Bertrand Bonello : “Je ne voulais pas d’une imitation de Saint Laurent”

02/10/2014

Bertrand Bonello à Cannes avec Gaspard Ulliel et Léa Seydoux (Yves Herman/Reuters)

Bertrand Bonello transforme un dieu de la mode en mythe de cinéma. Rencontre avec un cinéaste dans la plénitude de son art.

La voici enfin cette version “non autorisée” de la vie d’Yves Saint Laurent, neuf mois après celle de Jalil Lespert. Aujourd’hui, les malentendus avec Pierre Bergé sont loin. On ne peut que s’en réjouir tant le film de Bertrand Bonello, découvert avec ravissement en mai dernier à Cannes où il était en compétition, est le meilleur des deux.

Parce qu’il évite les clichés, parce qu’il évoque avec une force d’inspiration extraordinaire la période fascinante où la mode est entrée dans l’ère moderne, parce qu’il donne vie et incarnation à un génie tout en préservant sa part de mythe.

Saint Laurent est votre premier film de commande ?

Bertrand Bonello – En réalité, c’est une fausse commande puisqu’il n’y avait pas de scénario. On ne m’a donné que le nom de Saint Laurent. Rien n’était écrit, tout était à faire. Mais il est vrai que c’est la première fois qu’on me propose un film. Dans un marché qui est plus gros que le mien d’habitude. Mais mon idée n’est pas de faire des films de plus en plus chers ou de plus en plus gros. C’est un “accident”, un hasard qui tombait sur un sujet et une époque qui m’intéressaient.

Comment avez-vous procédé ?

J’avais lu des biographies, celle d’Alicia Drake notamment, Beautiful People, et j’en ai lu d’autres, avec mon scénariste. Le premier travail était de tailler. On ne peut pas tout traiter. Ce qui m’intéresse chez Saint Laurent, c’est d’abord l’époque. La mode en tant que telle m’intéressait sans me passionner. Là, je me suis passionné pour ce qui se déroule derrière : les couturières, l’économie… Ensuite, le sujet embrasse plein de thèmes qui me touchent : la création, l’art et l’économie – un thème qui est très proche de nous, cinéastes –, et puis ce que ça coûte à un créateur de créer, ce rapport entre la créativité et la dépression.

On peut revenir deux minutes sur les problèmes que les producteurs et vous avez rencontrés avec Pierre Bergé quand il est apparu que le Yves Saint Laurent de Jalil Lespert était en train de naître avec son soutien ?

Ce sont des problèmes qui appartiennent au passé. Pour être clair, on n’était plus sûrs de faire le film. Il y a eu un malentendu, qui s’est envenimé puis s’est apaisé. Au final, les deux films se font et prennent leur place. Je n’ai pas vu celui de Jalil Lespert mais je crois savoir que les deux films sont très différents, donc complémentaires. Filmer une personnalité qui a existé est pratique, comme je vous l’expliquais, mais dans la mesure où l’on peut se débarrasser du réel. Il faut savoir mentir, s’approprier les choses. Alors oui, ça a été compliqué avec Pierre Bergé, parce qu’il aurait voulu qu’on passe par lui. Moi, j’ai toujours tenu à être libre sur ma vision des choses. Alors que je ne voulais pas du tout faire un film contre Pierre Bergé.

Et puis ce conflit a entraîné un problème économique : le marché français est fragilisé. L’argent s’est un peu partagé entre les deux films. Pour moi, ça a quasiment été un soulagement. Venant d’un cinéma plus pauvre, j’avais un peu peur d’avoir trop d’argent. J’ai presque eu l’impression de gagner en liberté.

C’est compliqué de construire un personnage qui a existé. Il faut trouver un équilibre entre un personnage et une incarnation. Je ne voulais pas d’une imitation de Saint Laurent”

Pour quelles raisons avez-vous choisi Gaspard Ulliel pour interpréter Saint Laurent ?

Tout le monde me disait de prendre Gaspard. C’est vrai qu’il y a une ressemblance très claire entre lui et Saint Laurent. Mais cela me rebutait. C’était trop évident. J’avais très peur du côté “bal des sosies” – c’est notamment pour cela que Deneuve ou Lagerfeld ne sont pas représentés dans le film, par exemple. On s’est rencontrés, Gaspard et moi, et on a fait des séances de travail. J’ai aussi fait des essais avec vingt autres acteurs et il m’est apparu évident que ce devait être lui. A la fois sur le jeu et sur le fait qu’on pouvait travailler ensemble – et c’est plus important pour moi que le jeu.

C’est compliqué de construire un personnage qui a existé. Il faut trouver un équilibre entre un personnage et une incarnation. Je ne voulais pas d’une imitation de Saint Laurent. Qu’on cache la cicatrice d’Ulliel sur sa joue, par exemple. J’ai banni du tournage toute idée de prothèse. Alors, oui, les personnages ont les coiffures ou les vêtements de l’époque mais c’est tout. J’ai senti qu’avec Gaspard on pourrait faire ce chemin et le trouver. Et à un moment, j’ai tout simplement eu un désir de le filmer. Quand Catherine Deneuve a vu le film, elle en est sortie bouleversée parce qu’elle a eu l’impression de revoir Yves. Or nous n’avons absolument rien fait pour pousser la ressemblance entre Helmut Berger et Yves. C’est Helmut Berger, pas Yves Saint Laurent. On lui a juste mis un costume et des lunettes.

Gaspard Ulliel parvient à rendre le personnage de Saint Laurent, au fond pas très sympathique, émouvant ou…

Humain, dans son côté “monstrueux”, oui, son côté diva ! Dès le début de mon travail, je me suis demandé : “Mais comment va-t-on réussir à accrocher le spectateur ?” C’est un type né dans une famille riche, il est très aimé. A 17 ans il obtient un premier prix de mode, il est couturier vedette chez Dior à 20 ans, à 22 il a sa propre maison, à 27 ans c’est une star… Et une diva capricieuse ! (rires) Sa vie peut apparaître peu trop belle pour le commun des mortels. Dans les biopics de gens célèbres, il y a toujours un traumatisme. Là, non. Ou très peu. Ce côté diva me plaisait mais c’était un peu compliqué à manier. Le truc que j’ai trouvé pour éviter un rejet du personnage par le spectateur, c’est l’empathie : “OK, il a peut-être tout pour lui mais je comprends que c’est dur.” Gaspard apporte ça.

Une petite main qui vient de lui confier qu’elle doit avorter. Mais dès qu’elle est partie, il dit à l’un des chefs d’atelier : “Je ne veux plus jamais la voir.”

C’est une scène inventée. Dans les idées théoriques, génériques, ce que j’appelle les “idées Wikipédia” sur Saint Laurent, il y a toujours “Saint Laurent et la Femme”. Je me disais : la femme selon Saint Laurent est quand même une idée de femme. Alors je voulais le confronter à une femme avec un corps, dans son côté organique, par exemple une femme enceinte. C’est une scène dure, qui ne le rend pas sympathique, mais elle me paraissait essentielle pour avoir un contrepoint sur ce génie.

Saint Laurent et Bergé formaient une sorte de monstre à deux têtes – monstre au sens noble, une fois de plus. Il y avait de la force et de la faiblesse qui circulaient entre eux constamment”

On retrouve ça dans la représentation de Pierre Bergé. Au départ, on ne voit que le financier. Saint Laurent ne cesse de dire qu’il ne pense qu’au fric, il le raille avec une certaine cruauté. Et puis d’un coup, il y a cette longue scène où l’on voit Bergé négocier avec des financiers américains, et on se dit : “Mais ce type est aussi génial que Saint Laurent, dans son domaine.”

Cette scène dure huit minutes vingt – je le sais parce que je me suis bagarré pour la garder (rires) ! J’ai mis huit ou neuf jours à l’écrire. Au début, il y avait une version du scénario où l’économie était un peu partout dans le film. Et puis je me suis dit : “Ça fait un peu didactique.” Alors j’ai pensé à tout rassembler : le passé, le présent et le futur économique d’Yves Saint Laurent sur une vraie scène de négociations, et j’avais envie que la scène ait une vraie forme de technicité. Avec un enjeu simple, pour que le spectateur ne soit pas perdu, mais qu’en revanche il se dise : “Je ne comprends pas tout, mais eux, ils sont forts.” Je n’avais pas du tout envie de faire un film où Bergé serait un économiste dur et Saint Laurent un génial créateur fragile. Ils formaient une sorte de monstre à deux têtes – monstre au sens noble, une fois de plus. Il y avait de la force et de la faiblesse qui circulaient entre eux constamment. Ce n’est pas si simple que ça.

Filmer la mode, ça pose des questions de mise en scène, évidemment…

C’était une de mes grandes questions. On a monté un atelier pour refabriquer les collections, donc je voyais nos couturières travailler et c’était magnifique. On a beau être en 2014, un ourlet se fait à la main. Tous ces plans auraient pu durer plus longtemps, je les aime beaucoup. Ce qui m’intéressait, c’était de savoir comment du trait de crayon on arrive au défilé. Le plus difficile, ça a été la fin, le défilé final. Parce qu’on est habitués à voir les défilés de manière très vulgarisée. Comment faire une scène de défilé “cinématographique” ? J’ai trouvé très tard l’idée de faire un split-screen. Pour donner l’impression d’une forêt de couleurs, une sorte d’opéra, ce qui était l’essence de ce fameux défilé de 1976 que Saint Laurent considérait comme sa collection la plus “artiste”. En plus, on a calqué le split-screen sur des tableaux de Mondrian de manière très précise, afin de rappeler la collection Mondrian de Saint Laurent. Voilà. Ce sont des associations d’idées et de sens.

Quel est votre diagnostic de cinéaste sur Saint Laurent ? Pensez-vous que son travail l’a poussé vers l’autodestruction ou est-ce le contraire ?

Je ne sais pas. Pierre Bergé a dit un jour : “Yves est né avec une dépression nerveuse.” Moi, je crois à la théorie des Anciens sur la mélancolie, la “bile noire”, qui est une maladie dont Aristote disait qu’elle était celle des êtres de génie. Ensuite, cette maladie a poussé Saint Laurent à la fois vers le haut et vers le bas. C’est ce contraste que je trouve beau. Ce n’est pas seulement un type qui monte et qui descend, il est dans cet écartèlement dès le début de sa vie. Ensuite, il est certain que l’angoisse de la création, des dates butoir (quatre collections par an !), l’angoisse des responsabilités économiques sont des éléments qui peuvent l’avoir précipité dans la maladie, mais aussi l’en avoir sauvé.

Il y a quelque chose d’assez répétitif dans la façon dont le film représente la vie du personnage : Saint Laurent travaille et va en boîte de nuit, se drogue, c’est à peu près tout…

Et il va à Marrakech. Effectivement, il n’y a pas vraiment d’événements qui fassent basculer le récit. Tenir 2 h 30 sans événements, ça consiste à faire un climax d’une phrase comme : “Je n’en peux plus de me voir.” C’était un des gros défis du film. Il s’est dessiné ainsi, sur un rythme, sur des longs blocs dans lesquels on essaie de faire passer du temps et du ressenti de Saint Laurent : le bloc “Yves au travail”, le bloc “Yves en boîte de nuit”, le bloc “Yves se drogue”, etc. J’ai coupé des scènes et j’en ai étiré d’autres. Pourtant, le film reste construit très classiquement en trois parties, avec deux ruptures, l’une dans le récit (le moment où Saint Laurent tombe amoureux de Jacques de Bascher), et l’autre, plus cinématographique, quand Helmut Berger devient Saint Laurent : là, on entre dans son cerveau, le passé et le présent se bousculent, c’est la partie que je préfère. Les deux premières ont servi à ce qu’on arrive à cette partie plus onirique.

Je me sens profondément film maker. J’écris mes scénarios, je fais mes musiques, je suis au montage et au mixage…”

Depuis le succès de L’Apollonide, votre place dans le cinéma a changé. Auparavant, vous aviez dû abandonner deux projets, De la guerre avait été un échec en salle.

Moi, je n’ai pas changé dans mon rapport au cinéma. La perception que les gens (notamment de cinéma) ont de moi, sans doute. L’échec de De la guerre, qui a fait seulement 9 000 entrées, je l’ai vécu comme un rejet. Ensuite, il faut se remettre au travail… L’Apollonide et Saint Laurent sont sans doute des films moins théoriques. Mais je fais les choses exactement de la même manière. Après De la guerre, je n’ai pas fait de concessions. Je défends l’artisanat au cinéma. Je me sens profondément film maker. J’écris mes scénarios, je fais mes musiques, je suis au montage et au mixage… Pourquoi un film attire davantage les gens qu’un autre ? Sans doute parce que L’Apollonide est ancré dans le réel. On y parle de quelque chose (une maison close) qui est extrêmement français, historique, quasiment au musée d’Orsay. Peut-être que ce point facilite l’entrée du spectateur. Une fois qu’on l’a fait entrer dans la salle, après on peut le faire déraper. J’ai revu tous mes films à l’occasion de la rétrospective que me consacre le Centre Pompidou : ils sont tous pensés pareil – même si chaque film appartient à des moments de vie très intimes, ce qui fait que les revoir est bouleversant. J’ai été étonné par le nombre de concordances entre eux – temps, cadrages, obsessions – qui m’ont un peu fait peur. Parfois, mon cerveau est étrange (sourire). Je vois qu’il y a quelque chose dans mes films sur le dedans, le dehors, sur l’enfermement, la recréation d’un monde, sur une utopie impossible, sur la représentation d’un visage de femme.

Ça fait quoi, de vivre sa première rétro ?

C’est un immense honneur d’être invité par une institution comme Beaubourg. Mais ça donne aussi l’impression d’être arrivé quelque part et de devoir repartir ailleurs, sinon on va se répéter. On est obligé de faire le point – ce qu’on a fait, ce qu’on a raté, ce qu’on aimerait faire. Est-ce que je suis à la moitié de ma carrière ou est-ce que c’est sa fin ? Et puis, pour la première fois, paraissent des textes sur l’ensemble de mes films. Je lis et j’apprends des choses sur mes films, voilà. Parce que les cinéastes ne savent pas pourquoi ils font les choses toujours d’une certaine façon, puisqu’ils les font bout par bout, pas comme des liens. C’est très étrange, comme sensation…

 

 

 

 

Collé à partir de <http://www.lesinrocks.com/2014/10/02/cinema/bonello-recherche-saint-laurent-11527531/>