Des images au réel par Olivier Beuvelet
La mécanique des vagues, esthétique et pragmatique du GIF animé
Publié le 5 septembre 2015
Depuis le début du mois de juin 2015, il est possible de poster et de partager des Gifs1 animés sur Facebook. Presqu’un an après son cousin Twitter, le forum réticulaire et universel qui réunit près d’un milliard de comptes (et presque autant d’êtres humains) a cédé aux ondulations des sirènes, répétitives, de ce format d’images animées propres à Internet.
Selon certains journalistes spécialistes de la question, Mark Zuckerberg les avait “longtemps bannis de son site pour éviter qu’ils ne polluent visuellement les comptes de ses utilisateurs.” A l’instar du jeune milliardaire, certains internautes expérimentés considèrent avec agacement l’intrusion de ce format invasif dans l’espace social de Facebook alors qu’il a été remis à l’honneur dans des espaces plus confinés et dédiés aux images, comme Tumblr. Il est vrai que depuis quelques années déjà, on a beaucoup parlé ou entendu parler des Gif animés ; surtout depuis 2012, année de leur 25 ème anniversaire qui les a vus sacrés “mot de l’année” par l’Oxford University Press Dictionary, un an avant le mot “selfie”. Mais la nouveauté ne réside pas dans le format lui-même ni même dans les nombreuses possibilités créatives qu’il offre au bricoleur d’images, il tient davantage à la possibilité visiblement attendue d’un usage à grande échelle : le partage, le don, et la convivialité numériques. En arrivant sur Twitter et surtout sur Facebook, le Gif animé prend la forme d’un objet fédérateur autour duquel on se retrouve quelques secondes pour faire jouer son oeil et ressentir une impression d’origine optique. C’est son utilisation sociale comme jouet optique qu’on se prête dans un salon virtuel, rendue facile et universelle, qui lui a conféré un nouveau statut ou renforce, tout au moins, sa constitution en médium autonome. Les deux principaux réseaux sociaux ayant opté pour une application permettant de lancer les animations automatiquement, le fait de rendre les Gifs animés accessibles au partage direct a transformé certains murs de Facebook en mini Tumblr’s spécialisés ou encore en salons de curiosités où se côtoient des gags vidéos répétitifs et des images animées d’une grande profondeur visuelle ou d’une grande beauté.
Sur Facebook, depuis cet été, le Gif animé est une image muette sinon mutique, dont la structure est constituée à la croisée de l’effet et du sens, de la forme énonciative de la répétition et, très souvent, de la forme plastique de la fluidité. C’est la fluidité dans la répétition des unités discrètes, selon le modèle consacré dans le cinéma argentique, qui constitue l’idéal du Gif animé. Cette fluidité peut se trouver à deux niveaux où des sutures sont opérées. Entre chaque image du fichier dont l’animation doit masquer les trous, en s’appuyant sur le fameux effet phi communément nommé persistance rétinienne, et entre les boucles elles-mêmes, pour donner l’impression d’un mouvement perpétuel. L’idée du processus étant de faire prendre, dans l’oeil du spectateur, une pâte unique et fluide à partir d’unités distinctes ainsi fondues dans le double mouvement de la répétition et de la fluidité continue. Ce mouvement devenant lui-même une fusion fascinante.
Parfois dotée d’un sous-titre intégré mais peu parlantes, rarement narratives, rarement militantes et rarement transitives, ces images animées ne donnent à voir qu’elles-mêmes, mais un “elle-même” (elle m’aime ?) qui ne s’appréhende que comme la durée, infime, du cycle. Contrairement aux images de la télé, du cinéma ou de la vidéo, les images du Gif animé sont des images qui restent avec nous, se donnent vite et encore, mais elles ont la particularité de fermer l’espace du visible tout en ouvrant le temps à l’infini, de manière cyclique ou linéaire, selon le motif recherché.
C’est un jouet optique plus que visuel, qui ne s’adresse pas au sujet de l’interprétation mais au sujet de la perception, à son oeil et, au-delà, à son corps, à ses particularités perceptives et sensori-motrices, au même titre que les jouets inventés au cours du XIX ème siècle et dans les premiers temps du cinéma, à une époque où l’animation de l’image était une valeur en soi, avant que le récit ne la police et ne la cadre au prix d’une dénervation. D’ailleurs, de par sa structure, le Gif animé appartient pleinement à cette catégorie d’objets optiques. C’est une sorte de folioscope numérique par feuilletage d’images fixes dont l’apparition consécutive et cadencée produit un effet de continuité. Mais le folioscope ne tourne pas sur lui-même, c’est, à l’instar du livre (folio) qui lui donne sa forme concrète, un objet qui a un début et une fin. Le Gif animé n’a ni début ni fin… (un peu comme ce billet?)
Exemple reconstitué de l’effet optique d’un folioscope
Dans la mesure où cette continuité harmonieuse du mouvement, qu’on qualifiera ici de fluidité, est associée à une répétition cyclique, à une boucle numérique, selon l’expression d’Alain François qui y a consacré un chapitre de son mémoire de Master 2 en 2007, on peut placer le Gif animé dans la filiation des autres appareils d’illusion optique apparus dans les années 1830 au moment de la quête photographique. Cela a commencé avec le rudimentaire thaumatrope commercialisé par John Ayrton Paris en 1825, qui fusionne deux images en une seule, donnant l’illusion que l’oiseau est dans la cage.
Effet reconstitué de l’effet optique d’un thaumatrope
auquel s’ajoute le phénakistiscope (1829) de Joseph Plateau dont de nombreux Gif animés actuels reprennent les disques sans toutefois parvenir à restituer l’effet à cause de l’absence du dispositif visuel qui permettait de cadrer la scène où apparaissait le mouvement. (Cliquer sur la fente qu’est le lien hypertexte pour voir un exemple)
Gif animé conçu à partir d’un disque de Phénakistiscope (autour de 1830)
Il en existe quelques autres comme le zootrope de William Horner (1833) ou le praxinoscope d’Emile Reynaud (1877), déclinant le même principe, que chacun peut aller découvrir dans la collection permanente de la cinémathèque française, par exemple. Ces jouets optiques ont tous en commun d’être considérés, depuis Georges Sadoul et son Histoire Générale du cinéma, comme des précurseurs du cinéma, des objets appartenant à un âge où l’on cherchait ardemment à mettre les images en mouvement ; l’âge du pré-cinéma. Ils ont été rendus caduques sur le plan commercial et n’ont gardé qu’un intérêt purement archéologique, à cause de l’émergence et du développement fulgurant de la formule technique, commerciale et sociale proposée par les frères Lumière et leur père Antoine en 1895 ; le cinématographe et sa projection publique payante.
Le retour actuel de cette forme d’image non narrative me semble pouvoir être associé au regain de la 3D, propulsée par les nouveaux moyens technologiques. Il s’inscrit dans le contexte d’un renouveau de l’attraction dans l’industrie cinématographique. J’entends ici la recherche d’un effet physique de l’image sur le spectateur, comme aux premiers temps du cinéma, dans les foires, et comme le proposaient ces jouets optiques, entièrement dédiés au plaisir de l’illusion. Mais loin de n’être qu’un retour kitsch aux jeux optiques du XIX ème siècle, le Gif animé se présente bien comme un nouveau type (plus que format) d’image ludique en parfaite congruence avec son terroir numérique connecté, et notamment avec la fonction du partage, le rapport à la fois individuel et collectif qu’il offre aux internautes. Il a même donné naissance à un nouveau sous-type d’images animées, un nouveau jouet optique proprement numérique, doté d’un nom particulier, le cinemagraph, parfois utilisé de manière somptueuse et pertinente dans des reportages de Rue 89. A mi-chemin entre la photographie et le cinéma, il offre une animation, non plus de l’image elle-même, mais dans une partie seulement de l’image, le reste restant figé selon les habitudes de la photographie. Le cadre ne bouge jamais. On retrouve donc, en tant que jouet optique, le geste inaugural de la photographie animée, premier nom des vues Lumière et premier émerveillement cinématographique des spectateurs qui ont vu bouger, pour la première fois, les petits personnages de la photographie. Le cinématographe des Frères Lumière était d’abord un nouveau jouet optique.
cinemagraph tiré du reportage “Caraïbes sur Oise” sur Rue 89
C’est cette nouveauté et ce réinvestissement du plaisir purement optique qu’il convient de circonscrire et d’interroger pour comprendre comment la vague récentes des images animées au format Gif nous permet d’appréhender la mécanique des vagues, qui est au coeur de la fascination que les images animées exercent sur nos regards, en-deçà de leur signification.
Qu’est-ce qu’un Gif animé ?
Inventé en 1987 par CompuServe pour télécharger des images en couleurs, le format Gif propose aussi la possibilité de stocker plusieurs images en un seul fichier et de maîtriser certaines modalités de leur affichage successif. Dans les années 1990, il offrait ainsi la première forme de vie animée du web. Au-delà du clignotement ou de la brillance, sa forme répétitive apportant un mouvement fluide bref produisait un premier effet d’animation dans les pages web, ouvrant la voie à la représentation de l’interaction (échange d’e-mails au début) et sollicitant l’attention et parfois la capacité motrice de l’internaute.
Gif animé indiquant l’arrivée d’un e-mail, il y a bien longtemps
Cet outil pratique pour attirer une attention volatile fut rapidement utilisé dans des bannières publicitaires aguicheuses où l’érotique de la répétition pouvait aussi jouer de son effet de pénétration des consciences, (Qui n’a pas eu envie de s’acheter une Skoda au début des années 2000 ?) ou chercher à produire un affect par mimétisme.
publicité pour Skoda datant du début des années 2000, utilisant le format Gif animé : “D’après une étude menée par I/PRO et Doubleclick dans les premiers temps de l’usage des gifs animés, les premières animations donnaient une augmentation de 25 % du taux de clics.”
Gif animé expressif des années 1990
Le Gif animé a ainsi conféré une sorte de vie neurovégétative, comme une palpitation réflexe – battement de coeur, respiration, écoulement de fluides – aux pages web. Il eut donc sa vie utilitaire au service de l’attractivité des pages web et de la publicité, durant les années 1990 et le début des années 2000, avant d’être relégué au rang des vieilleries kitschs. Des formats d’animation plus riches, comme le format Adobe flash, permettaient alors de développer de nouveaux horizons à l’interaction entre l’internaute et le site web et l’augmentation du débit offrait la possibilité de passer à la vidéo. Après une période de purgatoire, l’arrivée des smartphones, avec lesquels il proposait une excellente compatibilité technique, la mode des reaction pictures – micro boucles expressives tirées de films utilisées dans des conversations via les réseaux sociaux- le développement des Tumblr dédiés aux images pour leurs qualités esthétiques ou leurs effets affectifs, ainsi que l’avènement des mèmes comiques tirés d’extraits de films ou de vidéos, ont relancé les utilisations du format au point que Twitter puis Facebook intègrent désormais des lecteurs automatiques de Gif animés dans leurs pages. Cette introduction récente a probablement produit une demande et fourni un espace de diffusion très fécond où la dimension optique et esthétique du Gif animé est mise en valeur. Il a donc connu une période “utilitaire”, une période “conversationnelle” et connaît maintenant une période “esthétique”…
Peut-on alors parler d’un nouveau type d’image, c’est-à-dire d’une forme culturelle, à partir d’un simple format de fichiers ? Peut-on identifier des motifs propres à ce format et en lien avec ses spécificités techniques et esthétiques ?
Pour répondre à la première question, il faut remarquer que si le Gif est un format d’image numérique, le Gif animé ou animation Gif, lui (ou elle) constitue un objet optique dont les caractéristiques structurales sont la succession d’images fixes créant une animation et la boucle, ou plus exactement la répétition, la boucle étant un cas de figure dans le champ de la répétition. Pour accéder au statut d’objet culturel voire d’oeuvre d’Art dans certains cas, le Gif animé a dû suivre en accéléré le trajet culturel qu’a suivi la photographie au XIX ème siècle pour passer du statut de technique mécanique vouée à l’industrie du portrait (partage de son image et expression de son statut social) à un médium artistique à part entière. La grande différence résidant dans le fait que c’est en se distinguant des usages vernaculaires que la photographie a accédé à l’Art alors que le Gif est peut-être une des premières formes d’objets artistiques qui prend sa source dans les pratiques vernaculaires elles-mêmes sans pour autant les quitter. Reçu et aussitôt partagé sur les réseaux, comme objet de plaisir optique ou esthétique, il semble souvent ne pas avoir d’auteur mais essentiellement un curateur/éditeur identifiable, et sert de terrain commun, de lieu de réunion pour des regards “amis”, plus ou moins distants. c’est une forme d’Art convivial à distance.
De nombreux artistes s’en emparent pour produire des oeuvres à regarder selon les principes classiques de la création artistique. Une exposition d’avant-garde, intitulée “Born in 1987″ leur a été consacrée du 19 mai au 10 juillet 2012 à Londres, où une quarantaine d’artistes ont exposé leurs oeuvres dans une galerie. Je dois reconnaître que même si l’idée d’une exposition de Gif animés sur de grands écrans peut-être très attirante, celle-ci risque fort de ressembler à une exposition de vidéos (à quelques détails près) et ampute malheureusement l’objet exposé de sa dimension sociale de jouet optique partagé. Avec le Gif animé, l’usage social de l’image n’est plus aussi facilement séparable de son usage esthétique, justement parce que l’Art y revêt toujours un aspect ludique et que le jeu c’est toujours mieux à plusieurs. Par ailleurs les structures de la curation artistique classique, avec musée, auteur, critiques et visiteurs payants ou gratuits, ne correspondent pas à la qualité fluide et anonyme du Gif animé, fait pour vivre et passer d’écran en écran sans constituer une oeuvre isolée, intransitive, mais plutôt une oeuvre en relation, partagée. Le partage n’étant pas ici une qualité extérieure mais intrinsèque. Le Gif est un gift ! S’il arrive que des internautes donnent les références des extraits de films présents dans des Gif animés, il est rarissime que le nom de leur auteur apparaisse en légende. Le gif animé, comme la photographie, peut avoir un auteur, mais il semblerait que ce statut ne soit pas encore bien établi dans la réception et dans l’usage qui en est fait, bien que la qualité artistique des objets ne soit pas en cause. c’est une forme d’Art pour laquelle le problème n’est pas de mettre en valeur la créativité d’un individu singulier, Artiste selon la définition romantique du mot, mais au contraire l’utilité ludique de “l’oeuvre” dans le contexte d’une complicité affectueux ; Art du collectif succédant à un Art de l’individu… Pour le moment tout au moins. Cependant les artistes du Gif animé glissent leur nom dans le nom du fichier, pour signer la toile :
Gif animé conçu par Flux Machine alias Kevin Weir (le nom de l’auteur (Flux machine) apparaît dans le nom du fichier.
Dans la même idée, et preuve de la difficulté qu’il y a à classer exclusivement le Gif animé dans les registres de l’Art ou de la pratique sociale, leur présence au Museum of the moving image à New York, dans une exposition qui s’est tenue du 12 mars au 15 mai 2014, a consisté en une approche sociologique sur l’utilisation d’une série de Gif animés très connus sélectionnés et expliqués par des internautes de la communauté Reddit. Il s’agissait alors de montrer les capacités expressives des Gif animés à un moment où le nom même de l’objet s’identifiait à ces séquences vidéo brèves porteuses d’un affect et d’une distanciation et accompagnées d’une légende de type “Quand ton patron/directeur de thèse/client …”. )
“Quand tu reçois des félicitations de ton client le plus dur” :
Gif animé tiré de l’article : “Tendance web, le Gif animé pour communiquer” (http://www.arcinfo.ch/fr/nosdossiers/affaire-de-zao-wou-ki/articles/tendance-web-le-gif-anim-pour-communiquer-582-1271062)
Ou directement traduite en mots :
“P’têtre ben qu’oui, P’têtre ben qu’non !” :
Gif animé tiré de l’article : “Tendance web, le Gif animé pour communiquer” (http://www.arcinfo.ch/fr/nosdossiers/affaire-de-zao-wou-ki/articles/tendance-web-le-gif-anim-pour-communiquer-582-1271062)
Mais cette dimension “verbale” et “conversationnelle” du Gif animé n’est pas celle que je suivrais ici, me resserrant sur son usage optique et esthétique très récent, en grande partie lié à la possibilité de le partager sur le réseau social qui se substitue progressivement au web lui-même, c’est-à-dire de les offrir comme objets gratuits au jeux des regards de tous ou presque.
Conscient des limites subjectives de mon approche, tenant compte de l’effet d’appel dû à l’ouverture de cet immense terrain de partage et de découverte, et pris d’un intérêt personnel pour ces images, je propose ici de donner quelques pistes de réflexion. Je les partagerai en deux domaines : les motifs et les effets afin d’essayer d’en dégager les grands enjeux.
I – LES MOTIFS
Après une observation de quelques mois cet été, durant laquelle j’ai pu partager des Gif animés sur mon mur Facebook sans perdre trop d’amis (4 que je n’ai pas encore identifiés … ) j’ai pu constater la présence de quelques motifs dominants, parfois combinés, tels que l’extrait de film en noir et blanc (datant souvent des premières années du cinéma), les jeux sur la combinaison entre répétition et continuité, la représentation d’un oeil qui regarde le spectateur et enfin, les deux principaux : la danse et la présence de l’eau, de liquide, de matière fluide comme objet de fascination.2
Extrait de films en noir et blanc
Le choix des films en noir et blanc comme support de base des Gif animés, majoritairement présents dans cette catégorie, s’explique par les conditions selon lesquelles le format gère les couleurs (256 nuances max.) ce qui le rend plus propice aux animations dessinées et aux couleurs pleines qu’à l’utilisation de films ou photographies riches en couleurs et nuances chromatiques (à l’exception des cinemagraphs où le mouvement est plus modeste et les couleurs plus constantes). Nous rencontrons ainsi de nombreux extraits de films en noir et blanc et très souvent des films burlesques dont un gag est mis en boucle. Le problème de l’utilisation d’un film est que le cycle de l’animation ne se termine pas forcément avec une image accordable avec son début, si bien que la suture se voit souvent et crée une rupture au sein de la boucle. Le Gif animé devient alors un mini récit très visuel se répétant à l’infini mais comportant un début et une fin, comme tout récit.
exemple de Gif animé tiré d’un film en noir et blanc (avec Buster Keaton)
Certains parviennent à contourner cette difficulté afin d’atteindre la continuité (fusion des unités discrètes) en choisissant des travellings et en travaillant soigneusement la suture, le gag peut être aussi présent, mais plus généralement c’est un déplacement qui est mis en jeu :
exemple de Gif animé tiré d’un film en noir et blanc (avec Buster Keaton)
Le recours à un mouvement répétitif est aussi courant :
Gif animé tiré d’un film en noir et blanc et donnant l’illusion d’un travelling latéral
A condition qu’il n’ait pas de repère spatial trop marqué et puisse être compris comme un travelling en gardant à l’objet filmé la même position vis à vis du cadre. Lorsque l’objet progresse au sein du champ, cela pose un problème :
Exemple de Gif animé tiré d’une film en noir et blanc où la suture se voit.
Il est important de noter aussi que le recours au film noir et blanc inscrit pleinement le Gif animé dans une filiation historique dont les références précises sont absentes. C’est l’image qui est reprise en tant que telle, le contexte historique et narratif est effacé, ce faisant, c’est la pure iconicité de l’image qui est prise et mise en lumière, mettant ainsi l’accent sur le rapport optique que le spectateur entretient avec elle, au détriment de la culture visuelle qui le conditionne dans ses occurrences habituelles.
Les combinaisons entre répétition et continuité
Ce motif est assez présent et exploite spécifiquement les possibilités techniques propres au Gif animé. Il s’agit généralement de mettre en scène une boucle parfaite sans début ni fin.
On trouve ainsi un mouvement perpétuel reposant sur le retour du même sans qu’un début ni une fin ne soit perceptible, comme on le voit dans cette subtile intégration de la série au cycle infini du Gif animé :
Le mouvement du battement permet lui aussi d’effacer la suture et de donner au Gif animé cet aspect de mouvement perpétuel de la répétition dans la continuité. C’est une image “neurovégétative” qui est alors proposée.
Une autre façon d’agencer unités discrètes et continuité dans un cycle infini est souvent illustrée par des Gif animés très élaborés qui s’appuient sur des dessins ou des tableaux aux styles très différents et fixent un repère, les yeux et le regard (cas 1) ou le mouvement de la marche (cas 2) autour duquel changent les formes et les images elles-mêmes. Au mouvement de l’image s’ajoute un effet d’épaisseur et de changement de support donne une impression de profondeur.
Autre jeu encore : l’effet “vache qui rit” de la mise bout à bout de cycles commençant et finissant par une même image …
à partir de photographies de Duane Michals “Bathroom”
ou encore l’effet toupie de la mise bout à bout de cycles rotatifs
Voire encore une combinaison des deux
Le regard à la caméra
La mise en scène d’un regard à la caméra est aussi un motif récurrent des Gif animés.
Il s’agit souvent d’isoler le moment où l’oeil représenté entre en contact avec celui du spectateur.
Il s’agit là, bien sûr, de mettre en jeu la relation du spectateur avec l’image en élaborant la fiction de sa visibilité par l’oeil de l’image. Réciprocité qui crée l’impression relationnelle. Dans le Gif animé, l’effet est plus important que la signification de l’image de même que l’optique qui concerne l’oeil et les conditions matérielles de son activité de vision et de perception de la lumière, est plus importante que le visuel qui concerne l’activité subjective et culturelle du regard. Il n’y a bien sûr pas d’optique sans culture ni sujet ni de visuel sans optique, mais ce qui est important ici, c’est de voir sur quel registre joue l’image du Gif animé qui réduit souvent la part de la signification. Cependant, en prenant l’oeil lui-même comme objet, ces Gif animés pointent non pas le dispositif de la prise de vue, ils ne rompent pas le quatrième mur d’une fiction qui n’existe pas, mais ils pointent le véritable objet de leur existence, l’oeil, lui-même et le surgissement du regard qu’il porte.
La danse
Le motif de la danse est très courant dans les Gif animés. Comme dans les tout premiers films d’Edison ou des frères Lumière, le motif de la danse est l’incarnation même de la joie du mouvement conçu comme un spectacle. Filmer ou représenter la danse, c’est représenter le mouvement lui-même et pour lui-même dans ce qu’il peut produire d’effet esthétique, c’est le beau mouvement. Dans le cas ci-dessous, le Gif animé reprend directement un film réalisé avec le kinetograph de Thomas Edison sans modification particulière. Hommage direct à l’un des tout premiers films qui prenait la danse comme objet pour exalter les possibilités du nouveau médium.
Gif animé tiré de “Annabelle serpentine dance” de Thomas Edison avec Annabelle Whitford. (1895)
On trouve ainsi de nombreuses vues dansées jouant sur le modèle initial de la danse serpentine en accentuant le côté archéologique :
ou bien sûr des extraits de films plus récents :
La danse est aussi un bon moyen de mettre en évidence la fluidité des textiles comme le souligne le cas suivant :
Ou encore de jouer sur des effets de reconnaissance…
La danse est donc à considérer comme le motif du mouvement lui-même, elle invite à une pure contemplation dont la dimension répétitive de l’image exclut toute signification.
La vague, l’eau miroitante, la fluidité de l’écoulement…
Le motif de l’eau avec ses différentes formes d’écoulement, de vagues, de houle, de chute, de goutte à goutte, est incontestablement le motif le plus présent dans les Gifs animés. Une étude des premières vues Lumière sur la période des années 1895, 1896 et 1897 m’avait permis de remarquer à quel point l’eau avait fasciné les premiers opérateurs du cinéma, lancés dans un premier temps à la recherche du mouvement lui-même. Ecoulement d’ouvriers à la sortie des usines Lumière, écoulement des fiacres et des passants sur la place des Cordeliers à Lyon, des congressistes à la descente du bateau, les défilés militaires, avaient fait écho aux retours de pêche, chutes d’eau dans les jardins publics et autres vues d’aquariums. Le Gif animé a une prédilection pour ces images qui mettent en scène la mécanique des vagues et leur fascinante récurrence fluide, l’eau étant ce qui par définition ne cesse d’être en mouvement à moins de changer d’état, comme le cinéma vis à vis de la photographie.
A ces vagues inscrites dans différents médiums et différentes situations évoquant le risque de submersion du corps – peut-être est-ce un avertissement au spectateur trop fasciné par l’image ou bien la formulation onirique de son désir- s’ajoutent des mises en jeu du miroitement de l’eau ou de l’écoulement continu ou au goutte à goutte, très courant dans les cinemagraphs (cf ceux de article de Rue 89 cité plus haut).
Le miroitement nous emmène dans le ciel où la voie lactée luit de ses mille feux.
La mise en jeu de l’eau et du miroitement renverrait-elle à une nage de l’oeil à la surface de l’image dont le lait nourrit nos regards orphelins ?
Même un film de Godard peut détendre le regard…
ou un cinemagraph tiré d’un film d’Hitchcock …
On peut aussi ajouter cette version dérivée, mais “new wave”, du motif de l’onde avec Ian Curtis :
L’onde légère à la surface de l’eau est l’expression même du mouvement involontaire et confère l’illusion d’une forme de vie organique à l’image. Elle semble être un organisme vivant, non pas parce qu’elle bouge mais parce qu’il semble que quelque chose bouge en elle, involontairement, parce qu’elle respire, sue, tremble… Contempler la mer, un des plus courants objets de fascination du regard, c’est se laisser prendre à la mécanique des vagues où tout part et tout revient, toujours, comme dans le jeu du Fort-Da repéré par Freud et dont le Gif animé est une sorte de reformulation. C’est l’insertion de la différence dans l’identique, une façon d’apprivoiser l’absence. En ce sens, la mer est une image. Le jouet optique qu’est le Gif animé se situe dans le registre de l’exercice reposé du regard que la mer procure.
Qui n’a jamais passé de longues minutes à regarder les gouttes tomber du bout du robinet ou glisser le long des fenêtres un jour de pluie. Suivre le trajet connu d’avance d’une substance fluide est un des motifs récurrents des Gif’s animés. C’est une forme de mesure du temps, cyclique ou linéaire.
Mais il peut s’agir d’une simple larme, éternelle :
La figure de l’écoulement peut aussi mettre en jeu la réserve éternelle de temps :
ou encore une autre matière fluide, café (donc buvable), sable :
Mais il y a des douches, très prisées en période de canicule :
Et bien sûr, les chutes d’eau …
L’écoulement inscrit une durée infinie et un flux énergétique au coeur de l’image, sollicitant ici la soif, donc la pulsion orale, là le rapport au temps du sablier ou de la clepsydre…
II – LES EFFETS
Si les motifs esthétiques des gifs animés sont nombreux et marqués par les formes de la fluidité, de la répétition et du contact, ce format d’images animées trouve toute son efficace dans le contexte de ses occurrences et en relation à son destinataire. Dotées d’un faible potentiel de signification, le mouvement du Gif a plutôt pour fonction de produire un effet, le Gif étant une image efficiente, comme ses usages initiaux dans des publicités le laissaient voir, plutôt qu’une image parlante. Même lorsqu’il est utilisé dans le contexte d’un échange verbal, dans une conversation, le Gif animé n’est souvent qu’une reaction picture, c’est-à-dire une expression physique en lien avec un énoncé qui lui est extérieur, une façon d’introduire de l’affect et du non verbal dans la communication, plus incidente mais sur le même registre que le smiley. Au-delà du motif esthétique, c’est donc l’effet pragmatique du Gif animé qui lui donne son utilité et son usage. Cette image vise à produire une réaction. Je m’intéresserai ici à cinq effets qui m’ont paru les plus importants dans le corpus aléatoire que je me suis constitué depuis le 1 er juin à partir de mon mur Facebook. L’effet comique, l’effet optique, l’effet d’attente, l’effet d’immatérialité et l’effet corporel et enfin, par contraste, l’effet narratif. On pourrait sûrement en proposer d’autres…
L’effet comique et l’effet optique
Il peut s’appuyer sur les possibilités numériques de traitement de l’image pour atteindre une poésie comique aux frontières du surréalisme ; le Gif animé ne connaît pas de limites formelles et rejoint souvent la formation onirique. C’est là le privilège du sans grade, identifié a minima par le nom de son format, il se réduit à une définition si simple qu’aucune contrainte générique ne le conditionne même si son identité de médium autonome se définit progressivement.
Il peut aussi s’appuyer sur l’effet de l’animation elle-même, jouant à cache cache avec le regard du spectateur.
Et jouer aussi sur un effet de surprise représenté chez un personnage conducteur auquel le spectateur peut s’identifier… On peut considérer la vue suivante comme une mise en abyme de la position du spectateur qui découvre sans y avoir été préparé une image qui le fait réagir.
L’image est ici prise dans son efficace interactive, elle s’apparente à un jouet ou un jeu inventé pour produire un effet sur son usager, un effet ludique susceptible de provoquer le rire ; corde à sauter, cache-cache, train fantôme, masque de monstre … on s’amuse.
Dans le même registre pragmatique peut se ranger le Gif animé à effet optique, jouant sur l’illusion …
Ou sur la fascination …
Effet d’attente
J’aurai pu aussi l’appeler l’effet Godot. C’est une force de la pièce de Beckett que de faire partager au public la situation d’attente des personnages sur scène. A un moment dans le second tableau, les spectateurs et les personnages se trouvent à partager le même temps et le même espace, dans un ennui partagé, abolissant les frontières entre le théâtre et la réalité. C’est un peu ce qui se produit lorsque le Gif animé repose sur cet effet d’attente.
Il peut s’agir de l’attente d’un événement en suspens dont on sait pourtant qu’il n’arrivera pas (sauf si la lecture du Gif s’interrompt) :
ou d’un accident qu’on attend sans espoir … (j’en suis personnellement à la 7654 ème poutre…) :
ou d’une attente infinie jouant sur nos habitudes numériques :
De manière tout à fait subtile et originale, le Gif animé met ici en jeu sa propre identité de médium numérique tout en mettant en scène sa propre institutionnalisation muséale. Sans perdre de sa dimension ludique et performative, puisqu’il fait naître le temps réel qu’il représente visuellement, et parce que nous sommes nombreux à attendre devant cette signalétique un téléchargement qui n’arrivera jamais, ce Gif très fin se dote en plus d’une signification allégorique et réflexive, ce qui est assez rare et introduit le médium dans le champ de l’Art.
Effet d’immatérialité
Certains Gif jouent ouvertement sur l’illusion de la quantité en rapport avec celle de la linéarité du temps. Puisque le Gif animé est une boucle, il ne peut y avoir de progression dans l’espace ni d’accusation de matière, mais une répétition exacte des mêmes espaces et des mêmes quantités. En cela l’image du Gif animé représente des objets dont le retour cyclique proclame l’immatérialité. Pourtant, lorsque la boucle est bien bouclée, et que l’illusion d’une durée continue ou d’une accumulation de matière est mise en scène, le spectateur se trouve devant une contradiction qui rappelle celle de ces petites fontaines auto-alimentées…
Le verre qui ne se remplit jamais …
La télé qui ne se vide jamais …
Les déchets qui ne se cumulent pas …
Les planches qui ne s’empilent pas …
L’effet d’immatérialité introduit ainsi une rupture dans l’appréhension de la temporalité. Ne percevant pas les effets cumulatifs du passage du temps puisque rien n’évolue dans ces Gifs animés, l’oeil du spectateur perçoit la scène comme une sorte de présent éternel. Alors que lorsque l’accumulation se produit en dehors du champ, la notion du temps écoulé est réintroduite, de façon potentielle, dans l’image :
Dans ce cas de figure on peut croire qu’un petit tas de disques se crée sous la ligne basse du cadre. Cependant au bout de quelques heures, il convient de se demander pourquoi son sommet n’apparaît pas…
Effet corporel
Le regard met en jeu le corps et les jeux optiques ont généralement un effet relaxant tout comme la mécanique des vagues qui berce notre regard et produit un apaisement. Ce n’est probablement pas un hasard si les divertissements optiques ont pris place au moment où les sociétés occidentales se sont urbanisées amenant des millions de personnes loin de leur lieu de naissance et de leur environnement originel dans des espaces où les églises ne suffisaient plus à rassembler les fidèles dans une image partagée. (Les églises peintes étant des images habitables). Le rapport à l’image, surtout dans sa dimension partagée, est ainsi un moyen de réduire la séparation d’avec un milieu culturel et environnemental où l’on vivait en osmose, connu et proche des autres. Ce sera d’ailleurs une des fonctions de la salle de cinéma, église laïque moderne, de réduire un peu l’anonymat en plongeant les individus séparés dans une même émotion partagée, ou tout au moins vécue de concert, auprès de l’intimité de ces êtres collectifs que sont les stars, idoles partagées dans le culte commun. Ainsi donc, l’image nous berce et nous relie aux autres, et produit un apaisement, en particulier l’image des vagues sur laquelle se fonde très souvent le Gif animé. Le Gif animé repose sur la mécanique des vagues.
On voit ansi apparaître des Gifs animés qui mettent en jeu le frisson de bien être qui peut parcourir l’épine dorsale quand on se sent bien sous la caresse, quand on s’abandonne … A quel chaton vous identifiez-vous ?
Un frisson qui ne tient qu’à un fil …
qui passe par le cuir chevelu …
Et remonte le long de tout le corps …
L’effet corporel fonctionne par identification et repose sur l’effet maternant des images.
Effet narratif (contraste heuristique)
Enfin, par contraste pour faire ressortir une des spécificités du Gif animé, voici un Gif narratif fait à partir de dessins sommaires. Il raconte une histoire simple. Rien ne le distingue alors d’un dessin animé proposé dans un format vidéo. Il est pourtant au format Gif et l’on peut encore dire qu’il s’agit d’un Gif animé. Cependant, il paraît assez évident qu’il n’appartient au champ esthétique du Gif animé mais à celui du dessin animé. Le Gif animé est ainsi une image à mi-chemin entre le domaine de l’animation et celui de la photographie et du cinéma, c’est une forme culturelle, pratiquement un médium qui fait une synthèse entre ces trois formes récentes de représentation à l’âge de la socialité numérique en ligne.
En attendant la suite … (ça fait déjà pas mal…)
Ces différents motifs et ces différents effets, dont la liste ici présente n’est pas exhaustive, soulignent la dimension enveloppante, fluide et relationnelle de l’image du Gif animé, qui est, depuis sa création dans les premiers temps d’Internet, une forme de sollicitation du regard de l’internaute. Elle joue sur ces différents registres pour provoquer le rire, l’illusion, l’attente, l’impression d’immatérialité, le frisson … Elle fait passer un petit moment partagé et partageable, réunifiant ce qui a été séparé, renouant avec les racines optiques du cinéma mais aussi avec ses dimensions collectives et chaleureuses. Ce que la 3D, souvent mal inspirée, essaie de produire dans les salles, le Gif animé l’exerce dans les réseaux sociaux où il vient d’être apprivoisé. Les Gifs animés sont des caresses pour les yeux, des caresses sans auteur, mais jamais anonymes, offertes et appréciées sans critère critique ni esthétique, ils offrent la liberté d’apprécier un objet ludique sans exercer un jugement de goût ni une interprétation. On voit pourtant qu’ils peuvent être réflexifs, questionner en abyme leur propre support, leur propre condition d’existence, mais à l’instar des trompe-l’oeil baroques qui en fait détrompaient l’oeil, cela ne se fait jamais au détriment de l’effet ni du jeu. Le Gif animé est un jeu optique intelligent, une forme sociale et non distinctive d’Art populaire susceptible de nous indiquer les nouvelles voies de ce que l’on pourrait appeler la créativité (je dirais de préférence “inventivité”) humaine par opposition à la prétentieuse Création.
Merci à Fatima Aziz, Gaby David, Alain François, Frédéric Quiring, Rithy Panh, Zen Kane, David Duquerroigt, Euqinimod Uthagey, Patrick Peccatte, Emanuela Cau qui est la reine du Gif animé et les autres pour leur complicité et leurs sympathiques partages de Gifs animés durant l’été …
· Graphics Interchange Format – format d’échange d’images []
· Très souvent utilisée dans les cinemagraphs comme le montre le reportage de Rue 89 cité plus haut []
Collé à partir de <http://veraicona.hypotheses.org/546>