Peu
de personnes lisent l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert aujourd’hui, mais sa portée n’en
a pas moins été incommensurable. La question n’est
donc pas de savoir si l’expérience est digne d’intérêt
(car elle l’est), mais de savoir si la communauté de
Wikipédia saura prendre les mesures nécessaires pour
propulser l’encyclopédie dans l’avenir ou si cette
expérience si particulière est en train d’arriver
à son terme.
Durant
le peu de temps que j’ai passé au sein de cette
communauté, j’ai rencontré un certain nombre de
contributeurs d’une patience, d’un idéalisme et
d’une circonspection incroyables, parmi lesquels Jemielniak,
mais leur voix était trop souvent noyée par des voix
bien moins aimables.
Wikipédia
peut nous apprendre beaucoup de choses sur la gouvernance d’Internet
et sur la construction d’un recueil collectif de connaissances.
En définitive, c’est aux contributeurs du site de
choisir s’ils souhaitent en finir avec leur esprit de clocher,
s’ils veulent attirer plus de contributeurs extérieurs,
s’ils veulent écouter les opinions plus modérées
et réfléchies de leur communauté, et peut-être
même d’envisager la possibilité qu’ils
puissent parfois avoir tort. Il en va sans doute de l’avenir de
Wikipédia.
David
Auerbach
Collé
à partir de <http://www.slate.fr/story/96963/wikipedia>