LE MONDE | 19.06.2016 à 19h28
Meurtres
de policiers à Magnanville
A
Mantes-la-Jolie, des milliers de « musulmans ordinaires »
défilent « contre la barbarie »
Par
Florence Aubenas
Ce sont ceux qu'on ne voit pas, ceux qu'on
n'entend jamais. Ceux sur lesquels les caméras et les micros
glissent généralement sans s'arrêter. Ceux qui ne
font pas de bruit. Voila Aziz, agent à la RATP, sa femme
Zohra, assistante maternelle et leurs deux fils, qui viennent
d'acheter un pavillon. Ou encore Mohamed, ingénieur, avec
Hasna, agent de sécurité, fans de marche à pied.
Leur fille n'est pas là : elle joue à un concert de
flûte traversière.
Et encore Farid, 28 ans,
graphiste, qui rêve d'écrire des romans, à côté
d'Hamid, professeur de philosophie et Zouhair, agent d'assurance. Ce
dimanche 19 juin, tous défilent vers le commissariat de
Mantes-la-Jolie (Yvelines) ; un cortège d'invisibles, venus de
toute la région. En hommage au couple de policiers assassinés
lundi 13 juin à Magnanville, un bourg voisin, le collectif des
mosquées mantoises avait appelé les « citoyens
français de confession musulmane » à une marche
silencieuse. Cinquième rassemblement après le meurtre,
celui-ci a créé la surprise : près de 4 000
personnes (2 500 selon la police), un des plus nombreux, avec celui
organisé par les policiers.
Depuis les attentats
contre Charlie Hebdo ou le Bataclan, Mehdi Berka, 43 ans, recteur de
la grande Mosquée de Mantes-la-Jolie, participe régulièrement
à tous les hommages. A chaque fois, il a l'impression pourtant
d'entendre le même reproche : « Pourquoi les musulmans
restent-ils silencieux ? Pourquoi ne bougent-ils pas ? »
Avec
les quatre responsables des mosquées de la région, ils
ont décidé, cette fois, de marquer le coup :
« Afficher la réalité de notre désarroi,
prendre nos responsabilités et signifier un message clair à
nos concitoyens : nous nous démarquons. »
Des
tracts ont été diffusés dans les alentours,
après la prière du vendredi, ainsi que des SMS ou des
messages sur les réseaux sociaux, sans faire appel aux
institutions religieuses ou politiques traditionnelles. « Nous
ne nous adressons pas à la puissance publique, mais aux gens
du quotidien », reprend le recteur, Mehdi Berka. L'affaire
n'était pas gagnée. Seul précédent
comparable, une manifestation confessionnelle avait été
organisée par Hassen Chalgoumi, l'imam de Drancy parfois
controversé, au moment de l'affaire Mohamed Merah, en avril
2012. Bilan : deux cents personnes à peine, place de la
Bastille.
Dans la marche à l'appel du collectif des
mosquées des environs de Mantes-la-Jolie, dimanche 19 juin. |
Marc Chaumeil pour Le Monde
« Ce n'est pas dans nos
habitudes de s'afficher »
L'atmosphère, cette
fois, est toute autre, du monde, des familles surtout. Pour beaucoup,
c'est le premier défilé. « On est des musulmans
ordinaires, ce n'est pas dans nos habitudes de s'afficher »,
dit Said, professeur de maths. En marchant vers le commissariat,
Zoubida, 35 ans, croit entendre son père quand il lui répétait
: « Ne fais pas d'histoire, ma fille, et surtout pas de
politique. On n'est pas chez nous. » Elle n'a pas osé
lui dire qu'elle venait. « C'est tout un apprentissage pour
nous. On a peut-être eu tort, au fond, de ne jamais nous
montrer. »
Dans les rangs du cortège, on parle du
meurtre, bien sûr, mais aussi de ce sentiment d'un climat
quotidien de plus en plus tendu. « En quelques mois, j'ai vu ma
voisine devenir raciste. Je la sens en panique », dit Farida.
Tout heurte maintenant. Un groupe d'hommes débat âprement
football : faut-il ou non soutenir l'équipe de France cette
année, depuis la non-sélection de Ben Arfa pour l'Euro
? « Du racisme », soutient Chawki, employé de
banque. Depuis, il boycotte les matchs des tricolores. Hamid aussi,
qui est infirmier. « Je suis dégoûté, c'est
le numéro 1. » Mourad, au désespoir : «
Qu'est ce qu'on va faire pendant tout le mois de l'Euro ? »
«
La peur d'avoir des problèmes ensuite »
Quelques-uns
veulent quitter la marche avant d'arriver au commissariat. On parle
de « craintes ». Et s'il se passait quelque chose ? «
Dans mon intérieur profond, je redoute une attaque terroriste
», dit une mère de famille. Son mari ne voulait pas
venir du tout. Elle l'a forcé, « tant pis, il faut être
courageux ». Son grand fils est resté devant la télé,
« la peur d'être photographié, reconnu et d'avoir
des problèmes ensuite ».
Devant l'hôtel
de police, des scouts musulmans déposent une gerbe, avec une
grande photo du couple assassiné. Applaudissements. On attend
qu'un officier ou une délégation sorte. Personne. En
revanche, plusieurs voitures de police déboulent du garage,
sirènes hurlantes, forçant la foule à décamper.
Quelques-uns leur font des signes de solidarité. Pas un
regard, les visages des agents sont tendus, à cran.
Aucune
force de sécurité n'a été déployée
dans les voies adjacentes pour sécuriser le défilé
et empêcher la circulation. Du coup, c'est Yazid Kerfi,
médiateur social, qui a mis sa voiture en travers de la rue
principale. « Vous savez que c'est interdit, je peux vous
mettre en prison pour ça », lui dit un policier. L'autre
demande pourquoi ils ne le font pas eux-mêmes. Laconique : «
On n'a pas de consigne. » Un grand rigole : « On n'est
pas tombé dans les bras les uns des autres. »
Quelques-uns
s'accrochent aux barrières métalliques qui entourent le
commissariat depuis le meurtre. Mais derrière, tout le monde
est déjà parti. Deux femmes s'embrassent. « Tu as
vu ? On l'a fait. J'aurais jamais cru que je pouvais me le permettre.
»
Florence
Aubenas