A Puisseguin, France 2 et BFMTV n’ont pas fait le deuil de la démagogie

« Edition spéciale sur BFMTV consacrée à cette cérémonie d’hommage aux 43 victimes de l’accident de car de Puisseguin. » C’était mardi dernier, il y a une éternité (avant que deux pilotes de jet privé fassent parler la poudre). Les mots entendus ce matin-là m’ont proprement sidéré. Comme l’épouvante le disputait à la colère, il m’a fallu plusieurs jours pour un faire un compte-rendu apaisé.

A l’occasion de cet « hommage républicain aux victimes », France 2 a « cassé son antenne », comme s’en félicite sa présidente Delphine Ernotte, pour faire du BFMTV. Il est 9h42, une envoyée spéciale de la chaîne info à Puisseguin annonce que « François Hollande est enfermé avec les familles. Il y aurait au moins un survivant à l’intérieur de la chapelle ardente ». Quoi ? François Hollande et toutes les familles sont décédés ? Et il n’y a qu’un seul rescapé !  « Le président se rendra ensuite à Petit-Palais pour la cérémonie, me rassure la reporter. Les familles de victimes le suivront en car. » Hein ? En car ! Et pourquoi pas dans un Airbus de la Germanwings ?

Sur les plateaux des deux chaînes, qui chacune ont invité leur psy, la discussion est plus sérieuse. « Le chef d’Etat est dans son rôle, assure l’expert de BFMTV. Le fait de montrer un personnage parental, paternel peut apaiser des personnes qui sont abandonnées. » François Hollande, un père de substitution pour les enfants des disparus, je n’y avais pas pensé. Et Manuel Valls remplacera tonton Marcel ?

« On n’est pas face à un accident de la circulation, estime le représentant d’une association de victimes d’attentats et d’accidents collectifs, mais face à une catastrophe collective. C’est une question politique, sociale, sociologique. » Et même anthropologique, prétend le psy, répondant à une question du présentateur : « Est-ce que les familles ont vraiment besoin de ce gigantesque chapiteau, de ces écrans géants, de six ministres ? » « Je ne sais pas, admet l’expert, mais nous vivons un moment très intéressant sur le plan anthropologique, qui est le besoin de recréer des rites laïcs face au recul religieux. Il y a une demande d’être pris en charge, on redevient comme un enfant et on a besoin d’une personne qui remplace un parent idéalisé. » Et c’est donc le président de la République qui joue ce rôle.

« Ce qui se joue, c’est aussi le deuil pour les autres, ceux qui ne font partie des proches ou de la famille », suggère le présentateur. « Toute catastrophe collective réactive nos deuils anciens, confirme le psy. Nous sommes tous un peu concernés. » Du coup, François Hollande est notre père à tous.

A Petit-Palais, un reporter répond à la question sur la dimension nationale de l’événement. « Les habitants disent : “Il faut que ce soit imposant, cet hommage.” » France 2 comme BFMTV répètent que nous sommes tous concernés (par leur retransmission ?), puisque que « c’est une catastrophe routière, et la sécurité routière est une cause nationale ». « Bernard Cazeneuve, Christiane Taubira, Marisol Touraine, tous ceux qui ont une responsabilité dans cette affaire sont présents », confirme une envoyée spéciale de France 2. Ils sont impliqués dans l’accident ? « Il y a d’anciens élus parmi les victimes donc les habitants ont clairement besoin de ce soutien national », renchérit Jeff Wittenberg en plateau.

Les psys de service regrettent d’ailleurs l’absence d’hommage national lors des accidents de Beaune, du tunnel du Mont-Blanc, de Bretigny-sur-Orge… Et de la rupture des ligaments du genoux de Jean-Pierre Pernaut ? Au contraire, le crash de la Germanwings et les inondations dans les Alpes-Maritimes ont suscité des élans de compassion qui, selon la psy de France 2, « ont permis de réapprendre à être solidaires et attentifs les uns aux autres, dans le fil de la tuerie de Charlie Hebdo et de la mobilisation qui a suivi ». L’esprit du 11-Janvier plane sur donc sur le « concours de circonstances malheureux qui a mené à ce drame », pur produit de « la-faute-à-pas-de-chance », comme il planait sur le suicide d’un copilote d’Airbus (« on avait à l’esprit les images du 11-Janvier », disait un reporter lors de la cérémonie d’alors).

« Il y a donc une dimension politique », déduit Julian Bugier. « Le deuil devient collectif et politique, valide la psy. Le peuple a été éprouvé et les politiques doivent être avec le peuple qui souffre. » En prenant la place symbolique de leurs chers disparus. Pour remplacer ma mémé, je peux choisir entre Marisol Touraine et Christiane Taubira ?

Très vite, Jeff Wittenberg et Apolline de Malherbe, les analystes de France 2 et BFMTV, adoptent l’approche psychanalytique de leurs invités. Pour le premier, « la mort habite la fonction présidentielle parce que le Président est le chef de la famille française ». D’où le deuxième terme de la devise nationale, « travail, famille, patrie ».

Pour la seconde, célébrant un « moment d’unité nationale », « on ressent la nation comme une famille, avec la perte de ses enfants. Et François Hollande vient incarner une figure de père de la nation ». J’espère qu’il n’a pas oublié sa francisque. Face au sempiternel « recul du religieux », la psychologisation des rapports sociaux offre de perpétuer une éternelle transsubstantiation. De même que Dieu et le Saint-Esprit s’incarnent dans le Christ, la nation française s’incarne en un père universel, François Hollande — comme en Louis XIV avant lui.

Du coup, je m’interroge. Plutôt que du régime vichyste, les journalistes de France 2 et BFMTV ne seraient-ils pas nostalgiques de la monarchie absolutiste de droit divin ? La façon dont ils considèrent les manants des « petits villages du Libournais » le laisse penser. Depuis leurs studios, les journalistes jugent qu’« on est dans un géolocalisation très concentrique ». « Il faut rappeler l’échelle géographique dont on parle, insiste le présentateur de BFMTV. On est sur une dizaine de kilomètres, Petit-Palais est à deux kilomètres de Puisseguin. » « Sept kilomètres séparent les deux communes », corrige France 2. Ça n’empêche pas un « très fort taux d’endogamie, poursuit BFMTV. Tout le monde est parent de tout le monde, personne n’est indemne ». Après les Ch’tis consanguins, voici les Libournais endogames — un fléau inimaginable à l’échelle géographique très concentrique de l’Ouest parisien.

Forts de ces a priori, les reporters font assaut de condescendance pour interroger la piétaille, pardon, les sujets de Sa Majesté le maréchal François Hollande, vainqueur de Verdun et de Germanwings. Dans le chapiteau où les officiels se font attendre, l’inégalable Maryse Burgot, de France 2, rencontre d’abord un rescapé, « monsieur Léonardet, on l’a beaucoup vu dans les reportages. Depuis ce jour fatal, vous avez repensé à cet accident ? » Pas du tout, il n’a pensé qu’à l’injustice subie par d’honnêtes pilotes transportant 600 kilos de cocaïne. « Il y a plein de personnes qui sont décédées que vous connaissiez très bien, est-ce que vous avez une sensation de manque ? » Face à Maryse Burgot, je ressens plutôt une sensation de trop-plein.

« Le fait que François Hollande soit sur le chemin, ça vous fait quoi ? » « C’est important pour le travail de deuil ? » Sous l’assaut, le papi peine à balbutier quelques mots. « Ce monsieur force le respect », conclut la reporter, qui a pourtant été très peu forcée.

« Beaucoup de médias sont présents et diffusent ces images atroces, insupportables des proches de victimes », assure un reporter de BFMTV, traumatisé par la vision des rustres rassemblés sous le chapiteau. « Ecoutez, c’est impressionnant, il n’y a pas un bruit », ordonne Julian Bugier au moment où l’arrivée des officiels suscite le brouhaha des gens qui se lèvent respectueusement. « Maryse Burgot, vous êtes sur place, insiste le présentateur de France 2, ce qui frappe, c’est ce silence qui règne à l’intérieur du chapiteau. » « Oui, c’est toujours impressionnant de murmurer pour ne pas le troubler. »

Joignant le murmure à parole, elle interroge : « Cet hommage national, c’est important, ça aide ? » « Non, je sais pas trop, commence le neveu d’une victime, avant d’admettre : Même si les gens n’apprécient pas trop votre travail, ça peut aider. » Ah bon ? Certains habitants se plaignent du voyeurisme des médias ? « On préserve l’intimité des familles, c’est tout à fait normal, assure le présentateur de BFMTV. Mais on entend aussi des témoignages très beaux, très forts, de ces familles qui ont besoin de parler. » « Il y a besoin de parler et besoin des médias, sans eux les familles seraient frustrées », confirme le représentant de l’association d’aide aux victimes. D’autant qu’« un élément renforce l’émotion, précise un journaliste, toutes les victimes n'ont pas été identifiées ». D’où « l’émotion qui subjugue cette région ».

En plateau, la psy en convient, « la survictimisation des personnes impliquées nécessite un suivi dans la longue durée ». Autrement dit, la surmédiatisation à laquelle participent les psys nécessite l’emploi indéfini de psys. On n’est jamais si bien servi que par son moi. L’expert de BFMTV, chaîne transformée en cellule de soutien psychologique dès le jour de l’accident, avoue lui aussi œuvrer à la prolongation des soins : « Certaines prises en charge médicales trop rapides retardent le travail de deuil. » « Les familles ont-elles eu le temps d’entamer le travail de deuil ? », s’inquiète le présentateur. A 11h40, il semble bien que oui.

« A l’issue de cette cérémonie particulièrement émouvante, note le présentateur de BFMTV, les visages étaient plus détendus, plus souriants. Ça a eu un certain effet. » Les participants, soulagés, ont adopté leur père de substitution puisque, rappelle France 2, « c’est dans le rôle de père de la nation que François Hollande a voulu rendre cet hommage ». Et prier pour le retour de nos soldats prisonniers en Allemagne.

« On n’a pas senti du tout d'émotion dans le discours », regrette toutefois la psy du service public. « C’était froid ? », demande Julian Bugier. « L’énumération du nombre de morts des catastrophes passées [de Beaune à Germanwings, ndlr] ça ne parle pas aux familles. » Peu importe, estime Julian Bugier, « on le sent à l'image, c’est une page qui se tourne ». « On ne peut pas parler de page qui se tourne, rétorque le présentateur de BFMTV, mais c’est une nouvelle phase pour les familles. » Pour les mettre d’accord, je suggère : « une nouvelle phase qui se tourne ».

« La froideur du chef de l’Etat peut s’expliquer par l’absence de coupable », justifie Jeff Wittenberg : François Hollande n’a pas pu prononcer de diatribes enflammées contre le terrorisme djihadiste. D’ailleurs, le Père du peuple l’a bien précisé : les victimes étaient toutes « des gens honnêtes ». L’accident de car n’est même pas lié au trafic de stupéfiants ! Ça valait le coup de le préciser puisque dimanche dernier, comme je le rapportais ici, les trois victimes d’une fusillade à Marseille furent présentées à tort et sans preuve comme des trafiquants de drogue par le gouvernement et les télés.

Ce jour-là, les journalistes faisaient peu de cas du « travail de deuil » des familles des deux défunts de 15 ans qui, eux aussi, avaient très bien pu succomber par « la-faute-à-pas-de-chance ». Doutant sans doute de leur appartenance à la nation, aucun psy ni éditorialiste ne souhaitait l’intercession du Père d’icelle. Moralité : selon que vous serez retraité libournais ou ado marseillais…

 

Collé à partir de <http://television.telerama.fr/television/a-puisseguin-france-2-et-bfmtv-n-ont-pas-fait-le-deuil-de-la-demogogie,133517.php>