La gratuité, c’est le vol, selon un livre gratuit

septembre 11th, 2015 Posted in Lecture, Les pros

La gratuité, c’est le vol est le titre d’un petit livre de l’avocat Richard Malka, diffusé en ligne et tiré à 50 000 exemplaires papier.

Le problème philosophique que pose Richard Malka est simple : si la gratuité est le vol, alors ne risque-t-on pas de se faire escroquer en se fiant aux idées contenues dans un livre gratuit ? Car ce livre est diffusé de manière totalement gratuite. Or comme le dit l’adage : « si c’est gratuit, c’est toi le produit ». Bon, bref, je ne vais pas le lire, j’ai pour principe de ne pas cautionner les œuvres qui me traitent d’imbécile dès le titre, je préfère avoir la surprise.

 

Je suis tout de même même allé voir auteursendanger.fr, le site qui accompagne cette publication. Sobre mais discrètement sophistiqué, ce site s’appuie sur le logiciel gratuit WordPress1, associé à un « thème » plus ou moins réalisé sur mesure nommé sne-wp. « Sne » pour Syndicat National de l’édition, supposerons-nous.

Le fichier styles.css, facilement accessible, nous renseigne un peu. Apparemment le thème WordPress wp-sne s’appelle en réalité Club des Mécènes – la Rodia et a été développé par une agence de Besançon, pixies-agency, pour la Liste d’union de la Droite et du Centre des élections départementales 2015 du Doubs, sans doute après avoir servi pour le Club des Mécènes de la salle de spectacle la Rodia. On peut imaginer, en voyant la mention d’une licence libre, qu’il s’agit à l’origine d’un thème offert en ligne par quelque programmeur anglo-saxon. Comme cela se fait souvent, le thème a été un peu recyclé, et comme presque toujours, les développeurs ont négligé d’en corriger proprement les crédits :

On remarque au passage que l’encodage a fait sauter les accent, les « é » sont devenus « Ã© » et les « è » sont devenus « Ã¨ ». Un travail de cochon, si vous voulez mon avis — mais je suis certain d’avoir déjà fait pire.

Les mentions légales2 du site auteursendanger.fr ne le spécifient pas mais on supposera que l’agence pixies a réalisé ce site en échange d’une rémunération, ce qui signifierait que le site web qui accompagne le livre a coûté quelque chose. Donc non seulement le livre La gratuité c’est le vol est gratuit, mais en plus sa promotion est coûteuse. Il constitue donc certainement une forme d’investissement pour ceux qui l’ont commandité3, à savoir le Syndicat National de l’édition, association qui regroupe un certain nombre d’éditeurs4, ou plus exactement, de sociétés d’édition (et notamment les poids-lourds de l’industrie du livre) et qui défend (ou pense défendre, car rien ne dit pour l’instant que la stratégie soit autre chose que l’expression d’une panique face à un avenir difficile à décrypter) les intérêts du secteur, mais n’a pas spécialement vocation à s’intéresser au point de vue des lecteurs, des auteurs ou des libraires. Ce n’est pas une critique : dans chaque domaine économique, il y a des rapports de force entre acteurs, les uns et les autres se regroupent pour coordonner leurs actions et défendre leurs intérêts, tout est normal.

Il est bien moins honnête en revanche de donner au site le titre « auteurs en danger » si ce sont les éditeurs que l’on défend5. Bien entendu, les intérêts des maisons d’édition peuvent rejoindre ceux des auteurs, mais c’est loin d’être une fatalité, et les récents mouvements sociaux d’écrivains6 montrent que les éditeurs n’ont pas toujours de scrupules à faire baisser la rémunération des auteurs au minimum, à mal informer ces derniers, à glisser des clauses suspectes dans leurs contrats, etc. Et on comprend, dans ce bras-de-fer, qu’ils craignent les acteurs du Net : sur un livre numérique publié par un éditeur traditionnel français (un de ces éditeurs qui ont reçu des subventions publiques absurdes pour accompagner la « transition vers le numérique »), l’auteur percevra généralement le même pourcentage que pour un ouvrage papier (au mieux 10%), malgré l’absence des coûts habituels de diffusion (plus de 50% du prix d’un livre) et de fabrication (20%), tandis que chez Amazon, le prix d’achat du livre est divisé en trois parts plus ou moins égales : une pour l’éditeur, une pour le diffuseur et une pour l’auteur. Et si en plus d’être le diffuseur, Amazon est l’éditeur, la part de l’auteur monte à 70% !

Comme d’habitude dans les débats qui entourent le droit d’auteur, les groupes industriels ne se présentent pas comme tels, ils personnalisent la question, ils envoient au casse-pipe des écrivains, des musiciens, des acteurs, des artistes, des gens qu’on aime bien. Des arbres qui cachent la forêt, qui font croire que l’on parle d’art, de littérature, de culture, enfin de tout ce qu’on veut, sauf d’argent, et que si l’on parle quand même un peu d’argent, ce n’est que de celui des humbles créateurs. Cette fois, on atteint un peu le fond du panier avec Richard Malka, certes scénariste de bande dessinées et avocat de Charlie Hebdo, mais qui restera surtout dans l’histoire des libertés publiques comme l’avocat de la société Clearstream, qu’il a vaillamment défendue contre un seul homme, le journaliste indépendant Denis Robert7. Il paraît que Malka se désole de la mauvaise publicité que lui a valu, auprès des journalistes, le fait de défendre Goliath contre David.

Je n’ai pas lu son livre, donc, mais d’après l’article du Monde il semble qu’il s’en prenne à l’« exception dangereuse » du fair use qui fait partie d’un ensemble d’idées « directement importées des Etats-Unis et viennent des pratiques défendues par Google, Apple, Facebook ou Amazon (GAFA) ». L’attaque Ad etasunium est un sport national qui fait mouche à chaque fois : si c’est américain, alors c’est pas bien (moi-même, je le confesse, il m’arrive de recourir à cet argument). Le livre s’en prend semble-t-il aussi beaucoup à l’Union européenne, ce qui est toujours payant par les temps qui courent. L’Europe des sociétés de finance luxembourgeoises, ça va, mais l’Europe du fair use, ah non !

Dans sa vidéo, Richard Malka explique que si le droit d’auteur est réformé, la rémunération des auteurs deviendra une exception à la gratuité, plutôt que le contraire, et que l’on en reviendra à l’ancien régime.

Il serait honnête de la part du journaliste du Monde de dire de quoi on parle exactement : le fair use, ce n’est pas une pente glissante vers la disparition du droit d’auteur, c’est une exception au droit d’auteur née dans les pays anglo-saxons (peu suspects de lutter contre la propriété privée) il y a plusieurs siècles, qui permet de diffuser certaines œuvres ou certains extraits d’œuvres dans des cas spécifiques, par exemple dans le cadre académique ou assimilé. Si, sur la version anglo-saxonne de Wikipédia on peut voir les affiches des films ou les couvertures des livres, et que celles-ci sont systématiquement absentes de la version francophone de Wikipédia, c’est du fait de cette différence culturelle. En tant qu’enseignant en art, je ne peux pas montrer d’extrait d’un film sur DVD à mes étudiants sauf à faire acquérir par la médiathèque de mon école les droits spéciaux (et très élevés) pour cet usage. En théorie, un article paru dans une revue universitaire au tirage de quelques centaines d’exemplaires ne peut contenir la reproduction d’aucune œuvre visuelle (domaine où la notion d’extrait n’a pas de sens), sauf à demander l’autorisation de le faire à ses ayant-droits. Autorisation qui peut être refusée. Et là, nous arrivons à une possibilité de censure à laquelle pourrait être sensible le soi-disant spécialiste de la liberté d’expression Richard Malka : tant qu’il n’existera pas de faire use dans le droit français, il sera possible d’utiliser le prétexte du droit d’auteur pour faire pilonner (et ça s’est vu) des travaux de recherche qui déplaisent aux auteurs ou aux ayant-droits. À mon petit niveau, en tant que simple blogueur, j’ai déjà connu des cas de censure : demandant l’autorisation d’utiliser une image à son auteur, ce dernier m’a demandé en échange non seulement de le créditer, mais aussi de faire de la publicité pour son dernier livre paru, et a tenu à avoir un droit de regard sur la partie de mon texte qui parlait de lui. Depuis, je ne demande plus.

Thomas Jefferson, un des inspirateurs de l’actuel fair use. Comme les autres pères fondateurs des États-Unis, avec qui il a inventé l’actuel Copyright, Jefferson craignait les situations de monopole, particulièrement sur les idées dont on ne peut, disait-il, être le propriétaire exclusif que tant qu’on les garde pour soi.

Parfois, les ayant-droits font preuve d’une imbécillité dont la cohérence force l’admiration, comme la famille de feu je-ne-sais-plus (et pour cause) quel artiste qui refuse avec constance depuis une trentaine d’années toute reproduction des dessins d’un homme dont l’œuvre méconnue de son vivant est paraît-il formidable, et pour qui n’existe donc aucun article monographique illustré. Leur mesquinerie de courte-vue fait que le trésor sur lequel ils se pensent assis ne peut que stagner en attendant d’être redécouvert, dans une quarantaine d’années, lorsque l’œuvre entrera dans le domaine public et échappera à leur pouvoir.

Je remarque que les maisons d’édition acceptent volontiers une forme de fair use : s’il s’agit d’accompagner des articles de presse complaisants, elles ne se plaignent pas de voir reproduites les couvertures de leurs livres. Souvent, ce sont eux-mêmes qui fournissent les fichiers. En fait, ce sont même souvent eux aussi qui envoient le texte, ou du moins un dossier de presse dans lequel les journalistes trouveront rapidement les mots-clés et les arguments qui les aideront à parler d’un livre lu en diagonale ou pas lu du tout. Si des titres aussi divers que Elle, Les Inrockuptibles, TéléramaTGV Mag ou Le Monde s’imposaient le même respect du droit d’auteur que la version francophone de Wikipédia, il se vendrait sans doute moins de livres en France.

Je comprends très bien que les maisons d’édition craignent Google et Amazon, ils auraient bien tort de ne pas le faire. Je comprends même qu’elles cherchent à tout prix à freiner ce qu’elles sont incapables de guider : c’est dommage, et on sait comment ça se terminera, mais dans leur position, c’est très facile à expliquer, on se méfie des bouleversements lorsque l’on a quelque chose à perdre et qu’on ignore ce que l’on peut gagner — ce n’est pas pour rien que c’est à vingt ans, alors qu’on n’a rien à perdre et tout à gagner au changement, que l’on est révolutionnaire.

Mais le refus unilatéral du fair use, ça, je ne comprends pas, et je pense même instinctivement que ça n’est pas l’intérêt des éditeurs, y compris de ceux qui ont la vision la plus mercantile et dépassionnée de leur domaine d’activité.

1.                                    Je lis sur Actualitté que dans son livre, Malka écrit que « tout mode de financement alternatif constitue un miroir aux alouettes ». Le logiciel WordPress avec lequel fonctionne le site est pourtant, précisément, le fruit d’un financement alternatif, tout comme le logiciel Apache, utilisé par le serveur, le langage PHP, sur lequel s’appuie WordPress, etc. []

2.                                    Les mentions légales des sites web me font toujours rire. J’ignore si c’est la loi mais elles contiennent toujours le nom et l’adresse de l’hébergeur du site, information qui ne demande que trois clics à celui qui voudrait le savoir, et contient souvent la mention d’une indépendance vis-à-vis de Google, Facebook ou Twitter (?!?), mais ne mentionnent que de manière exceptionnelle l’identité des webdesigners qui ont produit le site… []

3.                                    Au passage, il n’est pas dit si Richard Malka a été rémunéré ou s’il intervient bénévolement, ni s’il a écrit au titre d’avocat, de citoyen, d’auteur ou tout cela à la fois.
Mise-à-jour : je n’ai pas la source mais on m’apprend sur Twitter qu’il s’agit d’une commande. []

4.                                    Les anglo-saxons ont deux mots distincts : le « publisher », qui correspond à la structure d’édition, et l' »editor », qui est la personne qui accompagne un livre, en soutenant l’auteur, en l’aidant à prendre des décisions, en lui suggérant des modifications. Pour avoir eu un certain nombre d’éditeurs, je peux attester qu’il y a une différence énorme entre les bons et les moins bons. C’est cette partie du métier qu’Amazon ou autres plate-formes d’auto-édition ne prennent pas en charge. []

5.                                    La quatrième de couverture enfonce le clou : « L’avocat Richard Malka prend la plume au nom des auteurs et créateurs »… Aucune mention des éditeurs, pourtant commanditaires du pamphlet. []

6.                                    Lire par exemple À ceux qui oublient qu’il faut des auteurs pour faire des livres. Voir aussi la récente vidéo de François Bon à propos de ses rapports avec Albin Michel. []

7.                                    Après dix ans de procès et malgré la campagne de personnalités aussi sympathiques que Philippe Val et Élisabeth Lévy, Denis Robert a finalement eu gain de cause, la justice ayant affirmé que son travail était sérieux et utile au public. []

 

Collé à partir de <http://hyperbate.fr/dernier/?p=34352>