Et si tout devenait gratuit…

LE MONDE | 07.09.2015 à 11h28 • Par Pascale Krémer

Boutiques sans argent, boîtes à livres, cafés “suspendus” pour le client suivant… La culture du don se développe. Par solidarité mais aussi rejet du gaspillage.

Sur chaque rayonnage, vaisselle, petit électroménager, jouets pour enfants, une grosse étiquette indique le prix. « Zéro euro. » Pourtant, cela ne rate jamais. Les nouveaux clients posent la question, comme si leur cerveau ne pouvait intégrer l’information : « Et ça, c’est combien ? » C’est gratuit, doit répondre Debora Fischkandl toute la journée. Gratuit et déroutant.

Au début de l’été, la boutique sans argent a ouvert avenue Daumesnil, à Paris. Chacun peut y venir et prendre ce qui lui fait envie. Inutile de brandir un justificatif de chômage ni même de déposer un objet en échange. « La générosité est contagieuse », lance en souriant Mme Fischkandl, la créatrice de cet espace de dons entre particuliers. Visiblement dotée d’une confiance en l’humanité aussi solide que ses soutiens institutionnels (région Ile-de-France, mairies de Paris et du 12e arrondissement, qui prête le lieu), l’ancienne chargée de communication dans l’associatif n’a observé « aucune razzia » depuis l’inauguration.

Un mariage à zéro euro

Devant le portant à vêtements adultes, Béatrice Lanouar hésite, chemisier tendu à bout de bras, comme s’il allait lui coûter une fortune. La quinquagénaire semble jouer à la cliente, ce qu’elle n’a plus guère le loisir d’être avec son emploi aidé à 570 euros mensuels. « Je prends ce qui me plaît, c’est un bonheur ! Personne ne m’a jamais rien donné. Mais si je ne porte pas, je ne garde pas, il ne faut pas abuser de la générosité des gens. » A son arrivée, elle s’est empressée de déposer sur le comptoir un soutien-gorge acheté quelques euros en promotion. Trop grand, une autre en profitera.

C’est à Mulhouse (Haut-Rhin), en 2010, que s’est créé le premier Magasin pour rien associatif, d’inspiration allemande. Paris et Rennes ont emboîté le pas. Un indice, parmi tant d’autres qu’il n’est pas possible de lister, de l’actuelle floraison d’initiatives ayant la gratuité pour principe. Un jour, l’œil est attiré par une énigmatique ardoise accrochée au mur d’un bistrot : « 3 cafés suspendus. » Et le serveur d’expliquer ce système tout récent en France : payez votre café le double de son prix, vous en offrirez un au client suivant, qui n’en a pas les moyens. Fred Machado, le patron de Chez Fred, à Bordeaux, est un convaincu. « Ce ne sont pas les clochards qui en profitent, eux veulent des bières. Plutôt les étudiants et les retraités en fin de mois. C’est sans abus, une fois de temps en temps. Et mes clients adorent. Ils font une bonne action pour 1,50 euro. »

C’est compliqué pour les gens d’accepter quelque chose de gratuit. Le processus d’échange est bien plus ancré dans les mœurs.” Madeline Da Silva, conseillère municipale des Lilas

Après les cafés, des commerçants solidaires, un peu partout en France, se sont mis à « suspendre » des baguettes, des repas et même des coupes de cheveux. CoffeeFunders, la plate-forme Internet qui les recense, fait état d’une progression constante. « Pourtant, c’est compliqué pour les gens d’accepter quelque chose de gratuit. Le processus d’échange est bien plus ancré dans les mœurs », témoigne Madeline Da Silva. Depuis un an, elle œuvre pour faire des Lilas (Seine-Saint-Denis), commune dont elle est conseillère municipale, la première « ville suspendue ». Sept commerces ont déjà joué le jeu, au moins un temps.

La trentenaire, mère de deux enfants, sort éreintée de l’organisation de son mariage collaboratif – fleuriste, DJ, styliste et photographe ont accepté que les futurs époux ne les rémunèrent pas en argent, mais en travaillant sur leur stratégie de communication. Preuve par le champagne que « la gratuité est possible partout, même dans ce domaine de dépenses à tout-va ». « On ne peut plus faire l’impasse sur cette économie circulaire, l’attente est trop forte, poursuit Madeline Da Silva. Tout le monde achète désormais des vêtements de seconde main, ce n’est plus réservé aux pauvres, ce n’est plus plouc. C’est celui qui achète plein pot qui l’est ! Il se passera la même chose avec la gratuité. »

Etape suivante, en cette rentrée : installation d’une boîte à dons dans un parc public. Imaginez une sorte de grosse cabine téléphonique en matériaux recyclés. Des petites étagères, des patères accueillent tout ce qui encombre les appartements urbains. Libre à chacun de se servir et d’apporter. Nantes, Roubaix, Besançon, Le Havre, Lyon ont déjà adopté le concept inventé, en 2011, dans les quartiers branchés berlinois. En version plus modeste, les boîtes à livres installées ici par des particuliers, là par des associations de quartiers (Circul’Livre) ou des libraires (Decitre) ont popularisé le principe depuis une poignée d’années.

Cafés, boîtes, armoires, et désormais marchés, c’est l’effet boule de neige : des « zones de gratuité » (ou « gratiferias »), ces vide-greniers du tout-gratuit, apparaissent, comme à Sarlat-la-Canéda (Dordogne), début juillet. L’organisatrice, Nacira El Manouzi, agent Pôle emploi, est bien placée pour savoir que l’argent manque. « Mais certaines personnes ont envie de donner, aussi. Elles sont payées d’un sourire, d’une discussion. Leurs objets ont une seconde vie au lieu d’atterrir à la déchetterie. » La planète les remercie.

Une voie d’évidence

On partage graines et plants dans des grainothèques, et même des composteurs en pied d’immeuble, on se prête les outils entre voisins, les canapés entre voyageurs, on cuisine pour tous une soupe géante de légumes récupérés… Avant l’arrivée imminente de réfrigérateurs collectifs de rue, dans lesquels placer ses surplus. Pour la génération coutumière du free Wi-Fi à chaque pas de porte, des films en streaming, des logiciels libres et de Wikipédia, la gratuité s’impose comme une voie d’évidence qu’ont ouverte Internet et la crise économique et écologique.

A la Gratiferia de Sarlat, qui offre aussi repas et spectacles, l’ambiance n’est pas franchement morose, raconte Nacira El Manouzi. Car celui qui vient change sa vision de l’autre, soudain perçu comme désintéressé. « On a besoin de cela, de quelque chose de plus humain, de gentillesse, de rester optimiste en voyant qu’il y a une autre manière de s’en sortir, par l’entraide. » « Et les reventes sur Leboncoin ? », demande-t-on. Pas majeures, et pas graves, assure-t-elle.

Les boîtes à dons ne sont pas davantage vidées d’un bloc. Ni les fruits et légumes cultivés en commun dans les interstices urbains (par le biais du mouvement Les Incroyables Comestibles). Une autorégulation s’instaure. Docteur en économie, Anne-Sophie Novel voit, dans la crise, la montée des inégalités et le caractère aisément reproductible de ces initiatives, la raison de leur succès actuel. « A cela s’ajoute une critique montante de l’économie du partage, qui pousse à la marchandisation de pratiques non marchandes, à vendre la moindre parcelle de son intimité. »

Donner est une forme de domination. Là, c’est anonyme, déconnecté dans le temps, on se débarrasse de cette dette.” Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue

Mieux. Pour l’entrepreneur social Nathan Stern, bien qu’impliquant contrepartie (monétarisée ou non), l’économie du partage « porte dans son ADN la gratuité : c’est la marque de fabrique des particuliers, ce petit crochet supplémentaire que fait le conducteur de BlaBlaCar qui a sympathisé avec son passager, ce cadeau à l’arrivée dans la maison échangée par HomeExchange ou louée par l’intermédiaire d’Airbnb… ».

L’essor du don vient aussi d’une perte de confiance à l’égard « des solidarités verticales, venant de l’Etat », selon Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue et chercheuse au Centre national de la recherche scientifique : « C’est donc à chacun d’aider, de reprendre la main. Par ailleurs, les nouvelles formes de don permettent d’éviter le contre-don décrit par Marcel Mauss et Pierre Bourdieu. Donner est une forme de domination puisqu’on prend l’ascendant sur une personne redevable. Là, c’est anonyme, déconnecté dans le temps, on se débarrasse de cette dette. »

Les militants anarchistes, d’extrême gauche et/ou écolo-décroissants en lutte contre la tyrannie de l’argent, les fouilleurs de poubelles au « régime déchétarien » sont rejoints par les 24 millions de visiteurs annuels du site de consommation responsable ConsoGlobe, dont le service le plus fréquenté est celui du don entre particuliers – une caverne d’Ali Baba pour amateurs de chatons, rollers, cuisinières, cuves à fioul et Seat Ibiza. Par les 53 000 membres français du réseau mondial (de 7 millions d’inscrits) Freecycle, aussi. « Don après don, nous changeons le monde », promet-il.

Les élus locaux, eux, ont encore du mal à intégrer cette mutation. Quand, à la fin de 2014, Amélie Allioux, 29 ans, architecte de métier, a installé bénévolement la première boîte à dons dans un quartier populaire de Nantes, le plus inquiet a été l’un d’entre eux. « Et si quelqu’un vole, qu’est-ce qu’on fait ? »

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