La « banlieue » selon M6
par Vincent Bollenot, le 11 mai 2015
En cette période de bruit médiatique aux lendemains des attentats perpétrés contre Charlie Hebdo, mais aussi au moment où certaines thématiques favorites du Front national ont pignon sur rue, « Zone Interdite », magazine d’information et de reportage de M6, a décidé de consacrer, le 19 avril 2015, une heure et quarante minutes d’antenne aux « zones sensibles ». Une heure quarante de clichés qui n’ont pour effet que de perpétuer une image désastreuse de « la banlieue », proche semblerait-il de la réserve de bêtes sauvages. Ce traitement médiatique biaisé de leurs quartiers a provoqué la résistance des habitants.
Enquête en « zone interdite »
Le ton du reportage diffusé sur M6 est donné dès l’introduction, en moins de deux minutes. Sur fond de musique angoissante, sont montrés de jeunes hommes trafiquant de la drogue, des parents convertis à l’islam faisant prier leurs enfants, ou encore un adolescent armé d’un revolver.
La présentatrice donne ensuite le « La » politique de l’émission :
Il y a trois mois, après les attentats à Paris, Manuel Valls a employé des mots très forts pour décrire la France d’aujourd’hui : un pays divisé par l’ « apartheid ». Une partie de la population serait mise à l’écart sans possibilité de s’intégrer. (…) Si certains habitants jouent la carte de l’intégration [on voit l’image d’un homme noir en costard], d’autres au contraire s’enferment dans leur communauté ethnique ou religieuse [on voit une femme noire qui danse en boubou]. Dans ces ghettos, une constante apparait : l’absence des pères. Sans modèle, sans autorité, certains jeunes dérivent, et jusqu’au pire. Quartiers sensibles, le vrai visage des nouveaux ghettos.
Il ne faudra donc pas s’attendre à une analyse politique et sociale des « quartiers sensibles » puisque cette mise en bouche annonce un plat amer : la distribution de bons et de mauvais points symboliques entre ceux qui « jouent la carte de l’intégration », et les autres qui « s’enferment dans leur communauté ethnique ou religieuse ». Les mots « communauté » et « communautarisme » seront d’ailleurs prononcés pas moins de douze fois en 1 h 40 ! Car il va de soi, suppose insidieusement l’émission, que seuls les étrangers ou les « immigrés de xième génération » (paradoxal statut symbolique) se tournent vers leur « communauté ». Et cela ne fait pas de doute que l’ « enfermement » dans une communauté relève d’un choix individuel, et ne répond pas à des assignations sociales… et médiatiques !
« Repli communautaire »
Le reportage commence à Roubaix, où l’on apprend que « les habitants des quartiers se sentent discriminés » et qu’« à Roubaix, le repli communautaire semble être devenu une solution face aux problèmes d’emploi et de misère. Ce repli est tel que certains habitants se convertissent à l’islam ». Un peu plus loin on apprend qu’en s’éloignant du centre ville, « les commerces communautaires se multiplient », puis un propriétaire de boucherie halal fait faire au reporter le tour des commerces « communautaires » du quartier.
Imaginons un instant les déclinaisons possibles de cette brillante manière de voir les choses : « multiplication des bistros français à New York, le "vivre ensemble" américain menacé » ; ou encore : « ouverture de dizaines de crêperies rue de Brest : la communauté bretonne met en danger la République ». Un habitant interviewé se défend donc : « C’est la société qui nous pousse au communautarisme, ce n’est pas nous qui le voulons, c’est la société qui nous pousse à ça ». Pas très difficile de deviner la question à laquelle il répond… Ne lâchant pas son leitmotiv, la voix off affirme une minute plus tard que « le marché est aussi un endroit où les communautés s’affichent. Depuis peu, certains articles religieux ont pris place sur les présentoirs, comme ces voiles musulmans à dix euros. »
Après quelques minutes consacrées à filmer des jeunes récoltant des fonds pour la construction d’une mosquée, on retrouve la thématique favorite de « Zone Interdite » : « À Roubaix et dans la métropole Lilloise, l’appartenance religieuse a pris une place importante dans certains quartiers. Cette affirmation communautaire séduit de plus en plus d’habitants qui se convertissent à l’islam. » Viennent alors huit minutes consacrées à une famille convertie à l’islam.
En définitive, sur 28 minutes accordées à Roubaix, si l’on ne prend pas en compte toutes les autres (et nombreuses) invocations de la religion parsemant le reportage, c’est plus d’un quart de l’enquête qui est consacré à l’islam. Ce rôle central accordé à la religion dès le début d’un reportage portant, rappelons-le, sur les « quartiers sensibles » et non sur la religion, n’est évidemment pas anodin. L’espace médiatique est ainsi occupé par la religion, perçue comme un « problème », plutôt que d’être centré autour du chômage, des services publics, des associations, de l’exclusion scolaire, des discriminations raciales, etc. Et pourtant, une critique des médias est distillée par l’une des musulmanes interrogées qui, tendant un numéro de Valeurs Actuelles (flouté), dénonce l’image des musulmans véhiculée par certains médias.
On retrouve notre thématique un peu plus loin, dans une partie consacrée aux trafics de drogue (au lieu de le consacrer à un autre aspect de la vie quotidienne et sociale des gens « des quartiers »). Après avoir donné brièvement (puis repris précipitamment) la parole aux « jeunes », qui ont l’honneur d’être sous-titrés, tels des étrangers, alors qu’ils parlent un français tout à fait compréhensible, la voix-off nous renseigne ainsi : « Pourtant, il y a des opportunités à Evreux, mais les rares cas de réussite sont communautaires. » Puis, quelques secondes plus tard : « Le pouvoir politique ne semble pas avoir pris en compte la montée du communautarisme que l’on constate aujourd’hui dans les quartiers. »
Plus loin, aux Mureaux, on nous martèle que les familles les plus pauvres, restées dans un quartier promis à la destruction faute de solution de relogement, « se sont repliées sur elles mêmes », que les gens y « vivent presque exclusivement entre eux ». Les questions posées à une femme noire portent à nouveau sur son appartenance, comme l’indique sa réponse : « On vit en communauté, il y a la communauté africaine […] il y a la solidarité. […] Ce n’est pas notre choix, on nous a obligés à faire ça. » À nouveau, ces « communautaristes » noirs sont sous-titrés…
« Absence du père »
Vient ensuite le (long) chapitre de psychologie de bas étage. Les problèmes des « quartiers sensibles » seraient en (grande) partie dus à l’absence généralisée de père. Sans statistiques à l’appui [1], on apprend ainsi que « dans les quartiers, de nombreux pères n’assument pas leur rôle de parent. La figure d’autorité à la maison c’est alors bien souvent la mère. […] Quel est l’impact d’absence de père sur ces enfants ? Comment se construisent-ils sans cette autorité ? » Peu avant, on entendait que le « père attentif, [est en banlieue] un exemple trop rare ». En plus du sous-entendu sexiste voire homophobe de tels propos, cette analyse n’est à nouveau politiquement pas anodine. Elle laisse à penser que les problèmes de banlieue ne sont pas avant tout politiques et économiques mais d’ordre psychologique et trouvent leurs causes dans la « perte de repères » familiaux.
À Marseille, le mépris de classe pour ces parents des milieux populaires qui, décidément, ne savent pas éduquer leurs enfants, n’est pas plus dissimulé : « Il est 18 h 30, les jeunes trainent, les parents, eux, sont invisibles ». Les parents sont même accusés de « ferm[er] les yeux » sur le trafic de drogue. Enfin le journaliste explique que derrière les jeunes, « il y a des parents, des parents qu’il faut écouter, comprendre, mais aussi parfois rappeler à l’ordre ». Puis il déplore qu’au stage de responsabilité parentale assigné par la justice auquel il a l’occasion d’assister, sur 22 familles convoquées, seules 10 soient venues, représentées par les seules mères. Le registre est le même dans la question s’adressant à une femme de Bobigny : « Cinq enfants, ça peut paraitre beaucoup de nos jours, surtout pour quelqu’un qui ne travaille pas, t’as jamais pensé à prendre la pilule ? » Puis, face à une organisation de sa vie qui visiblement le dépasse complètement, le journaliste demande : « Est-ce que les cinq enfants étaient désirés ? » La violence de l’interrogatoire se passe de commentaire. De même que cette ultime allégation après un passage sur un jeune délinquant : « Un père absent, une mère qui baisse les bras, Loan n’a personne à admirer. »
Ainsi, après la stigmatisation du « communautarisme », ce sont les mauvais parents, ces pères et ces mères des classes populaires incapables d’élever leurs enfants, qui sont pointés du doigt et vus comme les causes des problèmes des banlieues.
Comme si le reportage n’avais pas été assez explicite, la présentatrice conclut, après ces 1 h 40 d’images insolites : « On vient de voir la dérive de ces jeunes, sans pères, sans repères, sans horizon. Alors que faire pour enrayer la violence et le repli communautaire ? »
La résistance des habitants contre M6
Ce genre de reportage est constitué de véritables attaques symboliques contre les quartiers populaires. Non parce qu’ils traitent d’aspects de la vie qui posent problème dans ces lieux (drogue, délinquance…), mais parce que sous prétexte de parler des quartiers populaires, ils ne traitent que de (certains de) leurs problèmes, qui plus est avec un ton paternaliste.
Face à cela, les habitantes et les habitants des quartiers filmés ont réagi : les Jeunes Communistes des villes de Bobigny et Drancy ont déposé plainte, lundi 20 avril 2015, auprès du procureur du TGI de Bobigny. Par ailleurs, le « fixeur », employé par les journalistes pour entrer dans les quartiers vus dans le reportage, a lui aussi décidé de porter plainte [2]. Des habitants d’Evreux ont quant à eux pris l’initiative d’une pétition pour demander des excuses à M6. Des articles publiés sur Internet ont aussi critiqué l’émission (voir sur Rue89 ou sur le Huffington Post, entre autres).
Accusée sur de nombreux fronts d’avoir pris de nombreuses libertés avec la réalité, la direction de M6 s’est défendue avec élégance : « Le magazine a fait son travail en montrant la vérité et si la vérité dérange, ce n’est pas de notre faute ». De deux choses l’une : soit elle n’assume pas et couvre un magazine racoleur censé apporter de l’audimat, soit, plus probablement, elle pense que ce qui est montré dans son reportage est « la vérité ». C’est dire alors la vision des quartiers populaires qui domine dans cette rédaction.
Vincent Bollenot
Notes
[1] On apprendra seulement vers la fin qu’à Bobigny « officiellement » une famille sur cinq (donc 20 %) est monoparentale, mais que « officieusement », ce serait beaucoup plus (sans qu’aucune source ne soit citée). Pour information : en France, 22 % des familles avec enfants sont monoparentales.
[2] Les « fixeurs » sont employés par les journalistes en terrain de guerre et… en banlieue. Ils aident les journalistes à trouver des repères dans un terrain dans lequel ils n’ont jamais mis les pieds, n’étant pour leur immense majorité pas issus des quartiers populaires.
Collé à partir de <http://www.acrimed.org/article4660.html>