Le phénomène “Merci patron !” : l'histoire d’un joyeux succès

Mathilde Blottière

Publié le 24/03/2016.

 

A l'affiche depuis un mois, “Merci patron !” dépasse désormais les 150 000 entrées : un succès phénoménal pour cette comédie documentaire de François Ruffin, militante et roublarde. Décryptage.

Paris, Barbès, cinéma Le Louxor, un lundi, à 18 heures. Pas précisément l'heure de pointe dans les salles. Devant la façade néo-égyptienne du cinéma, la file d'attente s'allonge pourtant à vue d'œil. Tous, têtes chenues, jeunes couples ou étudiants en solo, sont là pour voir enfin ce petit film frondeur et jubilatoire dont on leur rebat tant les oreilles : Merci patron ! L'histoire invraisemblable mais vraie de la revanche d'une famille de chtis, les Klur, sur le richissime et puissant Bernard Arnault, responsable de la fermeture de leur usine à Poix-du-Nord.

Un tel en a entendu parler via les émissions de Daniel Mermet (François Ruffin, le réalisateur du film, a longtemps fait partie de l'équipe de Là-bas, si j'y suis), une autre a lu des critiques dithyrambiques dans la presse quand le prescripteur ne s'appelle pas Facebook ou Twitter. « Vous verrez, prédit Emmanuel Papillon, l'exploitant du Louxor, où le film a enregistré son meilleur score depuis sa sortie (8 500 entrées en trois semaines et demi), ils applaudiront sur le générique de fin, comme à chaque séance depuis le 24 février. » Gagné.

Merci patron ! sera-t-il le film français le plus rentable de 2016 ? Si l'année n'est pas assez avancée pour l'affirmer, on peut toutefois parier sans risque que le documentaire politico-potache de François Ruffin se retrouvera en bonne place dans le classement rentabilité annuel du Film français. Financé pour une part par les abonnés de Fakir, le journal « alternatif » de gauche fondé et dirigé par Ruffin, pour l'autre par la société Mille et une productions, le film a coûté 150 000 euros – le budget moyen d'un documentaire se situant plutôt entre 300 000 et 500 000 – et il est en train de casser la baraque.

Un mois après sa sortie en salles, cette ode joyeuse au lumpenprolétariat débrouillard est en passe de dépasser les 150 000 entrées. A Paris, la centaine de projections-débats organisées a fait le plein, galvanisant des salles euphoriques qui ont parfois débattu pendant trois ou quatre heures. Diffusé dans trente-neuf lieux de projection en première semaine, le film est désormais visible dans deux cent sept cinémas.

« Entre la semaine de sa sortie et sa troisième semaine d'exploitation, les entrées ont un fait un bon de 15% , c'est rarissime ! » Etienne Ollagnier n'en revient toujours pas. Cogérant avec Sarah Chazelle de Jour2fête qui distribue Merci patron !, il est persuadé d'avoir trouvé « le graal du distributeur » : « quand ce qu'on propose au public coïncide avec ce qu'il a profondément envie de voir ». « On avait un peu anticipé le succès grâce à la tournée d'avant-premières qui s'était très bien passée – à Chambéry, ils ont refusé trois cents personnes et à Lyon, il y avait tellement de monde qu'il a fallu improviser trois projections simultanées dans le même cinéma ! Mais de là à prédire une telle carrière au film… Non. »

Testé par l'Observatoire de satisfaction, l'instrument de mesure de notoriété du magazine professionnel Ecran total, Merci patron ! affiche un score soviétique de 98% de satisfaction, battant à plates coutures n'importe quel feel-good movie taillé pour remonter le moral des ménages.

« Le film marche aussi bien dans un quartier parisien populaire comme Barbès qu'au MK2 Beaubourg ou au fin fond de la Vendée ! », constate Edouard Mauriat, de Mille et une productions. Avec, tout de même, une mention spéciale pour la Picardie et le Nord, le terroir de Ruffin et de la famille Klur, les héros du film. Pour un docu militant qui n'aurait pu toucher qu'un public déjà acquis à la cause, le succès tient du phénomène.

Beaucoup le comparent à celui, surprise, de Demain, le documentaire écolo de Mélanie Laurent et Cyril Dion. « Désormais, note Emmanuel Papillon, du Louxor, cela devient presque une expérience en soi de venir en salle voir ce film. C'est un moment de communion collective, de partage, et une promesse de débats comme le cinéma peut en offrir. »

Quant au public des salles où Merci patron ! n'est pas à l'affiche, il n'hésite plus à passer à l'action en réclamant directement sa diffusion auprès des exploitants. Récemment, le programmateur de l'énorme Kinépolis de Lhomme, dans la Sarthe, a ainsi été prié de mettre le film au programme. Au Club de Grenoble, qui enregistre les meilleurs résultats pour la Province, les spectateurs n'ont qu'une idée en tête : maintenir le film à l'affiche ! « La question est récurrente, témoigne l'exploitant Patrick Ortega. Que faire pour que tout le monde ait le temps de le voir ? Faut-il acheter des billets à l'avance ? » Le distributeur Jour2fête, lui, croule sous les demandes d'universités (en grève ou pas) et d'associations qui veulent le montrer : « Pour beaucoup, c'est un point de départ pour amorcer le débat. »

Comment expliquer un tel engouement ? Les qualités du film, véritable anti-dépresseur social, n'y suffisent sans doute pas. Mais disons-le, sa façon de racketter les milliardaires avec ce qu'il faut de dérision, son esprit bon enfant et ses personnages humains trop humains, font merveilleusement mouche. « C'est la catharsis par le rire », avance Etienne Ollagnier. Le producteur, lui, y voit un effet Roger et moi à la française. L'enthousiasme des critiques a pu servir (espérons le) et les cas de censure ou d'autocensure à Europe1 puis au Parisien ont indéniablement aidé en assurant un maximum de charivari viral (merci Bernard !).

La stratégie de sortie – avec la multiplication des projections débats pour lancer le bouche à oreille, largement relayé sur les réseaux sociaux, l'affichage sauvage et l'activisme de la galaxie militante Monde diplomatique/Fakir/ Là-bas si j'y suis – doublée d'une actualité raccord avec les préoccupations du film ont fait le reste. « Notre objectif était de toucher un public plus large que les abonnés de Fakir et les militants de base, se souvient Edouard Mauriat. On y a travaillé avec le distributeur, mais franchement, ce qui fait qu'un film rencontre l'air du temps, c'est assez mystérieux. Pour Le Cauchemar de Darwin, il y a dix ans, c'était l'écologie, la mondialisation, le référendum sur le Traité constitutionnel européen… Cette fois, avec la loi El Khomri, c'est comme si Matignon et l'Elysée avait fait partie du plan com. » Dans les manifs contre la loi travail d'El Khomri, Merci patron !, la chanson des Charlots (et du film) est devenu un hymne fédérateur. Quant aux Youtubeurs à l'initiative du hashtag #OnVautMieuxQueÇa, ils se sont filmés devant des affiches du film…

Le rusé François Ruffin entend bien prolonger l'état de grâce et surtout, en profiter pour lever les masses. Car tel est bien l'objectif revendiqué : que le documentaire devienne une arme politique. Qu'il contribue à faire bouger les gens, des ouvriers aux cadres, à allumer des feux dans la rue, les usines, les bureaux. Sur la page Facebook de Merci patron !, véritable forum des luttes, Ruffin et consorts postent régulièrement des vidéos intitulés « Merci Myriam ! ». On y voit le journaliste poil à gratter harceler le ministère du Travail pour savoir ce que la loi El Khomri prévoit contre le dumping social… Ruffin ne manque pas d'idées.

Dernière en date ? Un appel à prolonger la journée de mobilisation nationale du 31 mars prochain par une « nuit rouge » à Paris, Grenoble, Marseille et Toulouse. Au programme : occuper une place (« on verra bien où »), improviser « une projection géante » du film et « surtout, causer pour inventer un truc, un point de fixation des espoirs et des luttes. » Car enfin, si le CDI de Monsieur Klur au Carrefour de Landrecies est désormais le contrat de travail « le mieux protégé » de France – dixit Ruffin – tout le monde ne peut pas en dire autant… Merci patron !, la suite ?

 

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