Angry Arab : Quelques remarques sur le carnage de Paris (traduction)

Un billet différent cette semaine, la suite des commentaires sur la BD arabe attendra. Même si ces chroniques ont précisément pour but de montrer qu’il existe un autre monde arabe, qui s’efforce de continuer à lutter, à créer, à croire en l’avenir, et même, par conséquent, s’il peut paraître plus nécessaire que jamais de contribuer à donner un écho à ces voix trop peu connues et relayées, la gravité de ce qui se passe, en France également cette fois, rend un peu vaines de telles tentatives.

Cette chronique propose donc de donner à lire une réaction, écrite, il est vrai, non pas en arabe mais par un Arabe, à savoir As’ad Abu Khalil, alias Angry Arab, né au Liban en 1960 et aujourd’hui professeur de sciences politiques à l’Université de Californie. L’original est donc en anglais et j’en propose ma traduction, sachant que le texte, comme on le verra à certaines références, est destiné en priorité à des lecteurs anglo-saxons.

Un commentaire personnel toutefois, avant de laisser la parole à l’auteur d’un texte qui mérite d’être découvert en français pour ceux que l’anglais rebute : quelques heures, quelques jours seulement après les attentats de vendredi soir, on sent bien que les réactions en France sont très différentes de celles auxquelles on a assisté, il y a un peu moins d’un an, avec les attaques qui ont commencé au siège de Charlie Hebdo (et c’est tant mieux de mon point de vue). On voit apparaître des commentaires qu’on imaginait difficilement possibles il y a quelque temps encore. Certes, on trouve encore quelques obsessionnels pour répéter à l’envi que tout cela ne serait pas arrivé si on était intervenu militairement en Syrie (comme si la destinée de l’Irak ou de la Libye, pour s’en tenir à ces deux exemples, ne donnait pas à réfléchir, et comme si la France n’était pas intervenue militairement alors que le président français a lui-même reconnu l’avoir fait, avant d’ordonner des bombardements sans souci de la moindre légitimité diplomatique, même formelle). Mais de tels propos paraissent aujourd’hui de plus en plus pour ce qu’ils sont bien souvent : une lecture passionnée, en tout cas très partisane, de la situation syrienne, et non pas une analyse aussi impartiale que possible, une analyse qui reste engagée sans doute, et ancrée dans des convictions, mais pas au point de s’aveugler aux réalités les plus évidentes. D’autres lectures commencent à se faire entendre, y compris en des lieux où elles ne pesaient guère jusqu’à présent à côté d’autres opinions, martelées jour après jour. A titre d’exemple parmi quelques autres, le point de vue de Jean-François Bayart tout juste publié dans Libération.

À suivre, les « observations » d’As’ad Abu Khalil sur le carnage perpétré à Paris vendredi dernier. Un texte qui n’est pas « gravé dans le marbre » mais qui répond au style de cet auteur sur un blog où il écrit depuis une douzaine d’années ; un texte qu’on n’est pas près de trouver dans les grands médias français, même s’ils commencent à s’ouvrir davantage à une diversité d’opinion sur la question syrienne.

Saturday, November 14, 2015, Some observations about the carnage in Paris.

Quelques remarques sur le carnage de Paris

1) L’Etat islamique [EI] est passé à l’offensive : en dix jours, il a abattu un avion de ligne russe, massacré des Hazaras chiites en Afghanistan, fait sauter une bombe dans la banlieue de Beyrouth et maintenant Paris.

2) Les gouvernements occidentaux, les USA et la France en particulier, avec leurs alliés saoudiens, qataris et turcs, sont directement responsables de l’arrivée et de l’expansion de l’EI, à travers leurs politiques en Syrie qui ont choyé et nourri l’EI et ses organisations terroristes sœurs.

3) Il n’existe pas sur terre de moyen d’éliminer la menace que constituent l’EI et les organisations du type Al-Qaïda sans aller à la source, en Arabie saoudite, qui est le QG officiel de l’interprétation terroriste de l’islam [inspirée d’]Ibn Taymiyya.

4) Ibn Taymiyya est le penseur/théologien qui a inspiré et guidé les actes et les pensées des terroristes frappant au nom de l’islam.

5) Les gouvernements occidentaux ET les médias sont restés assez cyniquement silencieux au sujet des victimes du terrorisme de l’EI si ces victimes civiles se trouvaient appartenir à la catégorie des « ennemis » des gouvernements occidentaux. Les gouvernements ET les médias – regardez les dépêches du [New York] Times et du [Washington] Post sur la Syrie depuis quatre ans – ont constamment ignoré et même applaudi aux massacres sectaires de civils syriens et libanais s’ils semblaient perpétrés par des adversaires du régime syrien.

6) Exactement comme l’EI et Al-Qaïda ont apporté le terrorisme au cœur de l’Occident, les gouvernements occidentaux ont exporté la mort et la destruction au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : du Mali à la Libye, à l’Egypte, au Soudan, en Somalie, en Irak, au Pakistan, en Afghanistan. Le terrorisme qui a frappé les habitants de ces pays est celui de l’EI et d’Al-Qaïda, celui des bombes, des missiles et des drones des gouvernements occidentaux.

7) Tous les Arabes ont remarqué quelque chose qui ne peut pas ne pas être vu : alors que les terroristes de l’Ei et d’Al-Qaïda voyagent partout dans le monde pour perpétrer leurs actes de terrorisme, Israël et ses intérêts ont été jusqu’à présent épargnés. Les liens entre l’occupant sioniste israélien et le Front Al-Nosra (la branche officielle d’Al-Qaïda en Syrie) ne sont plus un secret.

8) L’EI ne peut pas être vaincu par les airs tant que les gouvernements occidentaux et leurs alliés turc et dans le Golfe le soutiennent sur le terrain, directement ou non.

9) Exactement comme des puissances occidentales ont créé et nourri les précurseurs d’Al-Qaïda en Afghanistan, pour vaincre le régime communiste qui s’y trouvait alors, les mêmes puissances ont créé et nourri un cocktail des pires terroristes moyen-orientaux qu’on ait jamais vu en Syrie en espérant qu’ils allaient provoquer la chute du régime.

10) L’histoire du terrorisme de l’EI a commencé, non seulement avec l’invasion de l’Irak et ses répercussions, en 2003, mais également avec la création d’un vaste refuge pour le terrorisme islamiste en Libye. La Libye a été le plus beau cadeau fait au jihadisme terroriste depuis la chute des Talibans.

11) Les USA et la France ont (avec leurs alliés au sein du Conseil de coopération du Golfe) créé la culture du terrorisme dans la région, en créant imprudemment un refuge terroriste en Syrie au nom de la lutte pour « la démocratie et la laïcité » (pour reprendre les mots stupides de John Kerry), en créant de fort discutables distinctions entre les divers terroristes en Syrie, en y passant des alliances avec le Front Al-Nosra et ses filiales.

12) Le mythe des rebelles syriens modérés en Syrie doit être oublié. Les restes de l’Armée libre de Syrie sont de fait sur le point de passer à l’EI.

13) Les correspondants occidentaux à Beyrouth qui ont la responsabilité de couvrir les événements de cette guerre sauvage en Syrie sont tous coupables (à l’exception de Patrick Cockburn) de désinformer leurs lecteurs [coquille en anglais : leaders] et de les mener à l’erreur. Ils ont ignoré ET JUSTIFIÉ les résultats des voitures piégées et des crimes de guerre perpétrés par les rebelles syriens en Syrie et au Liban, parce que ces crimes servaient leur combat contre le régime syrien.

14) Les organisations occidentales pour la défense des droits sont également coupables d’avoir créé un rhétorique bidon qui sous-estimait et même justifiait les crimes de guerre des rebelles syriens (cf. le dernier rapport par Human Right Watch à propos des femmes alaouites enfermées dans des cages [sur des sites susceptibles d’être bombardés par l’aviation du régime]).

15) La politique française du gouvernement socialiste a même renchéri dans la relation avec les régimes saoudien et qatari, les deux gouvernements qui, plus que tout autre, ont sponsorisé, armé et financé en Syrie un cocktails des terroristes parmi les plus dangereux qui soient.

16) Il est grand temps que les gouvernements occidentaux abandonnent leur politique et leurs guerres en Syrie, non pas pour préserver le régime syrien (comme l’aimeraient la Russie et l’Iran) mais pour exclure de l’avenir de la Syrie les criminels de guerre qu’on trouve dans les deux camps.

17) Je n’ai pas la moindre estime pour Bachar El-Assad et je souhaite le renversement de ce régime depuis 1976, quand son armée a envahi le Liban et réduit à néant mes rêves d’une révolution progressiste de gauche. Mais qui pourrait lui reprocher aujourd’hui les mises en garde qu’il a faites il y a trois ans de cela en disant que les terroristes qu’on aidait alors frapperaient un jour au cœur de l’Europe ? Aujourd’hui, les partisans du régime syrien reprennent ces remarques et les diffusent partout.

18) Les médias des régimes saoudien et qatari (Al-Jazira et Al-Arabiyya en particulier, mais les autres tout aussi bien) ont créé une culture du terrorisme pour laquelle les crimes contres des civils qui se trouvent être des chiites ou des alaouites, des chrétiens ou des sunnites qui résident dans « des zones sous le contrôle du régime » sont chaque jour justifiés. Hier encore, après les attentats dans la banlieue sud [de Beyrouth], tant les médias saoudiens que les qataris ont proposé toutes sortes de justifications, rationalisant ces crimes et traitant de héros les terroristes qui les ont perpétrés. Cette culture du terrorisme est responsable du climat dans lequel sont arrivés les crimes de Paris.

19) Les gouvernements ne peuvent pas avoir le beurre et l’argent du beurre ; ils ne peuvent pas continuer à soutenir les régimes du Golfe, et à les armer, tout en prétendant lutter contre le terrorisme.

20) Les gouvernements et les médias occidentaux sont responsables de la dénonciation et de la condamnation fort sélective de cette culture : ils se taisent à propos des crimes commis chaque jour à l’encontre de la population civile palestinienne par l’allié clé de l’Occident, l’État israélien terroriste.

21) Les Arabes/les musulmans, les Occidentaux ne pourront pas s’entendre à propos de toutes les formes de terrorisme tant que les gouvernements occidentaux et les régimes arabes continueront à se montrer aussi sélectifs dans leur condamnation du terrorisme.

22) Le soutien occidental aux dictatures dans le monde arabe est responsable, de plus d’une façon, de la création de l’EI et de ces groupes terroristes.

23) Cela fait des décennies que les groupes terroristes au Moyen-Orient sont utilisés par des régimes de la région, des puissances occidentales et Israël.

24) Oui, l’invasion de l’Irak en 2003 s’est révélée être exactement ce contre quoi Jacques Chirac avait mis en garde : une dangereuse boîte de Pandore.

25) Obama n’a pas vraiment modifié les politiques dangereuses de Bush, et l’augmentation des guerres au Moyen-Orient a nourri l’essor de l’EI.

26) L’islam des régimes arabes est un islam dangereux et conservateur. Il ne peut pas être changé par les chefs militaires des forces occidentales, mais il peut l’être par les peuples de la région si on les laisse penser et choisir librement. Mais ni l’Occident, ni les régimes arabes ne le veulent. À force de corruption, Al-Azhar est devenu le jouet du régime wahhabite saoudien.

27) Ce n’est pas être sectaire que d’affirmer que la doctrine wahhabite saoudienne est la doctrine officielle du jihadisme terroriste. Le wahhabisme n’est pas une secte : c’est, par la pensée et par les actes, une école de fanatisme terroriste.

28) Comment les puissances occidentales combattent-elles l’EI ? Elles s’appuient sur le bouffon royal de Jordanie et sur les Emirats arabes unis pour diffuser un islam plus soft via les réseaux sociaux. Les imbéciles de Washington qui croient que ces potentats ont le moindre crédit au sein de la jeunesse musulmane devraient se faire soigner !

29) Les puissances et les médias occidentaux sont tous des hypocrites : ils continuent à applaudir et à couvrir les crimes de guerre commis par l’EI et par Al-Nosra en Syrie si les victimes se trouvent être dans des zones sous le contrôle du régime.

30) Il devrait y avoir une fin sans appel à tous les soutiens extérieurs apportés à TOUS les rebelles syriens et au régime.

31) Il y en a encore, mais je dois y aller.

32) Si, tout de même : pourquoi donc les médias parlent-ils de ces massacres en termes de [combat entre] l’Occident et l’islam alors que, parmi les victimes à Paris, on doit bien trouver de nombreux musulmans et alors que l’EI, au Moyen-Orient, tue plus de musulmans que de non-musulmans, même si, pour les membres du Congrès, seuls les juifs et les chrétiens peuvent être des victimes, et pas les musulmans ?

 

Collé à partir de <http://cpa.hypotheses.org/5766>