Julian
Assange : «Les agences de renseignement ont une vision
politique limitée, mais un appétit de surveillance
illimité»
Toujours
sous le coup d'un mandat d'arrêt émis par la Suède
et d'une enquête américaine, le chef de file de
WikiLeaks dresse, de l'ambassade d'Equateur à Londres, le
bilan de son action, livre son analyse d'un éventuel Brexit et
commente l'extension de la surveillance planétaire.
Depuis
quatre ans, Julian Assange n'a pas mis le pied hors de l'ambassade
d'Equateur à Londres, dans laquelle il s'est réfugié
le 19 juin 2012, avant de se voir accorder l'asile deux mois plus
tard. Confiné, le chef de file de WikiLeaks est, depuis cinq
ans et demi, visé par un mandat d'arrêt européen
émis par la justice suédoise, qui n'a accepté
que l'an dernier d'aller l'interroger au Royaume-Uni, mais n'a pas
encore fait le déplacement. Toujours visé par une
enquête préliminaire pour «viol de moindre
gravité» classée puis réactivée,
Assange clame son innocence et craint qu'une extradition vers la
Suède ne le mène in fine aux Etats-Unis, où un
grand jury enquête depuis 2010 sur WikiLeaks et son fondateur.
Au titre, notamment, de l'Espionage Act, la loi qui a valu
trente-cinq ans de prison à Chelsea Manning, la source des
révélations de 2010. En février, un groupe de
travail de l'ONU a jugé l'Australien victime de «détention
arbitraire» et demandé à ce qu'il recouvre «le
plein exercice de ses droits garantis par les normes
internationales».
A quelques jours d'une soirée de
soutien et de débat organisée par l'Institut de
recherche et d'innovation du Centre Pompidou et Ars Industrialis avec
Libération, Julian Assange a répondu par téléphone
à nos questions. La voix est fatiguée, mais
l'indignation est intacte.
COMMENT
ALLEZ-VOUS ?
C'est une situation extrêmement difficile.
Mais je vais bien.
EN 2011, LORS D'UN ENTRETIEN AVEC ERIC SCHMIDT,
ALORS PDG DE GOOGLE, VOUS DÉFINISSIEZ WIKILEAKS COMME UN OUTIL
POUR PROTÉGER LES LANCEURS D'ALERTE ET AMÉLIORER LA
TRANSPARENCE MAIS AUSSI, EN PREMIER LIEU, COMME UN OUTIL POUR
FAVORISER LES «ACTES JUSTES». WIKILEAKS A PRESQUE DIX
ANS, QUEL BILAN FAITES-VOUS ?
Bien sûr, c'est un but
impossible à atteindre, mais bien des objectifs auxquels le
monde aspire ne peuvent pas être atteints. La société
humaine est vaste, la quantité d'injustices l'est tout autant.
Néanmoins, nous avons remporté des victoires
significatives et dont je suis fier.
LESQUELLES ?
Les
documents que nous avons publiés ont affecté les
systèmes politiques dans tous les pays, ont mené à
des centaines de procès qui ont vu des innocents emprisonnés
être libérés. Il y a eu beaucoup de conséquences
politiques, des changements de gouvernement, des démissions de
dirigeants de services de renseignement. Ces documents ont été
à l'origine de quelque 3 500 articles de recherche
universitaire et ont conduit beaucoup d'autres organisations à
essayer d'imiter ce que nous faisons. WikiLeaks est aussi une
bibliothèque sur la manière dont agissent les
institutions humaines modernes. C'est à travers cette
fonction, la plus importante, que nous avons le plus d'impact. C'est
sur ces archives que s'appuient des ministres des Affaires
étrangères, des chercheurs en sciences politiques, des
avocats. Il y a par exemple le cas de Khaled el-Masri, un citoyen
allemand qui, pour une erreur d'identité, avait été
kidnappé en Macédoine par la CIA, mis dans une prison
secrète, torturé, puis jeté dans une rue en
Albanie. Nos documents ont été cités dans le
jugement de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
qui lui a donné raison contre la CIA. Il y a actuellement un
contentieux devant la CEDH à propos de la chaîne de
télévision kurde Roj TV. Nos documents montrent que
Barack Obama, l'ancien Premier ministre du Danemark Anders Fogh
Rasmussen et la Turquie ont conspiré à détruire
Roj TV, qui avait son siège au Danemark, dans le cadre d'un
accord visant à permettre à Rasmussen de prendre la
tête de l'Otan (1).
DEPUIS LES GRANDES «FUITES»
DE L'ANNÉE 2010 PUBLIÉES PAR WIKILEAKS, IL Y A EU DE
PLUS EN PLUS DE LEAKS, DES PLATEFORMES EN LIGNE DÉDIÉES
AUX LANCEURS D'ALERTE SE SONT DÉVELOPPÉES, LES MÉDIAS
PUBLIENT PLUS DE DOCUMENTS ORIGINAUX. QU'EN PENSEZ-VOUS ?
C'est
une norme à laquelle nous poussons depuis longtemps - ce que
nous appelons le journalisme scientifique. Avec Internet, un journal
peut publier les documents appuyant ce qu'il avance. C'est la norme
en sciences, où il faut fournir la preuve expérimentale
de ses conclusions. Ceci étant, il y a encore beaucoup à
faire. Les journalistes d'investigation utilisent de plus en plus la
cryptographie, mais sur le plan des publications, c'est encore
timide. Dans le cas des Panama Papers, la Süddeutsche Zeitung a
publié des fragments d'une trentaine de pages, sur un total de
11,5 millions de documents. Au total, le nombre de documents rendus
publics était, la semaine dernière, autour de 160. Les
craintes de procès et la pression politique sont encore trop
élevées en Europe et aux Etats-Unis. Nous essayons de
repousser les limites en faisant en sorte que WikiLeaks ait les
défenses légales et techniques pour permettre la
publication malgré les pressions.
QUEL EST LE RÔLE DE
WIKILEAKS AUJOURD'HUI ?
WikiLeaks essaie d'étendre la
liberté de la presse. Nous sommes le «brise-glace»
engagé dans un conflit avec la «glace» de la
censure, si vous voulez. Nous créons un chemin pour les
autres.
IL VOUS EST SOUVENT REPROCHÉ D'ÊTRE
ANTIAMÉRICAIN, ANTI-PAYS OCCIDENTAUX, ET DE NE PAS TRAITER LES
RÉGIMES AUTORITAIRES DE LA MÊME MANIÈRE, LA
RUSSIE NOTAMMENT. QUE RÉPONDEZ-VOUS ?
Ce n'est pas
vrai. Quand nous publions des documents qui gênent l'armée
américaine, parce qu'ils révèlent comment elle a
tué des milliers de personnes en Irak et en Afghanistan, elle
essaie de jouer l'attaque ad hominem, de détourner l'attention
des publications en disant que nous sommes antiaméricains. En
plus de neuf ans, WikiLeaks n'a jamais fait d'erreur sur un seul
document publié. Les institutions gênées par nos
publications ne peuvent pas attaquer les documents eux-mêmes,
alors à la place elles nous attaquent. La réalité,
c'est que nous avons publié des documents sur tous les pays, y
compris plus de 2 millions émanant du gouvernement syrien et
plus de 600 000 documents à propos de la Russie.
POURQUOI
AVOIR DÉCIDÉ DE SOUTENIR LE BREXIT ?
Je n'ai pas
dit que je soutenais à 100 % le Brexit, mais que c'est de ce
côté que je penche, d'un point de vue personnel -
WikiLeaks n'a pas de position. Mon analyse, c'est que le Royaume-Uni
est mauvais pour l'Union européenne, et que l'Union européenne
est mauvaise pour le Royaume-Uni. Le Royaume-Uni empêche
l'Europe continentale d'être ce qu'elle pourrait devenir. Les
Etats-Unis le perçoivent de cette manière, c'est
pourquoi on voit Hillary Clinton, Barack Obama ou d'autres
«transatlantistes» exercer un tel lobby pour que le
Royaume-Uni reste dans l'Union européenne. Pour eux, cela
permet aux Etats-Unis de garder une sorte de «droit de veto»
à l'intérieur de l'Europe. Du côté du
Royaume-Uni, les gouvernements successifs sont à l'origine de
certaines des pires législations issues de Bruxelles, et ont
par exemple poussé à l'adoption du mandat d'arrêt
européen sans garanties - cela m'a personnellement affecté,
mais aussi des milliers d'autres personnes dans ce pays - ou
aujourd'hui au Tafta [le Traité de libre-échange
transatlantique, ndlr]. Et le gouvernement utilise l'Union européenne
comme une excuse pour ce qu'il ne peut pas faire. C'est une forme de
blanchiment politique qui réduit la responsabilité
démocratique dans ce pays.
VOUS AVEZ ANNONCÉ
RÉCEMMENT QUE VOUS ALLIEZ PUBLIER DE NOUVEAUX MAILS DE HILLARY
CLINTON. CELA PEUT APPARAÎTRE COMME UN CADEAU À DONALD
TRUMP.
Nous en avons déjà mis en ligne 32 000.
Ils sont très intéressants, en particulier sur
l'engagement des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne en
Libye pour détruire son gouvernement, qui a mené à
la situation que nous connaissons. D'autres montrent que Hillary
Clinton s'est rendue coupable de violations des règles du
secret-défense aux Etats-Unis. Nous en avons d'autres. C'est
notre responsabilité de dire la vérité à
nos lecteurs, sans crainte ni préjugé. Ce n'est pas
notre rôle de camoufler quoi que ce soit, pour quelque candidat
que ce soit. Nous sommes ouverts aux fuites à la fois sur
Clinton et sur Trump.
VOUS AVEZ PUBLIÉ DE NOMBREUX
DOCUMENTS SUR LA SURVEILLANCE. TOUS LES PAYS S'ESPIONNENT LES UNS LES
AUTRES, ET LA SURVEILLANCE DE MASSE EST UNE RÉALITÉ
PLANÉTAIRE. QUE FAUT-IL FAIRE ?
Le problème
n'est pas que les Etats s'espionnent entre eux, il est que les
Etats-Unis et leurs alliés des «Five Eyes»
[alliance de renseignement entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le
Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande], qui se
considèrent comme une sorte d'empire du renseignement, ont des
capacités si énormes, comparées à celles
des autres pays, que ces capacités deviennent dominantes. Et
ce n'est pas sain au plan géopolitique. Cela rend paranoïaques
les pays qui ont moins de moyens. En matière de surveillance
des populations, ce niveau intense de surveillance est une menace
pour la démocratie, parce que l'équilibre démocratique
qui jugule le pouvoir de l'Etat peut être bouleversé. La
surveillance de masse des populations est une menace pour la sécurité
nationale, une menace pour la nature démocratique d'une
nation.
COMMENT Y RÉPONDRE ?
Il faut le comprendre,
et y résister. Les dirigeants d'entreprise ou les membres de
l'élite politique d'un pays ne devraient pas laisser les
agences de renseignement prendre le dessus. Elles ont une vision
politique limitée, mais un appétit de surveillance
illimité. La capacité à organiser l'espace
public doit aussi être protégée. Au plan
technique, il est possible de réduire les capacités de
surveillance de masse, et il est nécessaire, à tout le
moins, d'en protéger les acteurs politiques importants dans la
société : les directions des syndicats, les
journalistes des médias importants, les responsables
politiques, certains cadres d'entreprise.
QUEL EST L'IMPACT DE
VOTRE SITUATION SUR LE TRAVAIL DE WIKILEAKS ?
La situation est
délicate. Cela prend plus de temps. L'ambassade est entourée
par une opération de surveillance conduite par la
Grande-Bretagne, qui a coûté l'an dernier 12,6 millions
de livres [15,9 millions d'euros]. Le FBI continue les poursuites en
cours. Nous devons faire face à beaucoup de surveillance. La
question est : y parvenons-nous ? J'ai une longue expertise dans ce
domaine, mais nous nous demandons toujours si nos systèmes
sont suffisamment bons. Nous avons des preuves qu'en certaines
circonstances, ils sont suffisants, comme lors du sauvetage de
Snowden pour le faire sortir de Hongkong.
COMMENT AVEZ-VOUS ÉVOLUÉ
DURANT CES QUATRE ANNÉES ?
Ma situation à
l'ambassade a mené à un petit changement de
perspective. Quand on est dans une position physique fixe, il est
plus facile de voir les changements qui surviennent dans le reste du
monde, parce que les circonstances de votre propre vie ne changent
pas. D'un point de vue scientifique, quand vous essayez de comprendre
pourquoi un système se conduit d'une certaine manière,
vous essayez d'isoler les variables, et de changer un seul paramètre
pour voir ce qui se produit. Ma situation personnelle, en termes
d'interactions avec les autres, est pour l'essentiel la même
depuis quatre ans. Je vois mieux les changements dans le reste du
monde, parce que mon monde à moi ne change pas.
JACOB
APPELBAUM, FIGURE DE LA LUTTE ANTISURVEILLANCE, QUI A TRAVAILLÉ
AVEC WIKILEAKS, A DÉMISSIONNÉ RÉCEMMENT DU
PROJET DE RÉSEAU D'ANONYMISATION SUR INTERNET TOR. IL Y A EU
PLUSIEURS ACCUSATIONS DE VIOLENCES SEXUELLES À SON ENCONTRE.
QUELLE EST VOTRE RÉACTION ?
Je ne pense pas qu'il soit
approprié de commenter à ce stade. Nous n'avons pas
assez d'informations pour nous faire une opinion. Ce que nous pouvons
dire, c'est qu'il n'y a pas eu de plaintes au sein de WikiLeaks.
(1)
Roj TV est réputée proche du Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK), engagé depuis 1984 dans un conflit armé
contre Ankara et classé comme organisation terroriste par
l'Union européenne. En 2012, Eutelsat avait suspendu sa
diffusion.