Quand le PS est passé à droite

27 février 2016 Veni Vidi Sensi

L’histoire du temps présent est un exercice difficile, mais de plus en plus reconnu et accepté académiquement : cette histoire très proche est en effet nécessaire à une époque où nous souffrons de plus en plus d’amnésie collective vis-à-vis des actes passés de notre classe politique et médiatique. Bien souvent, nous sommes en effet en droit de nous demander comment un présentateur de JT épinglé pour falsification au début des années 1990 pouvait encore être vu comme grand journaliste dans les années 2000. Comment un politicien chassé par la rue en 1995/1996 peut aujourd’hui être présenté comme le nouvel espoir de la classe politique. Et ainsi de suite. Face à une accélération de l’information, et au phénomène bien naturel du classique « c’était mieux avant », la nécessité de se pencher sur ce passé récent apparaît plus forte que jamais.

Il est néanmoins évident que cet article et la vidéo qui l’accompagnent traitant d’événements récents, aux conséquences encore plus qu’actuelles en ce moment, il serait hypocrite de ma part de dire qu’il sera neutre. Du reste, aucun des propos tenus dans le cadre de Veni Vidi Sensi, sur le site comme sur la chaîne, ne prétend l’être. Cette démarche de retour sur le parcours du PS depuis les années 1981 s’appuie néanmoins sur des travaux de qualité que vous pourrez consulter en sources, en fin d’article. Aussi, si je n’ai pas la prétention d’être ici neutre, j’essaierai au maximum d’avoir été rigoureux.

Pourquoi parler du PS ?

Aujourd’hui, de plus en plus de gens ont la conviction que le PS n’est plus un parti de gauche : j’en fais partie. Cela implique d’ores et déjà de se mettre d’accord sur un élément important : oui, les idées de gauche et de droite continuent à être valables, du moins pour désigner l’opposition entre un camp désireux de conserver le système existant et un autre préférant l’améliorer voire le remplacer par un autre. Une chose doit de fait être comprise : « gauche » et « droite » ne sont que des valeurs relatives, selon la période, et qui évoluent. Un royaliste de tendance orléaniste aurait été de gauche, voire d’extrême gauche, dans les années 1820. On pouvait le compter dans l’extrême droite à la fin des années 1890. Le courant radical était à l’extrême gauche au début de la IIIe République, et tendait vers le centre à la fin de la période. De fait, il n’est pas anormal et honteux que la parti socialiste se « droitise » tandis que d’autres forces émergent à sa gauche. C’est, au contraire, l’inverse qui serait anormal. Ainsi, l’opposition gauche droite qui nous est actuellement présentée par les médias et politiciens est fictive, peu sont dupes… Mais cela ne remet pas en question l’idée qu’il existera toujours des courants de pensée inconciliables.

La grande proximité entre un ministre de l’économie d’un gouvernement socialiste et le patron du MEDEF peut poser question.

Depuis 2012 et l’élection de François Hollande, beaucoup sont clairement déçus par ce gouvernement élu sur un programme de gauche molle, appliquant une politique de droite plus en plus dure. Loi Macron, état d’urgence, cadeaux monstres à l’entreprise… Si peu attendaient du parti socialiste qu’il soit encore réellement socialiste, la claque a néanmoins été forte, et assommante. Pouvait-on s’attendre à ça ? Le passé récent contient-il des signes avant-coureurs manifestes ou la présidence Hollande marque-t-elle une rupture définitive ?

Cet article et la vidéo qui l’accompagnent sont nés d’un hasard : je me suis récemment plongé dans le dernier tome de la collection récente Histoire de la France contemporaine dirigée chez Seuil par Johann Chapoutot. Ce dernier volume, La France à l’heure du monde, par Ludivine Bantigny, maîtresse de conférences à l’université de Rouen, revient en effet sur l’histoire récente, de 1981 à 2012. La lecture des premiers chapitres m’a surpris : si je savais que Mitterrand avait réellement fait tourner le PS à droite dans les années 1980, je ne m’attendais pas à une telle ampleur. Au cours de ma lecture, mes réactions ont été les suivantes : « pourquoi ne se souvient-on pas de ça ? » et surtout « Mais en fait, c’était déjà la même chose : pourquoi on a recommencé ? ». Replongeons donc au début de ces années 1980.

 

1981 à 1983 : une politique de gauche ?

La légende commune de la gauche veut que Mitterrand, après deux années de politique réellement socialiste, ait brusquement pris le « tournant de la rigueur » à l’origine de nos soucis, au printemps 1983. Une très bonne vidéo du journal Fakir analyse par exemple ce processus. Pourtant, comme l’explique Ludivine Bantigny dès les premières pages de son ouvrage, 1983 n’est pas tant un revirement qu’une accélération d’un processus déjà entamé.

Le 10 mai 1981 voit en effet l’élection de Mitterrand, avec un enthousiasme fort. Des foules se rassemblent pour célébrer son élection, entonnent L’Internationale et espèrent enfin « Changer la vie ». En face, l’inquiétude règne : Washington craint que la France ne devienne une province de l’URSS, la Bourse de Paris s’effondre, et un journaliste du Figaro peut écrire le lendemain matin que « tous ceux qui ont la rage de gagner et d’entreprendre ont les jambes coupées ». Exagération ou peur sincère ? Avec le recul, les événements font apparaître ces peurs comme bien caricaturales…

Dans les temps qui suivent, le gouvernement met effectivement en place les grands projets sociétaux attendus : abolition de la peine de mort et dépénalisation de l’homosexualité sont ainsi rapidement actés et mis en place. Il n’est pas étonnant qu’il s’agisse des principales mesures retenues lorsqu’on mentionne ce double septennat. D’autres mesures plus symboliques sont prises à l’égard des femmes et des personnes issues de l’immigration. Ainsi, un ministère délégué aux droits des femmes est bien créé, mais la ministre, Yvette Roudy, est bien vite réduite à l’impuissance. Malgré l’ampleur de la tâche, elle ne peut que se limiter à des mesures d’ordre assez symbolique : institution du 8 mars comme journée de sensibilisation aux droits des femmes ; création d’une loi sur l’égalité au travail qui, plus de trente ans plus tard, continue malgré tout à faire défaut… De même, la question des étrangers est traitée de façon décevante : le droit de vote promis pour les élections locales n’est pas accordé (la même chose se reproduit en 2012), et si dans un premier temps survient une vague de régularisation, c’est pour voir ensuite un durcissement des conditions d’accès à la nationalité française, et une nouvelle hausse des expulsions dès l’automne 1981.

Du point de vue social et économique, les choses sont, pour l’époque, tout aussi décevantes. Si 1981 est commémorée, en bien, pour le passage à la semaine de 39 heures, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un recul sur la promesse de campagne, qui en assurait 35. De même, la cinquième semaine de congés payés, est finalement une maigre amélioration pour un gouvernement prétendant changer la vie : 40% des salariés y avaient en réalité déjà accès. Si le SMIC et les prestations sociales sont augmentés, les autres salaires ne suivent pas, et ce alors que le gaz et l’électricité coûtent de plus en plus cher. Ceci n’ira pas sans susciter des grèves. Autre promesse de campagne, l’impôt sur la fortune promis à 1,5% ne sera finalement que de 1%. Forêts, objets d’art, biens professionnels en sont, de plus, exonérés.

De plus au début de ce septennat, le premier ministre est Pierre Mauroy. Maire de Lille, il incarne le courant social-démocrate, alors minoritaire, et condamné comme trop à droite en 1979, lors du congrès de Metz. Ce choix n’est pas anodin et témoigne d’une réelle volonté de réorientation de la politique vers cette ligne qui devient rapidement la ligne définitive du parti. Il lance d’importantes négociations avec le président de l’ancêtre du MEDEF, Yvon Gattaz (père de… Pierre Gattaz, l’actuel « patron des patrons »). Les aides aux entreprises en ce début de mandat sont d’ailleurs nombreuses. En mars 1982, Les Echos parlent de 70 à 100 milliards même si, officiellement, seuls 35 sont comptés dans le budget.

Déjà avant Pierre, Yvon Gattaz était chargé de négocier avec un pouvoir socialiste.

Déjà, également, pour le gouvernement socialiste, la lutte au sein de l’entreprise disparaît au profit de la négociation. Finie l’autogestion. En 1982, les lois Auroux, guidées par le ministre du travail et Mauroy, facilitent la démocratie en entreprise. Sur le principe, ce qu’elles apportent est énorme : comités d’hygiène et de sécurité, financement des comités d’entreprise, inviolabilité des délégués syndicaux, obligation de négocier chaque année salaires et temps de travail… Le rôle des syndicats est de fait renforcé, même si Auroux et Mauroy refusent de leur laisser un droit de veto sur les licenciements, comme c’était proposé au départ. Néanmoins, la chose a un effet pervers : elle nourrit l’idée de négociations égalitaires dans l’entreprise, chose souvent illusoire, et contribue à faire abandonner la lutte aux syndicats. C’est de là que vient, notamment, le tournant très « mou » pris par la CFDT. Ce qui explique que des syndicats de lutte comme SUD aient ensuite émergé. Syndicats de lutte que François Hollande expliquait, alors qu’il était dans l’opposition, vouloir combattre

Cette politique est, du reste, clairement revendiquée, déjà à l’époque. Mauroy peut ainsi déclarer : « Les chefs d’entreprise comprendront-ils que la gauche au pouvoir apporte ce que la droite n’a jamais pu leur apporter : un climat social de négociation et non d’affrontement ? » Les projets de loi récents sont donc bien dans cette continuité…

 

1983, un tournant de la rigueur ?

Si l’idée de rigueur est explicitement déclarée en 1983, la question se posait déjà bien avant : difficile de parler d’un réel « tournant ». En effet, déjà depuis 1981, les conseillers de l’Elysée conseillaient d’appliquer un tel programme, à quoi Mitterrand répondait : « pour l’instant, je fais de la politique ». Dès 1982, néanmoins, le tournant est acté dans les faits. Les entreprises nationalisées et des entreprises publiques comme Renault servent en quelque sorte de laboratoire : ordre est donné de devenir compétitif, quitte à ne pas appliquer les 39 heures et à retarder l’évolution des salaires. Au point que, dans bien des cas, le secteur public se révèle plus difficile encore que le privé.

En 1982, toujours, Mitterrand exprime son désir de passer à la « deuxième étape ». Après une tentative de relance de la consommation, il est temps de limiter l’inflation et de relancer l’investissement. Pour cela, il est décidé de geler salaires et prix au printemps. Dès octobre, les prix sont débloqués, mais pas les salaires. Comme Jacques Delors le souligne par la suite : « Personne n’a oublié que nous avons obtenu la suppression de l’indexation des salaires sans grèves ». Un dirigeant « socialiste » peut ainsi se féliciter d’avoir obtenu sans protestation ce que la droite désirait depuis des années… À la même époque, des promesses de campagne sont bafouées, selon une rengaine bien connue. Mauroy et le candidat Mitterrand s’étaient engagés à protéger la sidérurgie, mais le plan Mauroy de 1982 prévoit la suppression de 12 000 emplois dans ce secteur. Dans le même temps, Pierre Bérégovoy diminue la durée des indemnités au chômage alors que le nombre de chômeurs poursuit sa hausse…

Loin d’être acté à partir de 1983, ce tournant droitier est en réalité dans les cartons depuis le début du septennat, et les électeurs ne sont pas dupes. Pour la première fois lors des municipales de 1983, le FN, jusque-là anecdotique, commence à grandir tandis que le PS perd plusieurs de ses bastions historiques. Des grèves éclatent également, comme chez Renault, et le gouvernement peine à y répondre. Surfant sur la vague générée par le FN, le ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, attribue ainsi la grève à « des agitateurs chiites », nombre d’ouvriers étant musulmans. Cette tendance à transférer sur le plan religieux des problèmes sociaux est alors vouée à un bel avenir…

Mitterrand et Jacques Delors, en 1983. Ce dernier est l’un des principaux artisans de la conversion totale du PS à l’économie de marché.

De fait, malgré les premières défaites, le gouvernement poursuit dans le même sens sa politique. Au printemps 1983, ce sont encore plus de 80 000 emplois qui sont supprimés dans les secteurs miniers, sidérurgiques et de l’industrie navale. Pour Jacques Delors, il est antifrançais de contester cette politique menée pour le bien de la croissance. L’indépendance nationale serait en jeu, et il serait vital de « rester dans le peloton de tête des nations », quel qu’en soit le prix. Ce prix, qui est de fait le renoncement à la lutte contre le capitalisme, les communistes le refusent et quittent le gouvernement. Dès 1984, Mauroy est lui aussi usé, sa côte de popularité au plus bas, et doit quitter le gouvernement.

 

1984 – 1995 : Fabius, Chirac et les autres

Entre 1984 et la fin du deuxième mandat de Mitterrand en 1995, pas moins de six premiers ministres se succèdent, dont deux en période de cohabitation : Laurent Fabius, Jacques Chirac, Michel Rocard, Edith Cresson, Pierre Bérégovoy et Edouard Balladur. Il peut être intéressant de voir quelle furent les divergences, ou au contraire la continuité, qui furent permises par cette alternance.

Le choix de Laurent Fabius en 1984 est avant tout guidé par sa jeunesse. Il s’agit d’avoir une figure incarnant la modernité, ce qui permettra ainsi de faire passer plus facilement ses idées, et, plus important, de ringardiser les lignes mieux établies. Critiquer cette politique de modernité serait, somme toute, être archaïque, un discours toujours en usage. Fabius appelle également à « décrisper » les relations entre gauche et droite, initiant en somme ce flou ambiant dans lequel nous baignons encore. Du reste, la politique de Fabius est résolument inspirée par celle que mène alors… Ronald Reagan, aux États-Unis : baisse des impôts sur les sociétés et des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu. À cela s’ajoute le scandale du Rainbow Warrior dans lequel la responsabilité du gouvernement finit par être établi mais qui, même sans cela, l’aurait fait passer pour incapable de contrôler ses services secrets ; mais aussi l’ouverture de plus en plus grande à des radios et télés commerciales, qui chagrine alors nombre de penseurs de gauche.

En 1986, lorsque survient l’échéance des législatives, le bilan est donc curieux : économiquement, la croissance est au rendez-vous, l’inflation limitée, les grands groupes se portent bien, la Bourse s’envole. Tout cela est bien entendu mis en avant par le gouvernement socialiste, alors même que ces indicateurs étaient jusque-là fort peu significatifs pour la gauche. Mais de l’autre côté, le chômage continue à exploser, le pouvoir d’achat recule (une première depuis la guerre !)… Bref, il apparaît bien nettement que croissance et bien-être ne sont pas liés, de même que la croissance se révèle loin de créer de l’emploi. Ceci n’empêche pas un jeune cadre du parti, François Hollande, de signer une tribune dans Le Matin intitulée « Apologie de la patience » dans laquelle il vante les mérites de cette politique et explique qu’il « n’y a pas d’autre politique », ce qui n’est pas sans rappeler le mot d’ordre thatcherien : « There is no alternative ».

Déjà dans les années 1980, François Hollande défendait la tendance libérale du PS comme seule possible.

La conséquence logique est une défaite monumentale : les élections se faisant à la proportionnelle, le FN remporte 35 sièges et la droite 290, ouvrant la voie à une période de cohabitation, Jacques Chirac devenant premier ministre. Situation complexe pour lui qui doit se placer plus à droite que son prédécesseur, sans pour autant réduire à néant ses chances pour la présidentielle de 1988. Dans les faits, cette cohabitation en fin de mandat est la pire chose possible pour lui : elle le rend responsable des difficultés des deux années à venir, un handicap terrible pour l’élection. La politique menée est néanmoins radicale : privatisations en masse, suppression de l’ISF, baisse des impôts mais pas de hausse du SMIC. Pasqua s’illustre à l’Intérieur par ses mesures sécuritaires, mais le gouvernement doit, néanmoins, reculer face à la rue sur certains points. De ce fait, nombreux sont ceux qui, à droite, lui reprochent de ne pas aller assez loin, à commencer par Yvon Gattaz.

C’est ainsi qu’en 1988, Mitterrand peut être réélu sans réelle gloire, sur un programme bien moins ancré à gauche que le précédent. Les électeurs les plus à gauche ont voté pour lui sans illusions, pour chasser Chirac. Le nouveau premier ministre est alors Michel Rocard. Aucune majorité réelle ne se dessine à l’Assemblée en 1988, poussant le PS à gouverner avec le centre, s’aliénant les communistes. Après des mesures de gauche, mais modestes (retour de l’ISF, allégé ; création du RMI, mais pas pour les moins de 25 ans), Rocard mène une politique clairement en faveur de l’entreprise : baisse d’impôts, baisse du financement des fonctionnaires… Ceci conduit bien évidemment à des grèves que le gouvernement dénonce comme des « entreprises de démolition de l’économie ». Le gouvernement n’hésite pas à recourir à la force : ainsi, face à la RATP en grève, le ministre des transports réquisitionne bus privés et camions de l’armée pour contourner le mouvement…

Jusqu’en 1991, les années Rocard sont donc celles de la croissance et de la conversion au libéralisme. La politique intérieure est rapidement camouflée par la guerre en Irak, qui donne au président le rôle central, mais il n’en reste pas moins que Rocard est usé au bout de trois ans. Mal aimé de Mitterrand, il est donc remplacé par une de ses fidèles, Edith Cresson. Seule femme à occuper le poste dans l’histoire de France, elle est aussitôt victime de sexisme et de rumeurs douteuses qui la fragilisent terriblement. Mais, à côté de ces attaques inacceptables, d’autres critiques plus légitimes se font jour.

Cresson est en effet le type même de cette nouvelle génération de personnalités politiques de plus en plus interchangeables entre gauche et droite qui vont désormais occuper la scène politique. Fidèles au chef et capables d’adapter leur discours, ils se retrouvent en effet tous dans le culte de la croissance, de la communauté européenne telle qu’elle se dessine alors, et ainsi de suite. Cresson peut ainsi parler de son amour de l’entreprise, mais aussi de son dédain pour les « grandes théories » et « projets de société » qui sont pourtant, justement, le fondement des mouvements de gauche. Avec l’approche de l’entrée dans le marché unique, elle accélère la politique d’austérité, tout en se lamentant de ne pas pouvoir diminuer encore les dépenses publiques car « Il y a un moment où on touche l’os ». Elle s’emporte également contre la « sacralisation du travail à temps plein à durée indéterminée » et appelle a plus de flexibilité (comprendre, de fait, « précarité »), encore un discours voué à un grand avenir. Cerise sur le gâteau, Edith Cresson mène une politique d’expulsions par charters qui lui vaut des louanges jusque dans les rangs du FN. Il n’est donc pas étonnant que, dix mois plus tard, et après la répression violente de certains mouvements de grève et une défaite au régionales, Cresson soit remplacée par un autre fidèle du président : Pierre Bérégovoy.

À la tête du gouvernement pendant une brève période, Edith Cresson défend, déjà au début des années 1990, les idées de flexibilité au travail…

Rare ouvrier parvenu en politique, Bérégovoy souffre d’une certaine exclusion au sein d’une classe politique qui méprise ses origines, mais celles-ci sont alors nécessaires pour reconquérir le cœur des électeurs à l’approche des législatives prévues pour un an plus tard, en 1993. Le nouveau Premier ministre le sait : son mandat sera limité dans le temps. Il est hors de question de modifier fondamentalement la politique du gouvernement, aussi la défaite semble-t-elle difficilement évitable. Qui plus est, Bérégovoy ouvre son passage à Matignon par une volonté affichée de lutter contre la corruption : menaçant de dénoncer des députés d’opposition concernés, il prend rapidement le retour de bâton lorsque lui-même se retrouve touché par des affaires… Centrant son action sur la sécurité, mais également perçu comme un allié des marché, Bérégovoy est également accusé de durcir les conditions de travail de certaines professions. Plus que jamais à l’approche des législatives, le clivage « gauche-droite » est embrouillé.

1993 voit d’ailleurs une défaite magistrale pour le PS qui n’a que 68 députés. Avec 488 élus, la droite dispose de la plus grande majorité de la Ve République. Edouard Balladur, bien vite caricaturé en marquis poudré, prend alors la tête du gouvernement. Celui-ci pourrait sembler avoir les mains libres, mais il doit en réalité rapidement reculer face à la pression de la rue, et au contexte économique. De fait, bien des commentateurs parlent au sujet de cette période d’un gouvernement « Rocard sans Rocard » ou « Bérégovoy sans Bérégovoy », l’historienne Ludivine Bantigny parlant pour sa part de cohabitation-coopération. À l’issue de cette période d’alternance, la continuité semble plus que jamais à l’ordre du jour malgré des postures plus dures de la part de la droite.

 

Jospin, Royal… dans la continuité

Candidat en 1995, Jospin est battu par Chirac qui a su profiter de l’impopularité de Balladur. Avec Alain Juppé, le nouveau président se heurte rapidement à la rue sur la question cruciale de la réforme des retraites, malgré le soutien remarqué de la CFDT. Dès 1997, Chirac choisit de dissoudre l’Assemblée. Décision stupide, comme le disent alors les Guignols de l’Info ? Peut-être pas tant que ça : Chirac est en effet conscient que le PS, favorable à l’Europe, devra poursuivre une impopulaire politique de rigueur en vue de l’entrée dans l’euro. Somme toute, les « socialistes » prendront, de fait, les coups jusqu’à la présidentielle de 2002. En ratifiant, par exemple, le traité d’Amsterdam dès 1997, Jospin devenu Premier ministre ne se laisse qu’une maigre marge de manœuvre.

Sous l’égide de DSK à l’économie, le gouvernement poursuit une politique libérale : baisse des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu, privatisations nombreuses (déguisées sous le terme « d’ouvertures au capital »)… En revanche, l’augmentation de l’impôt sur les sociétés et la taxation des capitaux, promises pendant la campagne, ne sont pas concrétisées. Du reste, Jospin le déclare lors de sa campagne de 2002 : « Mon programme n’est pas socialiste. »

En 2002, tout en promettant de « présider autrement », Lionel Jospin rejette le qualificatif de socialiste.

Cependant, cette politique clairement libérale est complétée par des mesures maigres au regard du programme passé du PS, mais suffisamment importantes pour que le gouvernement soit perçu positivement à gauche : la CMU, le PACS et les 35 heures, par exemple. Mais il ne faut pas oublier que ces dernières étaient promises depuis 1981, et que l’économiste Keynes, loin d’être un dangereux gauchiste, tablait plutôt sur 15 à 20 heures de travail hebdomadaires nécessaires en 2000… Bref, ces acquis, même importants dans leur contexte, doivent être remis en perspective par rapport aux attentes et aux réels programmes socialistes passés.

La suite est malheureusement connue : une gauche divisée, un PS qui ne convainc pas, un Lionel Jospin trop confiant, riant à l’idée de ne pas être au deuxième tour tellement elle lui semble improbable… Et un premier tour durant lequel aucun candidat ne dépasse les 20 %. La leçon du 21 avril 2002 n’est, finalement, pas tant celle d’une poussée du FN que d’une chute des autres partis historiques, totalement décrédibilisés par vingt années de « fausse alternance » et de déceptions. Entre 1995 et 2002, Jospin perd autour de 2,5 millions de voix. Chirac recule dans une moindre mesure, mais, contrairement à 1995, il n’est pas concurrencé par un homme de la stature de Balladur qui avait capté plus de 5 millions de voix. De fait, la perte de crédibilité touche les deux principaux partis de la même manière. Fait intéressant, Le Pen n’a somme toute gagné entre 1995 et 2002 que 300 000 voix au premier tour. Loin d’être une victoire pour lui, 2002 est donc avant tout une défaite pour les autres.

Symptôme terrible de l’échec d’une politique décevante où gauche et droite de gouvernement se sont confondues, 2002 comporte pourtant la solution à court terme : la peur du 21 avril, et la montée de Nicolas Sarkozy nourrissent en effet le culte du « vote utile » qui explique certainement la survivance d’un Parti socialiste élu par défaut sans susciter l’adhésion.

En 2007, Ségolène Royal en appelle à une France « forte », slogan repris cinq ans plus tard par… Nicolas Sarkozy. Mélange des valeurs et confusion politique.

C’est ainsi le cas avec la campagne de Ségolène Royal en 2007. Campagne jouée sur l’image, portée par le nouveau rôle d’internet, elle voit la candidate PS tenir des positions dures en faveur de « l’ordre juste », l’ordre étant classiquement valeur conservatrice. Elle propose, du reste, d’envoyer l’armée dans les banlieues y rétablir l’ordre, tentant ainsi de damer le pion à son concurrent en termes de sécurité. Vantant les valeurs du travail et de la famille, elle envisage également de remettre en cause les 35 h. Qui plus est, après l’élection, elle révèle qu’une de ses mesures les plus ancrées à gauche, la revalorisation du SMIC, aurait été inapplicable. Du reste, sa campagne est en réalité orientée sur deux aspects liés à l’image : d’une part, l’idée qu’elle pourrait être la première femme à occuper la fonction présidentielle ne peut que séduire la gauche progressiste ; d’autre part, surtout, le rejet massif de Nicolas Sarkozy guide vers elle des voix qui auraient pu se détourner vers la gauche plus radicale. Tout cela ne suffit néanmoins pas à faire fonctionner cette stratégie, mais la ligne du « Tout sauf Sarkozy » se révèle finalement efficace cinq ans plus tard.

 

Le PS et l’immigration, symbole d’une ambiguïté

La question de l’immigration telle que traitée par le PS est un cas d’étude particulièrement précieux pour prendre conscience de nombreux revirements. En effet, les populations issues de l’immigration, souvent désabusées vis-à-vis d’un système politique qui ne les représente pas, votent rarement, mais ont plutôt tendance à voter à gauche lorsqu’elles s’y résignent. Ceci explique la promesse répétée du droit de vote des étrangers en 1981 et 2012, jamais accordé pourtant.

En 1981, ainsi, les régularisations massives rapidement accompagnées en réalité d’un resserrement des conditions d’accès à la nationalité ont forcément créé un sentiment d’injustice ; retrouvé en 2012 avec l’abandon de mesures comme le récépissé pour lutter contre les contrôles abusifs. Surtout, dès le début du mandat, le PS s’empare du thème de l’identité nationale pour concurrencer le FN naissant. C’est dans ce contexte qu’il faut voir les accusations de Deferre à l’encontre des ouvriers « chiites » de Renault, mais aussi les propos de Mitterrand assurant défendre « le travail des Français » en renforçant les contrôles à l’égard des supposés « étrangers ». Le PS inaugure également cette tradition transformant des questions sociales en questions religieuses et/ou d’intégration : après les grèves Renault, c’est la question du voile qui est soulevée en 1989 pour la première fois. Débat pratique, qui permet d’unir les laïcs « bouffeurs de curés » de gauche aux laïcs de droite, beaucoup plus sélectifs dans leurs rancœurs religieuses. C’est ainsi qu’un débat somme toute mineur en termes d’impact (à part pour les jeunes filles chassées des écoles pour ce motif…) permet de faire diversion…

Hors des tentatives de récupération de l’antiracisme, la politique du PS concernant les personnalités issues de l’immigration est symbolique des incohérences et reniements du parti.

Désemparé face à ces populations, le PS l’est aussi face aux marches pour la dignité de 1983 : le but est alors de rapidement récupérer l’initiative, bientôt rebaptisée « marche des Beurs » tandis que des collectifs plus politisés se créent pour faciliter la récupération. Le slogan « Touche pas à mon pote » est en cela symptomatique : le « pote » ne pourrait donc pas se défendre seul.

Cette tendance du PS à critiquer le racisme uniquement lorsqu’il se trouve dans l’opposition trouve son parallèle dans la politique étrangère de la France, dans une continuité logique totale en ce qui concerne l’Afrique. Peu de différence, en effet, entre Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande dans le soutien à des régimes dictatoriaux et au pillage organisé des ressources du continent, en assurant par exemple notre « indépendance énergétique » par l’uranium produit… au Niger. Comme la droite, le PS ne semble finalement pas trouver de problème éthique dans ce qui est, ne mâchons pas nos mots, une nouvelle forme de colonialisme.

 

Quelles leçons tirer de cet historique ?

Plusieurs conclusions s’imposent ici. Il serait, d’une part, illusoire d’attribuer à un individu, qu’il s’agisse de Macron, Valls, Hollande, Jospin, Rocard ou Mitterrand le tournant droitier et avéré du Parti socialiste. Ce phénomène, continu depuis 30 ans, est en effet lié à de nombreux facteurs, à commencer par les institutions de la Ve République qui facilitent grandement cette alternance fictive. En réalité, le système se nourrit du dégoût des individus pour se perpétuer : c’est le dégoût de Chirac qui maintient Mitterrand, le dégoût de Balladur qui permet Chirac ; le dégoût de Sarkoy qui lance Hollande, et ainsi de suite. Or, en réalité, malgré des disputes sur des sujets qui, malgré leur ampleur, restent du détail, aucune lutte n’est désormais possible sur le terrain du projet de société en soi.

Ces institutions encouragent en réalité une stratégie du « gentil flic/méchant flic », le « méchant » Sarkozy allant trop loin, se heurtant à la rue, et cédant la place au « gentil Hollande » qui pourra faire la même chose, enrobée dans un discours plus doux, et sans opposition réelle. Si l’adoption du quinquennat a rendu cette stratégie plus difficile, elle était particulièrement radicale associée aux cohabitations qui pouvaient permettre à un président de se maintenir longtemps. Néanmoins, l’apparition de repoussoirs, qu’il s’agisse du FN ou de la frange la plus radicale de l’UMP/LR est aussi ce qui permet au PS de se survivre, même quand ses électeurs n’ont pas la mémoire courte et y vont « pour éviter le pire ».

Malheureusement, le serpent se mord ici la queue et le PS, qui a renoncé depuis quelques années à l’idée même de conquérir les voix ouvrières supposées définitivement perdues au FN, doit mourir pour sauver les idées de gauche. Plus que jamais, il est donc de notre devoir de ne plus voter pour ce parti, résolument de droite.

 

 

Cet article et la vidéo qui l’accompagnent ont été préparés avant l’annonce du projet de loi réformant le droit du travail, qui a certainement fini de rompre les illusions de nombre des derniers fans du Parti Socialiste, au point de réveiller certaines organisations liées à lui. Nous nous joignons de fait au mouvement #OnVautMieuxQueCa lancé avec un collectif de vidéastes de talent pour qui cette loi est la goutte d’eau qui fait déborder un vase déjà bien plein. N’hésitez pas à vous joindre au mouvement et à exprimer votre pensée, sur les réseaux sociaux, dans les facs, dans les rues, en particulier si, comme moi à la suite de la préparation de cet article, vous ressentez l’impression que l’on se moque de vous depuis trop longtemps.

 

Pour aller plus loin :

Cet article tire la plus grande part de ses sources de l’ouvrage de Ludivine Bantigny, La France à l’heure du monde, Seuil, 2013, excellente introduction à la période, validée académiquement et proposant une très bonne bibliographie.

Sur une période plus large, le dernier tome de la collection Histoire de France de Belin, La France du temps présent, 1945-2005, par Michelle Zancarini-Fournel et Christian Delacroix, 2010, revient sur cette période, souvent en abordant la question sociétale, et en évoquant aussi les questions liées à l’écriture de cette histoire du présent.

Sur l’émergence de l’idéologie néolibérale, les deux Contre-feux de Pierre Bourdieu parus chez Raison d’agir en 1998 rappellent que le problème est loin d’être nouveau.

 

Collé à partir de <https://venividisensivvs.wordpress.com/2016/02/27/quand-le-ps-est-passe-a-droite/>