Pierre Conesa : "Le terrorisme ne se combat pas par la guerre"

Lundi 13 Octobre 2014 à 5:00

Propos recueillis par Régis Soubrouillard

 

Maître de conférences à Sciences Po et à l'ENA, ancien haut-fonctionnaire au ministère de la Défense, Pierre Conesa dit toute sa perplexité sur l'engagement de la France dans la "guerre" contre l'Etat islamique, la coalition baroque montée en urgence par les Américains avec l'Arabie Saoudite et le Qatar, l'attitude de la Turquie ainsi que l'inquiétude que lui inspire actuellement la politique étrangère de la France.

Marianne : La France est en « guerre contre le terrorisme », a déclaré plusieurs fois François Hollande, reprenant une expression popularisée par George W. Bush, mais il semble que la plus grande perplexité règne dans les milieux militaires sur les objectifs de cette guerre avec une zone conflictuelle qui va du Pakistan à la Guinée, un ennemi décidé à internationaliser l'affrontement et une campagne militaire qui se réduit à des frappes aériennes, sans parler de contraintes budgétaires. La France devait-elle, selon vous, entrer dans ce conflit ? 

 Pierre Conesa : Les militaires sont en train de rouler sur la jante, parce que nous avons rarement été confrontés à un champ d’intervention aussi large. Nous menons actuellement quatre guerres qui disent assez bien les contradictions de la coalition.

Il y a la guerre des Turcs contre les Kurdes. C’est la priorité turque bien avant l’Etat islamique. 

La deuxième guerre, c’est une guerre entre sunnites et chiites. Neuf pays de la région sont déchirés par cette affrontement (L'Afghanistan, le Pakistan, la Syrie, l'Irak, le Yémen, Bahreïn, le Liban, la Somalie et même la Malaisie). C’est une guerre de religion et nous pensons que comme nous sommes une tierce partie, nous pouvons intervenir dans ce conflit. C’est une aberration intellectuelle.

La troisième guerre qui est en train de s’ouvrir et qui est peut-être la plus « intéressante » c’est une guerre entre islamistes, il y a de plus en plus de dissidents ou d’anciens d’Al-Qaïda qui se rallient à l’Etat islamique, mais qui, de fait, suscitent une opposition forte des islamistes en place. Si j’étais complètement cynique — ou réaliste, c’est selon — je dirais que la solution, c’est de les laisser se massacrer entre eux.

La dernière guerre enfin, c’est la guerre que les Occidentaux mènent contre les pays de la région : c’est d'ailleurs la quatrième guerre que les Etats-Unis mènent dans cette région. On voit aujourd’hui ce que ça donne : les Occidentaux sont devenus des cibles dans cette partie du monde et c’est le groupe islamiste qui coupera le plus de têtes qui remportera la partie sur le terrain médiatique.

Ce que l'on peut dire et déduire, après avoir listé toutes ces guerres, c'est que chacun des participants a son agenda propre et inévitablement celui-ci entrera inévitablement en conflit avec l’agenda de la coalition.   

 

Les Etats-Unis ont monté dans l’urgence une coalition inédite et assez baroque avec notamment l’Arabie saoudite et le Qatar. Qu’est ce que vous inspire cette alliance improbable ?  

Le processus décisionnel est complètement irrationnel. Est-ce qu’il faut sauver le docteur Frankenstein. L’Arabie saoudite est largement responsable de ce qu’il se passe et on est en train de la défendre alors que c’est un Etat — là au sens strict du terme — qui applique les mêmes méthodes que l’Etat islamique. L’Arabie saoudite, c’est des dizaines de décapitations publiques chaque année, les femmes réprimées, l’interdiction de tout autre culte sur le territoire. C’est un exemple qui prouve que nous n’avons aucun objectif politique. Nous avons un objectif militaire qui est de réduire l’Etat islamique, ce sera très long et l'on ne peut pas espérer le réduire complètement sans troupes au sol. On est là face à une autre contradiction : les Occidentaux sont, pour l’instant, opposés à l’envoi de troupes sur le terrain. Mais qui va faire le boulot ? Qui peut penser que les Saoudiens vont envoyer des troupes pour défendre le régime chiite de Bagdad ? C'est impensable. 

 

Il était donc pour vous urgent de ne rien faire ?  

Une intervention militaire ne peut pas détruire autre chose qu’un Etat. Or, contrairement à ce que son nom indique, l’Etat islamique n’est pas un Etat. Nous sommes engagés dans une guérilla qui sera longue avec des alliés qui interviendront pour sauver ponctuellement des villes et d’autres qui laisseront tomber d'autres villes en fonction de leurs intérêts politiques et stratégiques. 

Nous sommes entrés dans ce conflit suite à l’émotion suscitée par la décapitation de certaines de nos ressortissants. Le pouvoir du politique, c’est quand même d’être courageux. La guerre d’Algérie a commencé suite à l’assassinat d’instituteurs, les époux Monnerot, qui venaient enseigner en Algérie. A partir de ce crime commis par le FLN, les perspectives d’un règlement politique de la guérilla menée par le FLN ont été enterrées. L’exécutif a commencé à déclarer : « l’Algérie c’est la France » ou encore « La négociation c’est la guerre ». Résultat, sept années de guerre, 120 000 hommes sur le terrain pour aboutir à l’indépendance de l’Algérie. C’est aux politiques de dire que les assassins seront punis mais que la guerre n’est pas une solution. Nous sommes en train de faire la même connerie que George Bush après le 11 septembre.

Par ailleurs, aucun conflit n’a jamais été gagné par une campagne aérienne. Le Kosovo, c’est 2 500 frappes aériennes, la comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais si vous rapportez ça à la dimension des territoires conquis ou menacés par l’Etat islamique, ça vous donne une idée du temps que ça prendra de réduire le potentiel de cette organisation…

La seule alternative, c’est une conditionnalité politique forte. Il faudrait afficher des objectifs clairs notamment vis-à-vis des pays qui ont donné naissance au salafisme, en particulier l’Arabie saoudite. On vous aide à vous sauver mais en retour vous acceptez la tolérance religieuse. D'ailleurs, comment voulez-vous justifier le fait de combattre des islamistes en s’alliant avec les soutiens historiques de ces islamistes ?

 

Cela nous contraint à regarder l’Etat islamique avancer car malgré tout il conquiert des villes chaque jour… 

Ce que je veux dire, c’est que le terrorisme ne se combat pas par la guerre. Le terrorisme, c’est un concept. Notre ennemi, il faut le qualifier : c’est le salafisme djihadiste, c’est-à-dire l’idéologie qui s’est répandue à partir de l’Arabie saoudite pour combattre les frères musulmans. C’est un conflit interne au monde arabo-musulman. Quand il y a eu la guerre en Afghanistan, toute l’aide américaine passait par l’Arabie saoudite et les services secrets pakistanais. Une des conditions mises, à l’époque, par le prince Turki qui était chef des renseignements saoudiens, c’était que les madrasas pakistanaises (les écoles coraniques) enseignent l’islam hanbalite, c’est-à-dire l’islam que l’on retrouve en Arabie saoudite. C’est comme ça que l’on a créé les talibans et l'on n'a pas vu le coup venir. Le risque, c’est de repartir dans le même engrenage fatal.   

 

Comment comprenez-vous l’attitude des Turcs alors que le Kurdistan est en train de devenir un des enjeux majeurs du conflit ? 

Cette attitude de la Turquie traduit les fragilités de la coalition. La priorité de l’agenda turque c’est de se débarrasser du problème kurde plus que de se débarrasser de l’Etat islamique. Pour la Turquie, le premier danger terroriste, c'est le PKK mais la seule force kurde structurée est aussi le PKK. Les forces policières turques sont plus mobilisées contre les émeutiers kurdes que contre l’Etat islamique. La meilleure preuve, c’est que beaucoup de combattants qui ont rejoint l'Etat islamique sont passés par la Turquie — qui est certes une frontière difficile à surveiller — mais Ankara a laissé faire parce qu'ils cherchaient à faire tomber Assad, ce qui reste encore leur priorité. On est exactement dans le scénario de la coalition où deux alliés se battent entre eux et font encore le jeu de l'ennemi désigné. Cela traduit l’absence de consensus politique sur cette opération militaire. 

 

Vous pensez que la Turquie va donc laisser tomber la ville de Kobané ?

La Turquie possède la deuxième armée conventionnelle de l’Otan, elle serait en capacité pour intervenir et sauver cette enclave. Or, elle ne le fait pas, bien qu’elle ait promis de s’engager. Kobané est la partie centrale du Kurdistan syrien. Si Kobané tombe, les populations seront poussées vers la Turquie, c'est pour cette raison que la Turquie demande une zone-tampon avant toute intervention armée, mais cela serait surtout le signe d'un net affaiblissement du PKK. Dans les faits, la Turquie et l'EI sont des alliés de circonstance.

 

La réponse du politique à vos critiques consiste à dire que « la guerre que l'on mène là-bas, c’est une guerre que l’on mène aussi pour la sécurité de la France ». Vous n'êtes pas sensible à cet argument  ?

Ce discours est désespérant de bêtise, car c’est le contraire qui se passe. En intervenant, en nous mêlant d’un conflit religieux qui ne nous concerne en rien, nous suscitons quasi-mécaniquement des vocations terroristes. C’est un basculement stratégique qu’il est aujourd’hui impossible de faire entendre à nos décideurs, compte-tenu de l’émotion suscitée par ces décapitations. En entraînant l’Occident dans la guerre, l’Etat islamique a obtenu ce qu’il voulait sans doute dès le départ. Et le piège s’est refermé. Aujourd’hui, nous ne savons pas comment mener cette guerre sans renforcer soit le régime syrien, soit le régime iranien. Nous leur rendons un sacré service car fondamentalement nous ne pouvons pas faire sans ces deux pays que Laurent Fabius avait mis sur sa liste noireJe vous avoue que je suis très inquiet quand je vois la politique étrangère que nous menons actuellement.

 

Collé à partir de <http://www.marianne.net/Pierre-Conesa-Le-terrorisme-ne-se-combat-pas-par-la-guerre_a241877.html>