Le rail sacrifié
par François Ruffin, Sylvain Laporte 09/03/2016 paru dans le Fakir n°(70) mai-juin 2015
Avec ses subventions déguisées, la route tuait déjà le rail. Mais les gouvernements ont, en plus, choisi de carrément euthanasier le fret ferroviaire. Retour sur le démantèlement de tout un secteur.
Un coup d’œil à cette courbe suffit : deux périodes sont à distinguer, avant et après l’an 2000.
1984-2000 : le déclin tranquille
« À la gare de Corbie, se souvient André, cheminot dans la Somme, je m’occupais de la réception et des envois de marchandises. On faisait surtout les campagnes de patates, avec Roquette, à côté, on transportait les fécules, l’amidon, mais aussi des aliments pour chiens, des couronnes de fer, des grumes de bois. Et puis on a vu les clients partir. Étrangement, Roquette a fait des travaux pour améliorer son embranchement, et juste après, ils ont tout passé par camion. On a vu les dessertes fermer, les rails étaient recouverts de bitume, ça nous paraissait une fatalité : on avait un fonctionnement rigoureux avec la sécurité, moins flexible que la route, sur le juste-à-temps, sur les prix, on ne pouvait pas suivre le camionnage. En 1992, ils ont supprimé mon poste, c’était fini. »
C’est l’époque du déclin tranquille : avec une route dopée, défiscalisée, dérèglementée, le rail n’est plus compétitif. Qu’on observe ça, cependant : si, en pourcentage, la part du train diminue – de 26 % à 16 % –, en revanche, en volume, la SNCF se maintient : 57,7 milliards de tonnes/kilomètre en 1984, et elle remonte à exactement autant, 57,7 en 2000.
Comment résiste-t-elle ?
À travers son parcours à la SNCF, Philippe Mühlstein l’explique : « Quand je suis nommé chef de gare à Dole, en guise d’accueil, mon adjoint me prévient : “Tu n’arrives pas à un très bon moment, la direction régionale, à Dijon, a décidé de sabrer dans l’équipe du fret”, parce que le trafic baissait.
Pourtant, à cette époque, la SNCF luttait encore pour conserver le trafic de marchandises, on acceptait de perdre de l’argent. D’ailleurs, je suis ensuite passé contrôleur de gestion, tous les mois on leur ramenait des chiffres mauvais. Les dirigeants faisaient la moue, mais ils ne coupaient pas toutes les branches. En gros, les voyageurs payaient un peu pour les marchandises. »
Ce qui sera bientôt interdit par les directives européennes…
2000 – aujourd’hui : la chute libre
Au tournant des années 2000, le fret ferroviaire s’écroule, en volume également. Et pas par hasard : c’est que, le 13 février 1997 – soyons précis, un jeudi – les règles du jeu sont bouleversées.
L’Europe a tardé, mais voilà que, en 1991, après la route, elle s’intéresse au rail, avec une directive d’abord, puis en pondant des « livres blanc », « verts » et des « règlements » à cadence accélérée. La directive de 1991 réclame ainsi une séparation comptable entre les réseaux et les trains. Non seulement le gouvernement Juppé va l’appliquer, sans rechigner, mais en prime, il va devancer les souhaits de la Commission, aller plus loin, et opérer une véritable séparation, créant le jeudi 13 février 1997 une seconde entreprise : RFF – Réseau ferré de France.
Pourquoi ?
« C’est une raison partisane qui a dominé, selon Philippe Mühlstein. La droite s’était heurtée, par deux fois, aux cheminots, en 1986 et en 1995. De 1991 jusqu’à l’automne 1995, il ne s’agissait que d’appliquer a minima la première directive, mais après la grande grève, la perspective a changé. Au cabinet de Juppé, ça se disait : “On va les casser, on va faire des boîtes différentes, ça va briser la solidarité corporative”. Et ça a marché. À l’époque, je traînais mes guêtres dans une commission du PS, comme “expert extérieur”. Je me retrouve, début 1997, à côté d’un ancien ministre, Jean Le Garrec, qui me prend pour un camarade : “Cette réforme ferroviaire, évidemment, on est dans l’opposition, on va s’opposer. Mais l’Europe est pour, donc après, si on revient aux ministères, on va pas y toucher. On laisse faire à la droite le sale boulot.” Et après la dissolution surprise du printemps 1997, ça s’est bien passé comme ça.« Un soir, rue Saint-Lazare, à côté du siège, j’ai croisé le directeur délégué aux infrastructures, numéro 3 de la SNCF, que je connaissais bien. Son visage était décomposé et il me confie : “C’est de la folie, c’est de la folie, on va droit dans le mur !” Il était en bisbille avec RFF sur un équipement de sécurité, pour le RER au-delà de Nanterre. RFF a dit “niet, maintenant c’est moi le patron, on serre les budgets, on ne fait pas”. Bon, si la sécurité, RFF s’en fout… Quelques temps après, il a démissionné en disant : “Moi j’assume pas ça.” »
La casse
Cette réforme est lourde de conséquences, financières notamment.
D’abord, pour que circulent ses trains, la SNCF doit payer des péages, et pas que symboliques, à RFF (là où, rappel, les camions ne financent qu’à la marge leur réseau) : environ 40 % du prix d’un billet TGV…
Ensuite, pour déterminer qui doit verser quoi, la direction de la SNCF instaure en 2003 la « gestion par activités », la séparation à l’intérieur de la SNCF entre fret, voyageurs, TER, grandes lignes, gares.
Avec à la clef des situations ubuesques :
« Quand t’avais un mécano malade, raconte Philippe, ils se remplaçaient souvent entre eux. Là, c’est plus possible. Il faut faire un contrat entre les filiales. Tu te souviens peut-être, en décembre 2010, d’un train qui a fait Strasbourg-Perpignan en vingt-quatre heures. Le conducteur est en retard, bloqué sur Lyon à cause des intempéries, la locomotive en panne. Sur place, une loco pouvait tirer le train, et un mécano, qui était autorisé sur la ligne et sur ce matériel, avait dit : “Moi, je le fais, le train.” Sauf que ce mécano, il n’était pas “voyageur”, il était “fret”. Donc douze heures de retard, voilà, pour des bêtises. »
Côté marchandises, la dégringolade est organisée : « Comme on ne pouvait plus compenser avec les voyageurs, comme il fallait se préparer à la concurrence, la SNCF a “peigné”, comme ils disent, son trafic fret : le wagon isolé, c’était fini, on privilégiait les trains entiers. Les commerciaux ont eu pour mission… d’éliminer les clients ! Avec un discours du genre : “Bon, vous savez, là on vous livre deux ou trois wagons, sur une petite ligne, ça nous coûte trop cher on ne le fera plus. Il vous faut passer à la route.” » Un succès : en une décennie, entre 2000 et 2010, le fret ferroviaire a quasiment été divisé par deux.
Quant à l’ouverture à la concurrence, elle n’a pas relancé le trafic, ne l’a même pas stabilisé : s’est juste opéré un transfert – « sur les segments les plus rentables », d’après Philippe Mühlstein – de la SNCF vers le privé. Et voilà le rail désormais bien installé sous la barre des 10 %.
Demain
Pour ce fret ferroviaire, la Commission a désormais de l’ambition : « Faire passer 30 % de la route vers d’autres modes de transport tels que le chemin de fer ou la navigation d’ici 2030, indique-t-elle dans son Livre blanc de 2011, et plus de 50 % d’ici à 2050 ».
Mais comment y parvenir ?
Via des « mesures d’incitation fondées sur le marché », un « système de transport plus concurrentiel », « le développement d’un marché ferroviaire intégré » : « Il faut à cette fin lever les entraves techniques, administratives et juridiques empêchant encore l’entrée sur les marchés ferroviaires nationaux. »
Le marché a cassé le fret ferroviaire ? C’est qu’il faut plus de marché !
En déréglementant le rail, comme on l’a fait pour la route, on va le rendre plus compétitif…
Devenons tous Suisses !
En Europe, mais pas dans l’Union européenne, un petit pays résiste à l’invasion des camions. Tant bien que mal…
« Ce vote est un nuage qui va assombrir toutes les négociations à venir avec la Suisse. Quelle fiabilité pouvons-nous accorder à des accords conclus avec un gouvernement dont les décisions sont remises en cause par référendum ? »
L’europe n’aime pas ça, les référendums. Encore moins quand ils touchent à son cœur : les camions.
Alors, en ce printemps 1994, le commissaire européen aux transports, Abel Mutates, n’est pas content.
Pourquoi, cette colère ?
il faut revenir quinze ans en arrière. En 1980, le tunnel sous le Gothard ouvre. une barrière physique est abolie. L’ouvrage relie le Nord et le Sud de l’Europe, entre l’Allemagne et l’Italie. Très vite, forcément, le nombre de camions explose : de 312 000 à son ouverture, ça triple, on passe à plus d’un million en 1995.
Les Suisses n’aiment pas ce défilé d’essieux. D’autant qu’ils ont une tradition : en 1984, 86 % du fret se faisait par le rail, écrasant. Ils résistent, refusent les poids lourds de plus de 28 tonnes – quand l’union veut leur imposer des 40, puis des 44 tonnes.
Mais pire : ils votent.
Mal.
Très mal.
En 1992, la suisse refuse par référendum l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE). En 1994, l’association l’Initiative des Alpes lance une votation sur la Protection des Alpes, afin d’intégrer à la Constitution l’article 84 :
« Le trafic de marchandises à travers la Suisse sur les axes alpins s’effectue par rail. Le Conseil fédéral prend les mesures nécessaires. La capacité des routes de transit des régions alpines ne peut être augmentée. »
Malgré les menaces, le « oui » l’emporte, à 52 %. Le Conseil fédéral met ainsi en place une loi sur le transit routier dans la région alpine. elle interdit « la construction de nouvelles routes qui déchargent ou complètent les routes existantes » et « l’élargissement de routes par des voies supplémentaires ».
« C’est inacceptable, tonne le ministre espagnol des affaires étrangères. si on doit dépendre d’une votation pour appliquer toute une politique, on est perdus... »
A Bruxelles, le ton monte.
Ces mesures sont sacrilèges.
Mais pour qui ils se prennent, ces Helvètes ? ils se croient maîtres chez eux ? On fait un grand marché intérieur, et voilà qu’un petit bled minuscule gênerait le commerce entre la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche ? En guise de riposte, prévinrent les démocrates européens, les accords commerciaux seraient bloqués, les avions de Swissair n’atterriraient plus sur les aéroports hollandais, etc. Pour défendre ce principe sacré, le libre-échange, on n’a pas lésiné sur les sanctions.
La Suisse flanche, un peu, beaucoup.
En 1998, les deux parties signent les Bilatéraux i. Les camions peuvent passer de 28 à 40 tonnes, la Suisse l’autorise. en échange, l’Europe accepte la redevance sur le trafic des poids lourds, une taxe qui « est destinée en premier lieu au financement des grands projets ferroviaire », des tunnels pour les trains. L’objectif, voté en 1999, c’est « le transfert du trafic » : « En 2009, le nombre des trajets poids lourds en transit à travers les Alpes devait être réduit à 650 000 trajets au maximum. » Contre 1,4 millions en 2000.
diviser la circulation des camions par deux, en dix ans : voilà l’ambition.
Qui devient consensuelle : en 2001 survient un drame, un camion belge provoque un incendie dans le tunnel du Gothard, et onze morts.
Soudain, l’Union européenne se convertit : elle rejoint les pays alpins dans le Processus de Zürich, appelle à « prendre toutes les mesures nécessaires », voire carrément « certaines décisions volontaristes », « en même temps qu’il faut stimuler le transfert à des modes de transport moins nocifs, surtout un transfert au rail », etc.
Cet accès de folie va vite lui passer…
Les Suisses constatent, en effet, un semi-échec.
Malgré l’ouverture du tunnel de Lötschberg, malgré la redevance, le nombre de camions a un peu diminué, mais pas trop : il se stabilise autour de 1,2 millions.
C’est mieux que si c’était pire : 600 000 poids lourds sont quand même passés sur le rail. Mais on est très loin de la division par deux. Le Conseil fédéral reprend alors une idée de l’initiative des Alpes : créer une « Bourse du transit alpin ». au nombre de 650 000 – l’objectif maintenu – des droits de transit seraient vendus aux enchères, sur internet, aux plus offrants. les autres devraient prendre le train…
Mais cette lubie, la Commission ne veut pas en entendre parler, même pas en discuter : « Pour négocier, il faut être deux, explique en septembre 2012 la conseillère fédérale Doris Leuthard. ni l’Union européenne ni les pays voisins ne veulent négocier avec nous. »
On peut voir le verre un petit peu plein, quand même.
« Regardez ! »
Avec Georges Darbelay, de l’Initiatives des Alpes, on s’est donnés rancard en gare de Martigny. Passe un long train de marchandises, avec des voitures dessus : « Elles viennent de France, elles vont vers le Nord de l’Italie. » on attend que le boucan de la locomotive s’éloigne : « La taxe poids lourd n’est pas assez élevée, parce que l’Union européenne ne veut pas que cette taxe augmente trop vite. elle est obnubilée par la liberté de circulation des marchandises. Malgré tout, ici, deux tiers du fret s’effectue par le rail et un tiers seulement par la route. »
Collé à partir de <http://www.fakirpresse.info/le-rail-sacrifie>