Fahd, poursuivi par l'homophobie de Karachi à Orlando

 


Menacé dans son pays, ce Pakistanais d'une trentaine d'années s'est exilé aux Etats-Unis. Où il a vu la haine se déchaîner une nouvelle fois au Pulse, dont il était un habitué. Témoignage.

Fahd ne croit plus en Dieu mais il estime malgré tout que «quelque chose», une force supérieure, l'a tenu éloigné du Pulse ce tragique samedi soir. Comme souvent le week-end, ce Pakistanais de 35 ans (qui préfère taire son nom de famille) avait prévu d'aller danser sur la piste bondée du night-club, lieu de fête de la communauté LGBT d'Orlando. «J'ai passé la soirée avec des amis. Notre dîner s'est prolongé. Quand je suis rentré chez moi, il était trop tard pour ressortir», raconte d'une voix douce le mince jeune homme.
Quelques heures plus tard, il est réveillé par son téléphone. Au bout du fil, l'un de ses colocataires, paniqué, veut s'assurer qu'il va bien. Il est à peine 6 heures du matin en Floride. Les informations sont parcellaires : à la télévision, on parle de fusillade, de prise d'otages, d'assaut policier. Et d'un nombre indéterminé de victimes (aujourd'hui, le bilan s'élève à 49 morts et 53 blessés). L'Amérique endormie ignore encore qu'elle vient d'être frappée par la pire fusillade de son histoire. Mais à travers les premières bribes de témoignages qui lui parviennent, Fahd comprend qu'il a échappé à un carnage.
Tromper la mort n'est pas chose banale. Mais pour Fahd, ce n'est pas une première. En janvier 2014, dans les rues de Karachi, ce graphiste web est poursuivi par deux hommes armés. S'il n'en a pas la preuve, il pense qu'il s'agissait de tueurs à gages recrutés par son père, déterminé à assassiner son fils homosexuel pour laver l'honneur familial. Deux mois plus tard, après avoir vendu tous ses biens et obtenu par miracle un visa étudiant pour les Etats-Unis, Fahd se réfugie en Floride. Sa demande d'asile est toujours à l'examen par les autorités américaines.
A aucun moment, pendant l'heure que nous passons ensemble, trois jours après le drame, Fahd n'ôte ses lunettes de soleil. On devine toutefois, à travers les verres fumés, les yeux parfois humides de ce trentenaire lorsqu'il raconte son histoire. Celle d'un homosexuel au Pakistan, élevé dans une famille ultraconservatrice, forcé à se marier puis à fuir pour sauver sa vie, en laissant tout derrière lui. Y compris un fils qui a 8 ans aujourd'hui.
Fahd a grandi à Lahore, dans le nord-est du Pakistan. Père commerçant, mère au foyer issue d'une famille «influente» qui compte «des gens au gouvernement». Après le décès de sa mère, en 2004, il subit de vives pressions pour se marier. Afin d'échapper à une noce arrangée avec une cousine ultrareligieuse, il épouse une graphiste, plus ouverte d'esprit. Ensemble, ils ont un fils. Mais Fahd plonge dans la dépression. En 2011, il divorce et part à Karachi, à l'autre bout du pays. Sa femme, qui a découvert son homosexualité, garde d'abord le secret. Mais finit par le révéler à sa famille et à celle du jeune homme. Les premières menaces viennent de son beau-frère, qui débarque un jour dans l'entreprise où Fahd travaille et demande au patron de le licencier. Ce dernier refuse, mais dans les semaines qui suivent, Fahd trouve sur son ordinateur des Post-it anonymes et menaçants. «J'étais bon dans ce que je faisais, dit-il, donc j'ai trouvé un autre emploi», et avec lui une certaine tranquillité. Jusqu'à ce jour de janvier 2014. «J'étais en voiture avec des collègues, nous allions à un rendez-vous. J'étais assis à l'arrière. Deux hommes se sont approchés, ils ont pointé leurs armes sur moi. Ils voulaient m'extraire de la voiture, mais mon collègue a accéléré et nous avons réussi à les semer», raconte-t-il. Choqué, Fahd refuse d'aller voir la police. «J'aurais été obligé de leur divulger mon adresse. Et la police m'aurait sûrement livré à ma famille. Avec de l'argent, c'est facile d'acheter la police au Pakistan.»
Deux mois plus tard, Fahd débarque à Orlando. «Ça m'a coûté toutes mes économies mais c'est mieux que de passer sa vie à regarder par-dessus son épaule. Ici, je n'avais plus rien à craindre», explique-t-il. Tragique ironie, la violence et la mort qu'il fuyait ont frappé sa ville d'adoption, son refuge, à plus de 13 000 kilomètres du Pakistan. «Tout ça se bouscule dans ma tête. Mais au moins je sais qu'ici, quoi qu'il arrive, je ne suis pas seul. Il y a des lois pour me protéger, ce qui n'était pas le cas là-bas, et ne l'aurait jamais été.»
Pour la première fois depuis deux ans et demi, Fahd a toutefois ressenti une forme d'insécurité. «Juste après le drame, je me suis dit que je pouvais être aussi bien associé à l'agresseur qu'à l'agressé, parce que je suis gay et que j'ai un nom musulman.» Depuis son départ du Pakistan, le jeune homme a abandonné sa religion mais assure que cela n'a rien à voir avec son homosexualité. On l'interroge sur l'hypothèse de l'homosexualité refoulée du tueur, Omar Mateen, évoquée par plusieurs habitués du Pulse. «Il était probablement homosexuel, estime-t-il. Et à cause de son éducation religieuse et culturelle, il se sentait trop opprimé, trop frustré et c'est comme ça qu'il a évacué sa frustration.