Pour en finir avec le «populisme»
Par Albert Ogien et Sandra Laugier (tribune)
En démocratie, un seul terme ne peut suffire pour expliquer à la fois le vote
britannique au référendum, les arrivées au pouvoir de partis d'extrême droite
en Europe de l'Est ou encore le rejet des politiques néolibérales...
Le vote majoritaire de l'électorat britannique en faveur de la sortie de
l'Union européenne (UE) a plongé le monde dans la perplexité. Pour quelques
analystes, l'échec de Cameron est bien plus grave que la perte d'un pari
stupide : le Brexit serait un pas de plus - un pas
énorme au regard de la puissance du pays qui rompt avec la logique imposée par
le monde de la finance - en direction d'une sombre époque où l'humanité serait
à nouveau saisie par les passions destructrices du nationalisme. Le vote des Britanniques
est, pour eux, la preuve que les citoyens sont devenus insensibles aux
arguments du «cercle de la raison» que forment les gouvernants et leurs
conseillers. On pourrait s'étonner de cette incrédulité inquiète des élites du
pouvoir et de l'académie, face à l'autonomie de jugement de ceux qu'ils avaient
coutume de guider et de morigéner : nul ne peut dire qu'elles n'ont pas été
averties de l'abîme qui se creuse chaque jour davantage entre leur vision du
monde et la rancune de la masse grandissante des perdants de la globalisation.
Mais comment expliquer ce vote ? En fait, comme tous les autres, il est le
précipité de multiples éléments : rejet du gouvernement Cameron et de sa
politique de dégradation du service public, révolte contre la libre circulation
des travailleurs qui permet au patronat de baisser les salaires, concurrence
qui broie les plus démunis, refus de la manière dont l'EU est administrée,
désir de donner force à la voix des laissés-pour-compte du libéralisme. A quoi
on peut ajouter une grosse dose de chauvinisme britannique classique, de
xénophobie et de racisme ignobles et de crainte irraisonnée des migrants. Et,
pour agrémenter le tout, une vraie détestation de ces professionnels de la
politique qui continuent à prendre les électeurs pour des imbéciles - en
Grande-Bretagne, comme en Europe.
Or, au lieu de considérer le poids respectif de ces raisons dans ce scrutin, le
commentaire officiel les ramène à une seule obsession : le «populisme». Ce
raccourci est au moins aussi dangereux que les pires versions du populisme.
La dénonciation des dits«discours populistes» repose
sur une conviction : la sensibilité du «peuple» (pas nous bien sûr) aux
démagogues qui font appel à ses affects et pulsions les moins nobles. Mais elle
est aussi alimentée par une «anxiété», moins facile à ignorer : la certitude
que la démocratie ne parvient plus à remplir son projet social (celui de
l'égalisation des conditions et des chances) et politique (celui du contrôle de
l'action des gouvernants par les citoyens ou leurs représentants).Du coup,
analystes et commentateurs préfèrent ranger toutes les attaques contre la
démocratie représentative sous la qualification unique et discréditante
de populisme. Mais qu'ont en commun les menées totalitaires de dirigeants qui réduisent
les libertés individuelles et collectives (en Hongrie ou en Pologne), les
éructations des pourfendeurs de migrants (comme les partis d'extrême droite ou
islamophobes), les élucubrations misérables des «penseurs» du «grand
remplacement», la volonté de rétablir des frontières et d'ériger des murs
(comme les mouvements séparatistes ou xénophobes), les plaidoyers pour la
restauration de la souveraineté nationale (de «droite» ou de «gauche»), la
dénonciation de l'arrogance des détenteurs du pouvoir, le rejet des politiques
«néolibérales» et «austéritaires», les appels à la
destruction du système capitaliste et de l'emprise de la finance sur les formes
de vie ?
Il n'y aurait pas de sens à trier entre bons et mauvais populismes, ce qui
relèverait de la même supériorité moralisante qui est une des sources des
rejets actuels. Mais à quoi rime de rassembler ces positions hétérogènes sous
un même terme ? A y bien regarder, la rubrique indifférenciée et méprisante du
populisme permet de mettre sur le même plan une authentique demande de
démocratie et d'émancipation, la critique de la représentativité des
institutions européennes... etle fascisme raciste et
sexiste d'un Trump, ou la haine des immigrés d'un Farage. C'est exactement ce genre d'amalgame que Barack Obama vient de dénoncer,
en suggérant aux journalistes de cesser de faire à Trump
l'honneur de cette étiquette de «populiste», alors qu'il n'a jamais été au
service des travailleurs et des déshérités.
Non, le populisme n'explique pas le Brexit. Ce vote
n'est que la dernière en date des remises en cause de la nature et du
fonctionnement des institutions mises en place pour construire l'Union
européenne. Peut-être pas la dernière. Est-elle plus décisive qu'une autre ?
L'avenir le dira. Qui sait, en effet, ce que sera la suite des événements :
renfermement nationaliste, exploitation violente de la haine de l'étranger,
éclatement des Etats-nations, effondrement du capitalisme financier,
instauration de régimes autoritaires ; ou bien émergence d'un nouveau fédéralisme
européen, d'une grande Europe démocratique renonçant aux politiques libérales
par une nouvelle majorité au Parlement européen ?
Les options sont enfin ouvertes, et c'est aux citoyens européens d'en décider.
Mais pour la qualité, la clarté, la santé des débats à venir, il serait
souhaitable que l'espace public soit une fois pour toutes débarrassé du mot
populisme. Ce geste prophylactique obligerait à nommer chacune des positions
qui s'y affrontent par sa visée : fascisme, nationalisme, racisme, anticapitalisme,
démocratie directe, etc. sans plus masquer ces différences essentielles.
Penser, c'est voir et faire des différences. Le populisme fait aujourd'hui
partie de ces «éléments de langage» dont il importe de faire l'analyse et la
critique si l'on veut saisir les enjeux qui se trouvent devant nous et
permettre aux voix des peuples d'Europe de les affronter.