Au
Queer Club, t'es là pour vivre
Par Justin Torres, auteur de « Vies animales » (L'Olivier, 2012)
Un
gay connaît forcément la violence. Cela commence
généralement dans la cour d'une école. Cela
passe par le regard, les mots, les coups (parfois). Avec l'âge,
cette violence augmente, elle s'intériorise. On vit avec.
Chaque homo, remarque l'écrivain américain Justin
Torres, connaît les «règles de base de la sécurité
gay». Ne pas se dévoiler trop vite, scanner avant de
séduire. Mais que faire quand la violence devient hors norme ?
49 personnes tuées en quelques heures dans une boîte de
nuit à Orlando. Faut-il parler de «terrorisme sexuel»,
comme le suggérait le sociologue Eric Fassin dans Libération
du 17 juin ?
La peur gagne, mais aussi la colère. Celle de
voir l'homophobie atteindre une violence paroxystique, quasi
inimaginable. Orlando sème le doute, car entre la peur d'être
victime et la violence homophobe, la frontière est celle d'une
feuille de papier, rappelle l'écrivain Cédric Duroux.
Et tout d'un coup, le monde semble hostile avec la récupération
de l'événement par tous les homophobes de la Terre. Le
bonheur fugitif et atemporel du dancefloor existe-t-il encore ?
Avec
un peu de chance, on te donnera de la mélopée latine
dans un pur style Aventura, un tube qui cartonnait il y a une
quinzaine d'années. Avec un peu de chance, tu auras des
drag-queens agiles et rasées de près avec leur
spectacle bourré de charme qui heurte et qui console tout à
la fois. Avec un peu de chance, tu verras des gogo-boys dans toutes
les nuances de black.
Qui sait ? Peut-être ta maman
t'a-t-elle béni sur le pas de la porte ? Peut-être
a-t-elle mis une assiette enveloppée pour toi dans le frigo -
quand tu rentreras affamé, tu ne mettras pas le binz dans la
cuisine. Peut-être est-ce ta tante qui t'a déposé
là en te donnant l'argent pour le taxi du retour. Peut-être
as-tu fait appel à un baby-sitter. Pour ta famille, peut-être
que tu n'es pas encore sorti du placard. Peut-être t'ont-ils
foutu dehors il y a longtemps. Pas grave. Tu as survécu.
Peut-être que ton partenaire est resté à la
maison. Pas envie de sortir ce soir. Pourtant, il te bombarde de
messages érotiques pour s'assurer que tu ne concluras pas.
Peut-être es-tu au bout du rouleau, fauché comme les
blés ou même traînant ton petit museau de bar en
bar dans l'espoir que quelqu'un va t'offrir un verre. Et peut-être
rien de tout cela ou encore autre chose.
DEHORS, il y a un monde
qui politise tous les aspects de ton identité. Il y a des
prêcheurs de toutes les religions, mais surtout chrétiens
autoproclamés, qui te condamnent ni plus ni moins à
l'enfer. Dehors, on te traite d'abomination. Dehors, on débat
de la possibilité pour les TRANS d'utiliser les toilettes
publiques. Dehors, un candidat à la présidentielle
cartonne avec un projet de mur entre les Etats-Unis et Mexico. Non
seulement les gens pensent que cette connerie est possible, mais ils
la trouvent nécessaire. Dehors, Porto Rico écrasé
sous la dette est autorisé à souffrir, mais n'a pas le
droit de se déclarer en faillite pour sauver les meubles.
Dehors, il y a 100 projets de loi qui te prennent pour cible, toi,
tes choix, les tiens.
Tu as connu la violence. Oui, tu as connu la
violence. Tu es gay, tu es «coloré», et la
violence, ça te connaît. Tu connais la stupide fragilité
du machisme et de la masculinité.
Tu connais les règles
de base de la «sécurité gay». Tu as appris
à scanner les êtres rapidement avant de manifester ton
affection. Dehors, Dieu sait que le monde peut être meurtrier
pour toi et pour ceux de ton espèce.
Mais DEDANS, c'est
sexe, ça gueule et ça bouge. Avec un peu de chance, tu
auras une foule métissée à base de grandes
folles, goudous butch, tatas bodybuildées, transsexuels et
j'en passe. Avec un peu de chance, personne ne sera vraiment habillé.
Avec un peu de chance, il y aura du reggae, de la salsa et tu pourras
danser.
Les gens parlent de libération comme s'il
s'agissait d'un état permanent. Comme si tu te libères,
tu obtiens des droits, une forme de reconnaissance, et voilà,
c'est bon ! T'es content ? La vérité est que tous les
jours tu fais machine arrière, tous les jours tu retournes
dans le fumier. Le monde t'y oblige. Tu sais ce que c'est que le
contraire de Nuit latine au Queer Club ? C'est : un Jour de plus en
Amérique hétéro-blanche. Donc, quand tu pénètres
dans le club, tu te sens mieux, plus expansif. «Zone de
sécurité», c'est un cliché battu et
rebattu dans notre langage. Mais le fait est que la sensation de
sécurité, ça te transforme le corps et l'esprit.
Combien des nôtres dans le monde n'ont pas ce privilège
?
Alors tu franchis le portail : un rythme de salsa, des corps,
toutes les nuances de black, ça se trémousse dans la
fumée artificielle, sous la lumière stroboscopique. Peu
importe l'état de détente et de détachement dans
lequel tu es. Une Nuit latine au Queer Club, ça te rend cool
et tu ne peux t'empêcher de sourire. Tout ça pour moi !
Pour nous !
Dehors, demain, gueule de bois, regrets, routine.
Dehors, demain, lutter encore pour changer. Mais dedans, ce soir,
rien de tout cela. Dedans, ce soir, un seul impératif :
l'amour. Traîner au bar. Une cigarette à l'extérieur,
dedans de nouveau. Ammoniac, sueur, le sol un peu collant, un autre
verre, se perdre, déchoir, trouver une religion, devenir fou,
coller ses hanches aux hanches d'un autre, pause, danser seul un
moment - t'es pas là pour faire ta nonne -,presser ses lèvres
contre d'autres lèvres, pause, retrouver des amis, danser. Le
seul impératif, c'est la transformation, la transfiguration
dans la lumière disco. Plus léger, plus libre, tu vois
ton reflet dans la beauté des autres. Tu n'es pas là
pour faire le martyr. Tu es là pour vivre, papy. Pour vivre,
MAMACITA. Pour vivre, HIJOS. Pour vivre, MARIPOSAS.
Bien entendu,
les médias détourneront le débat de l'homophobie
nationale au profit du sempiternel récit : Etats-Unis contre
islamistes. Politiciens menteurs et sans scrupules ! Les républicains
qui votent contre les droits des homosexuels et le contrôle des
armes profiteront de ce massacre pour étayer leur
propagande.
Mais pour le moment, restons dans la dimension sacrée
des Nuits latines au Queer Club. Dans le brouhaha, je veux fermer les
yeux et vous voir tous indemnes, libres, dansants.
Traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par Florence Illouz.
Justin Torres est
l'auteur de Vies animales (L'Olivier, 2012)
(Libération du 20/06/16)