La prison, « un lieu vide de sens »
« De un, on punit de prison des actes qui ne relevaient auparavant pas de cette sanction, comme la conduite après la perte des points du permis. Et de deux, on inflige des peines plus longues, notamment dans les cas de récidive. En France, les années 2000 ont ainsi vu un accroissement de la population carcérale de 57 %. » (Didier Fassin)
Cet entretien a été publié dans le numéro 19 de la version papier d’Article11
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Dans La Force de l’ordre1, il suivait pendant deux ans les équipages d’une brigade anticriminalité de banlieue - l’occasion de dresser le portrait de policiers violents, racistes et provocateurs. Avec L’Ombre du monde2, l’anthropologue Didier Fassin plonge cette fois dans le quotidien d’une maison d’arrêt. De quatre ans d’enquête, il tire un saisissant panorama, celui des logiques sociales qui frappent le détenu, de son arrestation à sa libération. Et il pointe « l’inanité du temps de l’incarcération ». Entretien3.
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Vous rappelez que la prison est une invention récente, le châtiment passant de l’action sur le corps à une action sur la liberté. On a pourtant le sentiment qu’il y a toujours eu des prisons, comme si elles faisaient forcément partie du paysage. La force de ce système punitif tient aussi en ce qu’il est ancré dans nos têtes ?
« On a enfermé bien avant l’invention de la prison moderne : dans les geôles des tribunaux, pour y entendre des suspects, ou dans des cachots et des bastilles sur ordre du souverain. Comme dispositif punitif généralisé, la prison n’apparaît cependant qu’à la fin du XVIIIe siècle. Du reste, elle est vue comme un progrès, puisqu’elle remplace les supplices et, en partie, les exécutions. Les uns et les autres étaient toutefois rares, tandis que l’incarcération, évidemment bien moins cruelle et moins définitive, s’est imposée comme un châtiment de plus en plus fréquent.
L’emprisonnement, qui présente l’avantage d’une possible gradation de la sanction en fonction de la gravité de l’acte à punir et offre l’espoir d’une potentielle réforme morale du prisonnier pendant le temps de sa détention, est ainsi progressivement devenu la peine de référence, à mesure que disparaissaient, tardivement, le bagne et les travaux forcés. Il est aujourd’hui difficile, pour le public, le législateur et les magistrats, de penser la punition en dehors de l’horizon de cette peine ultime, la seule considérée comme une véritable sanction (même si les contraventions sont bien plus nombreuses). »
Vous montrez que le nombre de détenus baisse largement en France de 1850 à 1939, passant de 52 000 à 12 000. C’est ensuite que ça se gâte : on compte 20 000 prisonniers en 1955, contre 68 000 en 2014. Il s’agit, dîtes-vous, de « punir de plus en plus implacablement en même temps que d’écarter de plus en plus longtemps »...
« Il est effectivement important de rappeler qu’il y eut un temps pas si lointain où l’emprisonnement apparaissait de moins en moins comme une punition nécessaire, ne sanctionnant que les faits les plus graves. À partir du milieu du XXe siècle, et surtout à compter des années 1970, cette tendance s’inverse en France comme dans tous les pays européens. C’est toutefois aux États-Unis que le mouvement atteint une ampleur sans précédent : en quarante ans, la population carcérale y est multipliée par plus de sept. Elle comprend aujourd’hui 2,3 millions de personnes, essentiellement des hommes noirs de milieu défavorisé.
Cette évolution est sans rapport avec les courbes de la criminalité. Notamment dans le cas français, puisque les formes les plus graves, à commencer par les homicides, ont baissé sur la même période. En fait, deux phénomènes se conjuguent. De un, on punit de prison des actes qui ne relevaient auparavant pas de cette sanction, comme la conduite après la perte des points du permis. Et de deux, on inflige des peines plus longues, notamment dans les cas de récidive. En France, les années 2000 ont ainsi vu un accroissement de la population carcérale de 57 %. »
[Ce sont les petites peines qui contribuent largement à remplir les prisons depuis deux décennies4. Et particulièrement les délits routiers, les usages de stupéfiants et les atteintes à l’autorité publique5. Tous participent, expliquez-vous, d’une guerre contre les minorités ethno-raciales...
« Cette sévérité croissante a pour corollaire une augmentation des inégalités sociales depuis les années 1980. Il est d’ailleurs notable que les délits économiques et financiers donnent moins souvent lieu à des condamnations6, alors même que la petite délinquance fait l’objet de peines plus fréquentes et plus lourdes. On sanctionne surtout les milieux populaires, et notamment d’origine immigrée. Le cas des stupéfiants est à cet égard remarquable. Au départ, la loi réprimant les stupéfiants visait le trafic d’héroïne, produit dangereux qui a fait de nombreuses victimes. Aujourd’hui, les condamnations ne concernent pratiquement que l’usage et la cession de cannabis, substance dont on sait qu’elle est moins dangereuse que l’alcool et qui commence d’ailleurs à être légalisée dans certains pays européens et certains états des États-Unis. Quoi qu’on pense du bien-fondé de cette législation répressive, on ne peut que remarquer qu’elle est appliquée de façon très inégale. La police procédant à des fouilles presque exclusivement parmi les jeunes de milieu populaire et d’origine immigrée, elle n’interpelle quasiment jamais les jeunes de classes moyennes et supérieures dont les études épidémiologiques montrent pourtant qu’ils affichent une consommation au moins aussi importante.
On pourrait également prendre l’exemple de la conduite sans permis. Le conducteur ne se fera prendre que si les forces de l’ordre décident d’effectuer un contrôle de son véhicule. Mais il suffit d’observer les voitures qui font l’objet de tels contrôles pour se rendre compte qu’ils ne sont pas aléatoires. C’est ce qu’on appelle aux États-Unis ’’Driving While Black’’, qui signifie à peu près ’’conduite en état de noirceur’’… »
L’un des autres volets de cette guerre aux pauvres et aux minorités réside dans le traitement en temps réel des procédures pénales, généralisé au cours des années 2000. En quoi les comparutions immédiates se révèlent-elles plus nuisibles que l’ordinaire juridictionnel ?
« Les comparutions immédiates, qui ont succédé à la procédure de flagrant délit, se sont développées il y a une quinzaine d’années, jusqu’à devenir aujourd’hui le mode le plus habituel de jugement des affaires concernant les délits mineurs. Or cette procédure ne permet pas l’organisation d’une défense, puisque les avocats commis d’office ont souvent moins d’une demi-heure pour prendre connaissance du dossier et préparer leur plaidoirie. Les personnes inculpées se présentent en plus après une nuit de garde à vue éprouvante, sans comprendre ce qui leur arrive. Le résultat est que les condamnations à la prison ferme sont deux fois plus fréquentes que dans la procédure ordinaire de convocation au tribunal. Aujourd’hui, 96 % des mandats de dépôt, c’est-à-dire des emprisonnements à la barre, concernent des comparutions immédiates. »
Après voir évoqué la surreprésentation en maison d’arrêt des minorités ethno-raciales, vous abordez la question des statistiques ethniques. Pourquoi seraient-elles souhaitables ?
« Je ne parlerais pas de statistiques ethniques, mais de statistiques qui incluent toute sorte de variables sociales, dont celles caractérisant l’origine des personnes. Dans l’établissement où j’ai conduit mon enquête, deux détenus sur trois étaient des personnes noires ou arabes, et cette proportion était même de trois quarts pour les moins de trente ans. La surreprésentation de ces populations en milieu carcéral est comparable à ce qu’on observe pour les Afro-Américains et les Hispaniques aux États-Unis, pays connu pour sa longue histoire de traitement défavorable des populations noires.
Illustration de Gala Vanson
En France, on peut continuer à cacher cette réalité en affirmant que sa révélation publique risque de nourrir les idées xénophobes et racistes. À mon sens, elle permet surtout de perpétuer une injustice profonde de notre système punitif. J’ai donc choisi de produire ces chiffres et de les publier. Mais je l’ai fait en montrant comment, depuis les discours de l’exécutif et les votes du législateur jusqu’au travail des policiers et des magistrats, tout concourt à la production de cette discrimination ethnique et raciale. »
Dans La Force de l’ordre, vous dressiez le sombre portrait des membres d’une brigade anticriminalité. À l’inverse, les surveillants semblent sortir plus ou moins blanchis de L’Ombre du monde...
« Il m’a semblé qu’il y avait là un fait remarquable. Personne n’avait comparé ces deux métiers pourtant si proches : surveillant et policier. Issus de milieux populaires et venus de petites villes de province, ils ont le même profil sociologique. De plus, ils passent souvent les mêmes concours, ceux des forces de l’ordre étant les plus prisés. Enfin, ils ont bien sûr affaire aux mêmes populations, puisque les uns arrêtent les individus que les autres gardent. Et pourtant, leur manière respective de se conduire avec ce public sont très contrastées. Bien sûr, il peut y avoir de la malveillance, de l’agressivité, de la perversité chez les surveillants, mais ils font souvent preuve au quotidien d’une certaine capacité à réguler les relations au sein de la prison en évitant les conflits, que les policiers ont au contraire tendance à susciter.
Il me semble qu’il y a trois raisons principales à cela. D’abord, les surveillants savent qu’ils risquent de retrouver dehors ceux avec lesquels les choses se sont mal passées et qui les connaissent bien pour les avoir longtemps fréquentés ; à l’inverse, les interactions avec la police sont brèves. Ensuite, la coprésence quotidienne pendant des mois, voire des années, permet aux surveillants d’apprendre à connaître, et donc à différencier, les détenus en fonction de leurs qualités et de leurs caractéristiques, quand les policiers ont tendance à considérer du même œil hostile tous ceux qu’ils ont en face d’eux. Enfin, les incidents avec les détenus ne sont jamais considérés comme un élément positif du travail des surveillants ; par contre, les désordres provoqués par les policiers entrent dans le chiffre d’actes qu’ils sont censés faire sous la forme d’outrage et rébellion contre agents dépositaires de l’autorité publique. C’est dire qu’il y a une forme d’injustice dans l’image très négative des surveillants, parfois qualifiés de ’’matons’’. Ils sont eux-mêmes victimes, certes bien moins que les détenus, des conditions d’enfermement, à commencer par la surpopulation. Dans l’établissement où j’ai travaillé, on compte plus de 900 détenus pour 580 places : c’est autant de contraintes en plus pour le personnel. »
Au détour d’un chapitre, vous racontez que la préfecture et la direction de la maison d’arrêt ont passé un accord : quand des détenus en situation irrégulière sont libérés, les policiers sont prévenus et les attendent à la sortie. Cette pratique a toujours cours ?
« C’est un échange de bons procédés, si j’ose dire, qui s’est développé entre deux services de l’État. L’institution pénitentiaire a obtenu que les dossiers de renouvellement ou de demande de titre de séjour soient traités durant le séjour en prison par les services préfectoraux - à vrai dire, cela fonctionne très imparfaitement, car les détenus en situation irrégulière ne sont d’une part pas toujours informés de leurs droits, et d’autre part craignent souvent de déclarer leur statut illégal. Et donc, en échange, les services pénitentiaires informent du jour et de l’heure de la sortie des détenus sans papiers la police ou la gendarmerie. Des membres de celles-ci n’ont plus qu’à les arrêter à la porte de l’établissement pour les conduire en centre de rétention en vue de leur éloignement du territoire, y compris lorsqu’ils ont une femme et des enfants présents régulièrement en France. »
Vous décrivez la violence des relations humaines, la détresse des prisonniers, la désespérance et les troubles psys. Pour point d’orgue, le nombre de suicides, multiplié par sept par rapport à l’extérieur7. S’en prendre à soi-même plutôt qu’aux représentants du système qui vous broie - il y a là une forme de paradoxe...
« Quand on pense à la violence en prison, on imagine souvent la violence physique entre détenus ou bien des détenus à l’encontre des surveillants. Elle existe, bien sûr. Mais bien plus que cette brutalité, c’est la violence de l’institution qui affecte le quotidien des personnes incarcérées. Une violence liée à toutes les privations qui leur sont imposées et qui excèdent de beaucoup la seule privation de liberté (au contraire de ce qu’on croit souvent, y compris dans le personnel pénitentiaire). C’est la privation de toute vie affective et sexuelle, la privation fréquente des activités de travail et de sport, la privation de la possibilité de décider quoi que ce soit dans sa propre vie, la privation même du droit de se mettre en colère lorsqu’on est victime d’une injustice (ou alors, au risque de sanctions disciplinaires très lourdes). Impuissants face à cette machine qu’ils sentent les écraser, les plus vulnérables tournent leur violence contre eux-mêmes. C’est ainsi que la France détient le triste record européen des suicides en prison. »
« L’ultime vérité de la condition carcérale […], écrivez-vous, réside en ceci que la prison est un lieu vide de sens et que ceux qui y sont enfermés font progressivement et indéfiniment l’expérience de cette vacuité. » Est-ce à dire que vous ne pensez pas la prison réformable ? Qu’à votre manière, vous approuvez la célèbre formule « Pierre par pierre, nous détruirons toutes vos prisons » ?
« Mon propos est d’un autre ordre. Je ne formule pas un slogan, mais une analyse. Quand les maisons d’arrêt n’offrent du travail qu’à moins d’un détenu sur six, quand on y attend souvent plus de six mois pour pratiquer un sport, quand les activités culturelles concernent un individu sur vingt, quand sept sortants sur huit ne bénéficient pas d’aménagement de leur peine, il devient clair que la détention ne représente, pour la plupart des personnes incarcérées, qu’une perte de temps. Celle-ci n’a pas d’autre sens que de les désocialiser, aussi bien professionnellement que familialement. Perte de temps et même perte de vie, si l’on pense aux conséquences ultérieures de l’incarcération.
S’agissant des courtes peines, celles de moins de six mois, la situation est encore plus caricaturale : on enferme pour des délits mineurs des hommes qui n’ont aucune chance d’avoir la moindre activité, hormis les deux heures de promenade quotidienne, et qui vivront tous une sortie sèche8 faute du temps nécessaire pour la préparer. Souvent, ils auront perdu leur emploi, seront stigmatisés par leur passage en prison, et auront les plus grandes difficultés à se réinsérer. Les études montrent d’ailleurs que les taux de récidive sont beaucoup plus élevés dans ces cas que lorsque des peines alternatives à l’emprisonnement auront été prononcées. Ajoutons que le coût de cette politique d’enfermement est particulièrement élevé. Il est donc étonnant que ce constat qui, au-delà de mes observations en maison d’arrêt, se fonde sur des données du ministère de la Justice accessibles à tous, ne conduise pas à reconsidérer de fond en comble la justification de notre système carcéral. »
1 Publié au Seuil, 2011. Par ailleurs, toutes les notes sont d’Article11.
2 Publié au Seuil, 2015.
3 Cet entretien a été réalisé par mails.
4 Pour illustration, ce chiffre effarant : de 2006 à 2008, les condamnations à des peines de moins de six mois ont augmenté de 40 %.
5 L’auteur souligne qu’en vingt ans, les condamnations pour délits routiers ont augmenté de 58 %, celles pour infraction à la législation sur les stupéfiants de 128 %, et celles pour atteinte à l’autorité publique de 74 %.
6 De 1999 à 2011, écrit Didier Fassin, « les infractions à la législation sur les sociétés (les dossiers les plus lourds), incluant notamment les abus de biens sociaux, ont diminué de 29 % ».
7 Par ailleurs, le taux de suicide en prison est plus du double parmi les prévenus que parmi les condamnés.
8 C’est-à-dire une sortie sans accompagnement.
Collé à partir de <http://www.article11.info/?La-prison-un-lieu-vide-de-sens>