Le symptome de l'accès et le mal de l'internet : plaidoyer pour un index indépendant du web.

Google en Chine.

Lorsque Google décida, en 2006, de finalement s'installer un Chine, acceptant pour cela d'y déployer une version censurée de ses résultats de recherche, son argument fut le suivant :

"Filtrer nos résultats de recherche compromet notre mission. Ne pas offrir de possibilité de chercher sur Google la compromet encore davantage."

Argument développé comme suit : mieux vaut pour les chinois disposer d'un moteur de recherche extérieur même légèrement censuré que de ne pouvoir se reposer que sur les moteurs hyper-censurés du régime chinois.

Google finira par se retirer progressivement de Chine en Janvier 2010 à la suite d'une sombre histoire de piratage.

Facebook en Inde.

Fin 2014, c'est au tour de Facebook de tenter de s'installer sur un autre marché "émergent" : l'Inde. Pas question ici de censure politique. L'enjeu de cette installation diffère également de l'histoire de Google en Chine puisqu'il ne s'agit pas d'apporter une technologie de recherche mais de se positionner sur la fourniture d'un accès internet. Ce projet c'est celui de la fondation montée par Facebook et dénommée Internet.org. Problème, cet accès n'est pas un accès "au web" mais à une liste de sites choisie par Facebook et accessibles uniquement via une application et une architecture Facebook.

"Internet pour les pauvres", "entorse manifeste à la neutralité du net", les critiques, justifiées, ne manquent pas.

Le web selon Mark Zuckerberg.

Et la réponse de Zuckerberg est la suivante (je souligne) :

"Nous soutenons pleinement la neutralité du Net. (...) Mais la neutralité du Net n'entre pas en contradiction avec le fait de travailler pour connecter de plus en plus de personnes. Ces deux principes – la connectivité universelle et la neutralité du Net – peuvent et doivent coexister. Pour donner à plus de personnes accès à Internet, il est utile d'offrir quelques services gratuitement. Si quelqu'un n'a pas les moyens de payer une connexion, il vaut toujours mieux un peu d'accès que pas du tout."

 

Je répète : "If someone can’t afford to pay for connectivity, it is always better to have some access than none at all."

Dans l'approche de Google comme de Facebook, et dans leur argumentaire, se trouve l'idée de l'accès à une ressource "naturelle" affirmé comme un droit fondamental. Internet comme un bien commun. Idée ô combien noble et que je partage par ailleurs mais qui doit être analysée avec circonspection, de la même manière que si Véolia se mettait à argumenter autour de l'accès à l'eau ou Monsanto autour de l'accès aux semences. Ces sociétés (ce n'est en rien un jugement de valeur mais un constat) ont pour vocation de "privatiser", de "tirer profit" de l'accès à ces ressources naturelles pour les garder sous contrôle et dégager leurs marges.

"Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras." Sauf si c'est dans le cul, qu'il s'agit de l'avoir.

Donc le refrain connu est : mieux vaut un accès même "privé", même "dégradé" à l'eau, aux semences, à une connexion, au web, etc. que pas d'accès du tout.

Si demain l'air que nous respirons venait à se trouver également privatisé, aucun d'entre nous ne mettrait longtemps à choisir entre ne plus respirer du tout ou être placé sous respirateurs privés artificiels. Et nous débattrions comme nous sommes en train de le faire actuellement sur les meilleurs moyens de préserver à l'accès à un bien commun tout en reconnaissant la valeur ajoutée que peuvent y apporter - sous certaines conditions - des sociétés privées. Et tout en débattant, nous oublierions rapidement d'aborder le seul point qui compte dans ce débat : au-delà de la préférence pour un placement sous respirateur artificiel plutôt que pour une mort par asphyxie inévitable, ce placement est le signe que nous sommes ... malades. Les respirateurs artificiels, les accès "privés" ou "privatisés", les moteurs de recherche partiellement "censurés", les accès "internet" à une liste de 40 sites ou services "validés par Facebook" ne sont que des symptômes.

Et nous n'avons de cesse que de traiter les symptômes plutôt que le mal. Et c'est lorsque l'on se contente de traiter les symptômes que les remèdes ... finissent par être pire que le mal. Vieux débat tournant autour du "pharmakon" cher à Stiegler, ce qui est à la fois remède et poison.

T'es vraiment trop (pharma)kon.

L'air, l'eau, les semences ... ressources naturelles, biens communs. Ni Véolia ni Monsanto de "possèdent" de nappes phréatiques ou n'ont le pouvoir de déclencher la pluie. Ni Véolia ni Monsanto ne possèdent le brevet de la photosynthèse ou de la germination. Mais l'ensemble de ces firmes bataillent ferme pour contrôler l'accès aux graines, l'accès à l'eau. Elles le font en positionnant une chaîne de services à valeur ajoutée comme la prise en charge (répercutée sur le coût pour l'utilisateur final) de processus de traitement ou d'épuration, comme le renforcement de la résistance à la maladie de certaines semences, comme l'augmentation du "rendement productif" desdites semences. Elles le font également en communiquant sur la prétendue complexité de leur valeur ajoutée et sa tout autant prétendue nécessité. Elles le font enfin, en profitant de la place laissée vacante par la puissance publique.

A l'échelle du World Wide Web, les 4 éléments naturels que sont l'air, l'eau, la terre et le feu pourraient être métaphoriquement désignés comme suit :

·                                  l'air serait le "cloud", c'est à dire les services et documents disponibles grâce et par le biais du Cloud Computing

·                                  l'eau serait la connexion, et avec elle la question du "débit" et de la "neutralité"

·                                  la terre équivaudrait aux Data Centers contenant les données comme autant de "semences"

·                                  et le feu serait le web, c'est à dire ces innombrables ressources finalement "volatiles" et leur potentielle viralité, la difficulté à les circonscrire et la possibilité de les voir chaque jour ... s'éteindre.

L'axe accès du mal.

A force de changer d'axe de rotation (les individus ont remplacé les documents), le web a fini par complètement sortir de son axe. Le "web des accès" est un internet désaxé.

Que l'on s'en félicite ou que l'on s'en désole, nulle puissance publique, nul mouvement citoyen n'empêchera jamais Google ou Facebook et leurs actionnaires de décider de déployer tel ou tel service dans tel ou tel pays. Pas davantage qu'il ne sera possible, même au prix d'intenses campagnes de lobbying d'imposer des conditions à cette installation. A fortiori lorsqu'il s'agit d'un marché émergent, et a fortiori lorsque le contexte économique et géopolitique des pays ciblés reste relativement instable, chaotique ou à tout le moins éloigné de nos démocraties occidentales. Seuls les pays hôtes ou les pays ciblés ont (la Chine) ou n'ont pas (l'Inde) les moyens de négocier. On pourra bien sûr, comme cela se fait actuellement autour de l'accès à l'eau ou aux semences, alerter, dénoncer les monopoles en place, pointer l'asservissement, la captation indue de valeur et les innombrables problèmes qu'ils posent, mais faisant cela nous resterons indéfiniment dans le registre du symptôme.

La solution, la seule, permettant de traiter le mal plutôt que ses symptômes est pourtant connue. Elle consiste, je vous en ai déjà parlé, à créer un index indépendant du web. C'est à dire à réinstaller durablement dans l'espace public une "ressource", un "bien commun" dont l'exploitation par des acteurs privés à fini par installer des usages essentiellement privatifs, là où pourtant l'ensemble des caractéristiques techniques (son architecture) et des usages (ces 'contenus' qui 'font' le web) de ce "bien" relèvent, par nature, de la sphère publique commune.

Plaidoyer pour un index indépendant du web.

Je rappelle que la nécessité de cet index indépendant a pour la première fois été mis en évidence par Dirk Leandowski dans cet article de Mai 2014.

Je rappelle également qu'avec cet index indépendant nombre de monopoles se fissureraient, nombre d'usages émergeraient, et nombre de processus de contrôle et de réflexion sur le niveau de délégation de services accepté ou acceptable pourraient être étudiés ou déployés.

Je rappelle aussi que Google et les autres ont commencé par bâtir un index

Je rappelle que la création de cet index indépendant est une solution bien plus possible, plausible, adaptée et réalisable à court terme que les innombrables tentatives de légiférer sur le sujet, sans parler des non moins inénarrables aventures des Quichottes modernes s'en allant démembrer le géant.

Je rappelle aux esprits chagrins qui seraient tentés de désigner cette solution comme un énième "y'a qu'à, faut qu'on", je rappelle à ceux-là qu'internet et le web reposent sur des technologies qui sont pour l'essentiel dans le domaine public et qui ont été pensées par des ingénieurs soucieux de bâtir des protocoles simples, ouverts et interopérables. Il n'y a donc pas de barrière technique ou juridique au déploiement de cet index indépendant.

Je rappelle également qu'une bonne partie de cet index indépendant existe déjà : au travers de l'initiative du Hathi Trust pour créer une copie suffisamment significative de la base de donnée Google Books, au travers de la fondation Internet Archive de Brewster Kahle qui archive sans relâche livres, films, textes, et documents divers à une échelle colossale, au travers des ressources propres (des archives et des bases de données) de chaque titre de presse nationale, de PQR, de chaque bibliothèque, de chaque université, de chaque entreprise, ressources qu'il/elle serait libre de verser dans cet index indépendant en lui faisant immédiatement atteindre un effet de seuil qui, sans renverser du jour au lendemain les monopoles de Google ou de Facebook, les inciterait probablement à faire profil bas autour d'une quelconque future table des négociations.

Je rappelle qu'en plus de toute cela nous disposons de technologies open source de recherche, que chaque pays (européen tout au moins), dispose - ou peut disposer à très court terme - de la puissance de calcul nécessaire et des infrastructures de stockage idoines (au travers, par exemple, d'un "cloud souverain").

Je rappelle enfin que l'essentiel des services privés ou plus exactement l'essentiel des services de nature privative que nous plébiscitons dans nos usages quotidiens disposent d'un équivalent "open-source" et que ces alternatives "open-source" continueront de s'étendre grâce à des projets comme ceux de l'association Framasoft pour "Dégoogliser internet." Or si ces alternatives peinent à atteindre un effet de seuil suffisant pour constituer une alternative réelle et crédible aux services des GAFA, c'est notamment parce qu'ils (les services open-source) ne peuvent pas s'appuyer sur un index indépendant constitué. Pour être complet il faudrait d'ailleurs aussi rappeler qu'un nombre important de services privatifs déployés aujourd'hui dans la galaxie des GAFA étaient à l'origine des projets "ouverts" avant d'être rachetés par les mêmes GAFA (mais c'est un autres sujet).

La France dispose de son champion du numérique, la France dispose de personnalités rares réunies au sein du Conseil National du Numérique, d'analystes et d'experts qui ont déjà saisi l'essentiel des mutations numériques en cours et sont particulièrement sensibles à la dimension "ouverte" du web et des données qui le peuplent. Puissent-ils, parmi d'autres (coucou Tim), entendre, relayer et s'approprier cet appel pour un index indépendant du web et fédérer les énergies nécessaires à sa mise en oeuvre.

En 2039 le web aura 50 ans.

Ce n'est qu'à cette condition, 25 ans après la naissance du "web" et 22 ans après son entrée dans le domaine public, ce n'est qu'à cette condition que nous pourrons éviter qu'à l'occasion du cinquantième anniversaire du web quelques lointains cousins d'une vallée de silicone ne se disputent son avenir comme on se dispute l'héritage d'une vieille tante, et qu'ils ne mettent en place une géopolitique de l'accès capable de renforcer leur emprise à l'échelle de continents et de populations entières. Ce n'est qu'à cette condition que nous éviterons que ne se mette en place ce pour quoi précisément Tim Berners Lee avait fait le choix de placer "le web" dans le domaine public, c'est à dire qu'il n'y ait plus "un" mais "des" webs, qu'il n'y ait plus "un" mais "des" internets.

 

 

Collé à partir de <http://affordance.typepad.com//mon_weblog/2015/04/symptome-acces-mal-internet.html>