Petite histoire des modifications aussi subreptices qu'intempestives de Wikipedia

Jérémie Maire

Publié le 15/01/2016.

 

 

L'encyclopédie collaborative qui fête ses quinze ans s'est imposée comme la référence du Web. Mais si tout le monde a accès à ses pages, tout le monde peut aussi y écrire ce qu'il veut. Y compris avec des intentions peu louables...

L’histoire est aussi drôle qu’invraisemblable. Dans son édition du 13 janvier 2016, Le Canard enchaîné révèlait que Wikipedia a bloqué durant un an une adresse IP émanant du ministère de l’Intérieur pour « vandalismes, attitude non-collaborative, (…) passages en force, pistage des contributions d’autrui et foutage de gueule en prime ». De 2007 à fin 2015, une ou plusieurs personnes se sont amusés à modifier plusieurs pages de l’encyclopédie en ligne. Le Monde raconte par le menu les différentes altérations réalisées par des plaisantins à l’humour parfois balourd : ajout de blagues sur des pages sérieuses, obsession bizarre pour l’orthotypographie (une grande campagne de remplacement de guillemets anglais par des guillemets français), mais aussi commentaires politiques sur les domaines de compétence du ministère, comme sur la fusion des services.

Modifier un article sur Wikipedia n’est pas sorcier – c’est d’ailleurs tout le principe de fonctionnement de l'encyclopédie collaborative – mais tout y est surveillé par des administrateurs, élus par la communauté, qui s’occupent de vérifier, contrôler et faire le ménage au cas échéant. L’encyclopédie se protège d’ailleurs contre les modifications qui ne relèveraient pas de l’intérêt commun. Par exemple, depuis 2014, les utilisateurs de Wikipédia rémunérés pour faire des modifications (par des marques, notamment) sont tenus de le stipuler sur leur profil. Et de toute façon, quand une page est altérée, même pour une correction insignifiante, la version précédente reste archivée, avec la possibilité d'un retour en arrière si le besoin s'en fait sentir.



Aussi, il est souvent possible de repérer les petites (ou grosses) manipulations réalisées par les personnalités ou les institutions concernées au premier chef par une notice, ou par des « vandales » anonymes. Alors que l'encyclopédie en ligne fête ses quinze d'existence ce vendredi 15 janvier 2016, passage en revue de certains très beaux cas d’école.

Modifier pour couvrir ses arrières de lycéen pompeur

Ils sont nombreux les élèves, étudiants voire écrivains ou journalistes à pomper Wikipédia sans vergogne. Mais tous n’ont pas le culot de ce lycéen qui, en 2008, copie de larges passages de l’article à propos du livre Le meilleur des monde d’Aldous Huxley… et les remplace, dans la foulée, par un texte grossier, incompréhensible et à la syntaxe douteuse. Un sabotage au motif qu’il ne souhaite pas que sa professeur de lettres ne s’en aperçoive.

Remarqué et rabroué par un contributeur de l’encyclopédie, il tente de se justifier maladroitement. S’engage alors un dialogue assez drôle entre l’élève et le bénévole de Wikipédia, retranscrit par Le Monde :

« En fait je voulais juste changer le résumé pendant une semaine parce que j'ai rendu un devoir à ma prof de français et j'ai beaucoup pompé. Je l'aurais remis d'ici une semaine, c'est tout... Ma prof de français a Internet et connaît [Wikipedia] :-(

Si je comprend bien, vous avez vandalisé un article de l'encyclopédie libre pour vous couvrir afin que votre professeur de français ne découvre pas que vous avez copié-coller de manière intégrale plusieurs passages de l'article [le meilleur des mondes] dans un devoir ?

L'article Le meilleur des mondes a été visité 15 000 fois en mars 2008, ce qui fait 3500 visiteurs par semaine. Etes-vous en train de me dire que vous auriez fait en sorte que 3500 personnes aient accès à une version amoindrie d'un article parce que VOUS deviez couvrir votre derrière pour un devoir de français ? Si je comprends bien (j'espère que je comprends mal), c'est l'une des plus belles ruses que j'ai vues, mais ça fait également parti du top 10 des actes égoïstes que j'ai vus dans ma vie… »

La police de New York réécrit l’histoire de ses bavures

En une dizaine d’années, ce sont plus de 85 adresses IP identifiées par le site Capital New York comme appartenant à des ordinateurs de la police de New York qui ont modifié, à l’avantage du NYPD, de nombreux articles, notamment ceux concernant les bavures les plus graves et emblématiques des fonctionnaires new-yorkais. La page concernant  la mort d’Eric Garner par strangulation, par exemple, a été légèrement amendée : « Garner a levé ses deux bras dans les airs » a été transformé en « Garner a agité ses bras tout en parlant ». « L’utilisation par la police de la strangulation a été interdite » est devenu « L’utilisation par la police de la strangulation était légale, mais a été interdite ». La phrase « Garner, qui était considérablement plus gros que les officiers présents, a continué à se débattre contre eux » a été ajoutée. De petites modifications mais qui nuancent la responsabilité de la police, dont les agents ont d’ailleurs bénéficié d’un non-lieu en 2015.

D’autres articles ont aussi subi des liftings carrément moins discrets : l’article concernant la mort de Sean Bell, tué en 2007 par des policiers alors qu’il n’était pas armé, a failli être effacé en 2008 par un contributeur sis au siège du NYPD… sous prétexte que l’incident était vieux et n'intéressait personne. Dans celui concernant Amadou Diallo, un émigré libérien abattu en 1999 parce qu’il tenait son porte-feuille que la police a pris pour une arme, la victime, originellement décrite comme « non-armée », a été qualifiée d’« armée ». Une modification réalisée… en 2013.

Et quand la police de New York n’essaie pas de réparer maladroitement ses bourdes, elle tente d’étouffer les scandales et la corruption qui l’entourent. En 2006, ce sont 1502 caractères de la section concernant ses affaires qui ont disparu. « Bravo la police. »

Microsoft paie un expert pour dire du bien d'une de ses normes

En 2007, Microsoft souhaite modifier, en sa faveur, un article critique sur sa technologie, l’Open XML, qu’il soupçonne d’avoir été commandité par son concurrent IBM. L’entreprise fait alors appel à un spécialiste indépendant pour modifier, moyennant rémunération, l’article. Mais Microsoft est pris la main dans le pot de miel et se fait rabrouer par Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia, qui suggère plutôt au géant de poster sa version des faits sur un autre site et d’en faire état sur le forum de Wikipédia. Finalement, l’article n’a pas été amendé par l’expert –­ Microsoft et le spécialiste ne se sont pas entendus –, mais il a pointé une faille de l’encyclopédie, que Wikipédia a depuis réparé. Les contributeurs rémunérés doivent désormais se signaler.

La DCRI expérimente l’effet Streisand

Effet Streisand : nom d’une tentative de censure qui a pour effet l’inverse du résultat escompté, c’est-à-dire qui donne un coup de projecteur sur l’information que l’on a essayé de cacher. Ce phénomène tient son nom de la chanteuse qui, en 2003, a tenté une action en justice pour faire interdire une photo de son domaine. Finalement, le battage médiatique a rendu la photo populaire. En 2013, c’est la DCRI qui en fait les frais. La Direction centrale du renseignement intérieur exige le retrait, de la page sur la station hertzienne de Pierre-sur-Haute (Auvergne), d’informations militaires qui seraient classées secrètes.

De son côté, Wikimédia (l'association qui chapeaute Wikipedia) argue que « la quasi-totalité du contenu de l'article est reliée à des sources accessibles au public », notamment dans une vidéo en ligne. Mais la DCRI ne plaisante pas et convoque Rémi Mathis, président de Wikimédia France, et le menace d’être placé en garde à vue. Evidemment, d’une affaire qui aurait pu rester discrète, l’histoire de la page de la station de Pierre-sur-Haute prend une tournure inattendue : elle se retrouve traduite en douze langues en l’espace de douze heures à peine… et devient l’article le plus lu sur le Wikipédia francophone avec 76 000 visites au cours de la seule journée du 5 avril 2013. Tel est pris...

La Russie confond Wikipedia et diplomatie de guerre

Les gouvernements ont tout intérêt à faire figurer leur version des faits sur l’encyclopédie en ligne. La Russie de Vladimir Poutine l’a compris mais s’est fait prendre la main dans le sac en 2014, après avoir modifié un article sur la catastrophe aérienne du vol de Malaysia Airlines. L’avion MH17 avait été abattu dans l’Est de l’Ukraine, en pleine révolte séparatiste, par un missile de provenance inconnue. Deux adresses IP, l’une à Kiev, l’autre provenant du siège de VGTRK (un groupe audiovisuel détenu par l’Etat russe), ont été relevées sur les modifications de la page pointant les responsables de l’accident : « les terroristes de la République autoproclamée de Donetsk avec des missiles venus de la Fédération de Russie », écrit le contributeur de Kiev. Une affirmation transformée ensuite par quelqu'un travaillant pour le groupe audiovisuel russe, qui écrivait que l’avion MH17 a été abattu par des soldats ukrainiens.



C’est un robot Twitter, qui tweete à chaque fois qu’un internaute  dont l’adresse IP appartient au gouvernement russe modifie une entrée sur l’encyclopédie, qui a permis de découvrir le pot aux roses. De la même façon, un robot Twitter mis en place par des journalistes et des développeurs britanniques tweete à chaque modification d'une page par une adresse IP émanant du parlement anglais. De l'autre côté de l'Atlantique, @Congressedits veille aussi au grain en surveillant les sénateurs et les adresses IP du Capitole.

L'Eglise de scientologie excommuniée

En 2008, l'Eglise de scientologie a été bannie du Wikipédia britannique. Toutes les adresses IP provenant d’un ordinateur appartenant à la secte ont été bloquées durant six mois, afin d’éviter aux sympathisants de Tom Cruise, Beck et John Travolta d'arranger les articles à leur sauce. La scientologie était coutumière du fait, supprimant des commentaires négatifs, ajoutant des informations favorables, etc. Si bien que les administrateurs anglais de l’encyclopédie ont décidé de lui interdire l’accès aux modifications au titre de la « neutralité de point de vue ». Une mesure qui n’a toutefois duré qu’un temps relativement court et qui ne s’est circonscrite qu’à la version britannique.

TF1 tente d'améliorer l’image de ses grandes figures

Polir l’image de ses stars de l’antenne quand ils font des ménages, s’embarrassent peu de la déontologie ou entretiennent des accointances avec le politiques, ça demande du temps et des efforts. En 2012, le site Owni liste scrupuleusement les modifications apportées entre 2009 et 2012 des pages Wikipédia de Jean-Pierre Pernaut, Patrick Poivre-d’Arvor et Jean-Pierre Foucault par des adresses IP localisées au siège de TF1. Des caviardages sur la vie privée de PPDA (enfant caché, homme à femmes), de Pernaut (ses relations tumultueuses avec Nathalie Marquay), les arrangements avec l’éthique journalistique de Poivre (notamment l’interview bidon de Fidel Castro dévoilée, en son temps, par Télérama), la proximité de Foucault avec une association anti-avortement et contre le mariage gay et celle de Pernaut avec Christian Estrosi. Et l’une des petites mains de la première chaîne ose même écrire : « Le succès du film Bienvenue chez les Ch’tis fait maintenant de Jean-Pierre Pernaut un “avant-gardiste” qui met en avant depuis vingt ans l’intérêt des Français pour les cultures et le patrimoine des régions. »



Un élu belge minimise un scandale sexuel

L’e-réputation est désormais un critère à prendre en compte, y compris, évidemment, pour les élus. Aussi, quand une fiche Wikipédia a tendance à présenter des faits peu reluisants de manière trop frontale, la passer au lustrage de l’adverbe ne peut pas faire de mal… à condition de ne pas se faire prendre. Le député du parti flamand N-VA (la droite libérale belge) Pol Van Den Driessche a, malheureusement pour lui, laissé des traces de son intervention sur sa propre page, en 2014. Il transforme ses résultats électoraux exposés originellement de façon neutre en « surprenamment haut », raye le récit d'une menace de plainte pour licenciement irrégulier pour le remplacer par « aucune plainte n'a jamais été déposée ». Pire, il minimise l’expression « allégations d'intimidation sexuelle » en ajoutant un « présumées ». « Une allégation est toujours présumée », fait d’ailleurs remarquer un Wikipedien cité par le site de la RTBF. Toutes ses modifications ont été rétablies.