Tout le monde l'appelait «Mermoz»

Par Epstein Marc, publié le 29/04/1999

 

En 1943, Robert Hugues-Lambert joue le rôle de l'aviateur dans un film applaudi par Pétain. Puis il meurt déporté, dans l'indifférence générale. On ne savait rien de lui. Enquête sur une vie brisée et un destin unique

A quoi pense-t-il? Sait-il que nous sommes le 14 octobre 1943? A-t-il remarqué que les nuits étaient plus longues? Peut-être est-il trop fatigué pour réfléchir. Ou trop à l'étroit, sur la paillasse qu'il partage avec deux autres déportés, dans le camp nazi de Buchenwald. Dormir, maintenant. Rêver? Dans ses songes les plus fous, il ne pourrait jamais imaginer - lui, le matricule 21623 - qu'au même moment, à 700 kilomètres de là, son nom apparaît sur un écran, en lettres géantes, sous les dorures du palais Garnier, applaudi par le Tout-Paris de la collaboration...

Le gala de prestige sera décrit dans la revue Le Film, quelques jours plus tard: «Pour la première fois depuis la guerre, l'Opéra de Paris a servi de cadre à une grande manifestation cinématographique. Il s'agissait de la première du film réalisé par Louis Cuny, Mermoz.» Le spectacle fait salle comble. Même Max Bonnafous, ministre de Vichy, a fait le déplacement. Aucun des invités ne s'étonne de l'absence de la vedette principale, Robert Hugues-Lambert. Les organisateurs poussent un soupir de soulagement: comment expliquer à l'assistance que l'acteur dort, à cet instant, dans un camp de concentration hitlérien? La police allemande l'a arrêté sept mois plus tôt, en plein tournage. Pourtant, il n'est pas juif. Il n'appartient pas à la Résistance. Que s'est-il passé? 

Cette mystérieuse affaire a été révélée naguère par René Chateau, au prix de quelques erreurs, dans son livre, Le Cinéma français sous l'Occupation, 1940-1944. Marcel Bluwal en tire la trame de son émouvant film Le Plus Beau Pays du monde, qui sort cette semaine à Paris. Mais les auteurs de ce long-métrage ne prétendent pas signer un documentaire et leur scénario tord le cou, par endroits, à la réalité historique. Pour sa part, L'Express s'est attaché au destin incroyable de cet acteur abandonné à la mort par ses amis du 7e art. Il fallait raconter son aventure, afin que cesse une authentique infamie. A l'issue d'une enquête d'un an, pour laquelle nous avons interrogé plus de 300 personnes, nous sommes parvenus à reconstituer l'essentiel de son histoire. Elle reste l'une des plus méconnues du cinéma français sous l'Occupation. L'une des plus emblématiques, aussi.

Un matricule, un pseudonyme... Commençons par le début: son vrai nom était Hugues Lambert; Robert était un second prénom. Quand il vient au monde, le 1er avril 1908, ses deux parents, Jean et Louise, travaillent au Bazar de l'Hôtel de Ville, à Paris; son père est vendeur et sa maman, caissière. «C'était un enfant très doux», se souvient sa cousine, Germaine Lambert, 89 ans, adorable institutrice à la retraite.

A 15 ans, il passe son brevet. Déjà, son père lui avait donné le goût du théâtre, dans une troupe d'amateurs où il jouait à ses côtés. Trois ans plus tard, à peine émancipé, le jeune homme suit des cours d'art dramatique, avant d'aller faire son service militaire comme chasseur alpin. Hugues est imprévisible et fantasque. Acteur débutant, engagé au théâtre de l'Odéon, il oublie de se présenter le soir de la première! Il rejoint ensuite une troupe itinérante, les Barret, et part en tournée à travers la France. «C'était un garçon assez léger, très drôle, mais souvent inconscient», explique un acteur qui joua avec lui. Un papillon, en somme. Qui serait pris, quelques années plus tard, dans les filets de la guerre. 

Dès cette époque, il affiche son homosexualité. Certains amis trouvent qu'il en fait trop: «Il n'était pas efféminé, se souvient l'un d'eux, mais il parlait de sa sexualité comme un hétérosexuel aurait évoqué la sienne. Et c'est ce naturel, cette absence de honte qui, à l'époque, semblaient si provocants.» Un autre se rappelle un trajet dans le métro en sa compagnie: «Un marin en uniforme est entré dans la rame. Hugues ne faisait rien pour cacher ses sentiments.» Il fréquente alors les boîtes et les bars interlopes du Paris des années 30, qui n'en manque pas.

En 1939, Germaine Lambert reçoit de nouveau la visite de son cousin: «Il m'a offert un livre de Jean Giono, dit-elle. C'était une pièce de théâtre, Le Bout de la route. Et puis la mobilisation est venue: il a pris le train pour Paris.»

Dans le chemin de fer, Hugues est aperçu par Jacques Dynam, un comédien avec lequel il devait jouer, deux ans plus tard, la fameuse pièce de Giono. «J'ai été frappé par ce grand gaillard, se souvient Dynam. Et surtout par sa mise élégante. C'était incongru, dans ce train rempli de jeunes mobilisés.» Envoyé sur le front pendant la Drôle de guerre, Lambert revient dans la capitale, après la débâcle. A la rentrée 1941, il joue Le Bout de la route, au théâtre des Noctambules, rue Champollion, à Paris, dans un rôle tenu auparavant par un autre jeune premier, Alain Cuny. 

«Je trouvais Hugues extrêmement sympathique», confie Jacques Aveline, acteur dans la même production. Ses talents de scène n'ont rien d'exceptionnel pour autant. En 1942, à la stupéfaction de ses camarades, il abandonne du jour au lendemain le théâtre. Car il est choisi pour jouer le rôle de Jean Mermoz, dans un film réalisé par Louis Cuny, connu jusqu'alors pour ses documen-taires, et coproduit par André Tranché. Lambert doit sa chance moins à la qualité de son jeu qu'à son étonnante ressemblance avec le héros de l'Aéropostale disparu en 1936: même regard, même sourire, même profil. «Honnêtement, j'aurais préféré signer un contrat avec une vedette confirmée comme Pierre Richard-Willm, mais ses prétentions financières étaient exorbitantes», se souvient Tranché. Hugues fait ainsi ses débuts sur le grand écran, dans le rôle principal, au côté de vedettes confirmées: Héléna Manson (l'infirmière dans Le Corbeau, de Clouzot) et Jean Marchat (le «méchant», dans Remorques, de Jean Grémillon).

Le 7e art se porte à merveille, sous l'Occupation. Jamais les artistes en vogue n'ont autant travaillé: les salles ne désemplissent pas, au moins jusqu'à la fin de 1943. Pour les Allemands comme pour le régime de Vichy, il est important de donner aux Français une impression de normalité et de leur offrir, par conséquent, l'occasion de se divertir et d'oublier la dureté des temps. La production de films entre dans cette stratégie. 

La genèse de Mermoz reste cependant mystérieuse. André Tranché est l'un des tout derniers survivants de l'aventure. Mais, à 85 ans, sa mémoire lui fait parfois défaut. Il prétend, en particulier, n'avoir reçu aucune aide de Vichy pour ce long-métrage: «Pas un centime!» Pourtant, le film a bien reçu plus de 1 million de francs sous forme de subventions. Pourquoi en aurait-il été autrement? La plupart des oeuvres de l'époque ont bénéficié d'avances de ce genre, et le régime ne pouvait que voir d'un bon oeil l'adaptation cinématographique de la vie du héros de l'Aéropostale. Car l'aviateur n'était pas franchement de gauche: avant la guerre, il avait été vice-président d'un mouvement d'extrême droite, le Parti social français, dirigée par le colonel de La Rocque. Surtout, son personnage, dans le film, est conforme à l'idéologie de l'Etat français. «A posteriori, précise l'historien Jean-Pierre Bertin-Maghit, auteur du Cinéma français sous l'Occupation (PUF), Mermoz est l'un des rares films de la période où soient réunis un ensemble de signes fascisants: le pilote de l'aéronautique, en particulier, est un héros solitaire, engagé dans une oeuvre d'utilité collective au prix d'une lutte contre la bureaucratie et les forces d'argent, qui lèsent les intérêts de l'individu comme de la nation entière.» Dès les premiers mois, Pétain manifeste son intérêt pour le projet. Il charge le sculpteur François Cogné de veiller à sa bonne exécution: «Cogné est l'auteur d'un buste du Maréchal, qui devait en principe remplacer Marianne dans les mairies et les écoles françaises», explique l'historienne Laurence Bertrand Dorléac, auteur de L'Art de la défaite, 1940-1944 (Seuil). Les deux hommes ne sont pas amis à proprement parler. Mais ils s'apprécient.

Une fois le film terminé, une projection privée a lieu le 11 octobre 1943 à Vichy. Y assistent, entre autres spectateurs, Pétain lui-même, la mère de Mermoz, François Cogné et André Tranché. 

Entre-temps, le tournage s'est déroulé dans des conditions rocambolesques. D'abord, Lambert déçoit ses employeurs: «Ça ne marchait pas avec Hugues, se souvient André Tranché. Son jeu était ampoulé, à la manière de la Comédie-Française. On devait faire beaucoup de prises, alors que la pellicule était précieuse.» Surtout, les difficultés techniques se multiplient à l'infini... Pour la scène de l'accident dans la cordillère des Andes, par exemple, aucun avion des années 30 ne peut être transporté dans les Alpes. Une partie des plans est donc filmée en studio, rue François-Ier, à Paris, dans les locaux occupés aujourd'hui par Europe 1. D'autres scènes doivent être tournées en zone libre. Mais l'armée allemande l'envahit en novembre 1942. De retard en retard, le budget explose, au point qu'une note justificative est adressée à l'administration de Vichy: «Un immense décor de cimes et de plateaux neigeux a dû être édifié en studio. Cette seule scène a coûté plus de 1 200 000 francs.» L'allongement du tournage oblige les producteurs à verser de nouveaux cachets aux artistes et aux techniciens: «Lambert en a profité, précise la note, et a augmenté ses prétentions dans des proportions considérables.» Enfin, ultime difficulté, l'acteur est arrêté le 3 mars 1943, avant l'achèvement de certaines scènes. La police militaire allemande l'a interpellé, selon Tranché, dans un bar homosexuel, le Sans-Souci. 

Pour l'équipe de production, c'est la catastrophe. Comment tourner Mermoz sans Mermoz? «C'est le barman du Silène, un café proche de la rue François- Ier, qui m'a donné la solution, se souvient Tranché. Il m'a parlé d'un jeune acteur, Henri Vidal.» Ce dernier ressemble à Hugues Lambert lorsqu'il est filmé de dos. Et c'est ainsi, selon Tranché, que Vidal apparaîtra à l'écran: de dos (1)! Reste le problème de la voix: le timbre des deux acteurs est différent. L'idéal serait de doubler les images d'Henri Vidal, vu de dos, avec la voix du vrai Lambert. Mais ce dernier est enfermé au camp militaire de Compiègne-Royallieu, devenu le Front Stalag 122. Seule solution: se rendre sur place et enregistrer sa voix.

André Tranché a alors 29 ans. C'est un jeune producteur qui mise beaucoup sur le succès de son film. Rapidement, il appelle l'un de ses amis qui vit à Compiègne et qui a le bras long... «Il a tout arrangé.» En compagnie d'André Cottet, patron des studios des Buttes-Chaumont, le voici qui s'en va, un dimanche après-midi, sur les routes de l'Oise...

«A Compiègne, se souvient Tranché, mon ami m'a indiqué le chemin vers le camp de prisonniers. J'ai approché le cul de la camionnette d'enregistrement le long du mur et je suis monté sur le toit. Tout était prévu; Lambert nous attendait de l'autre côté. J'ai déployé la perche au-dessus de l'enceinte et des barbelés, avec le micro au bout. Hugues avait 10 ou 12 phrases à dire et il avait déjà le texte en main: je lui avais fait parvenir par un intermédiaire qui lui avait expliqué que je voulais le faire relâcher. Après l'enregistrement, j'ai dû lancer: ??Allez, à très bientôt! ''»

Le destin d'Hugues Lambert était scellé. Car, en réalité, personne n'a entrepris de démarche sérieuse pour le faire libérer. Même André Tranché, à l'origine du projet. «De mon point de vue, le film était terminé. Dans les années 30, un grand producteur américain m'avait donné un conseil: ??Mon petit, si vous voulez faire du cinéma, dites-vous bien qu'un acteur, c'est un ouvrier. Il est comme le plombier qui vient réparer le robinet. Il doit travailler. Ces gens-là, c'est rien. Ça ne sert à rien d'être copain avec eux.'' Je ne l'ai jamais oublié.»

... C'est ainsi que sera déporté vers Buchenwald un homme que les Allemands ont officiellement inculpé d' «oisiveté» - accusation attrape-tout, l'ensemble de la population étant, en principe, astreinte au travail. Les vraies conditions de son arrestation demeurent néanmoins mystérieuses. Et il n'est pas du tout certain, quoi qu'en dise Tranché, qu'il ait été arrêté dans un bar homosexuel. En revanche, la plupart des historiens que nous avons consultés estiment qu'une démarche à peine appuyée aurait sans doute permis d'obtenir la libération d'Hugues Lambert, interprète principal d'un film maréchaliste. Le père de l'acteur comptait sur les messieurs du cinéma et sur leurs relations en haut lieu pour obtenir la libération de son fils. En vain. 

Sa cousine Germaine apprend qu'Hugues est détenu à Compiègne: «J'ai fait ce que j'ai pu, soupire-t-elle. Je lui ai envoyé quelques produits: des haricots, des pâtes...» Les paquets lui parviennent: «Il recevait parfois des colis; je me souviens qu'un jour il a préparé des nouilles à la confiture!» sourit Pierre Vagnon, qui a partagé sa chambrée avec Lambert et quatre autres détenus. «Je trouvais sa franchise très sympathique. Il m'a dit un jour: ??Que veux-tu, Pierre, les homosexuels, nous sommes nés comme ça! Toi, tu préfères les filles; moi, les garçons. Il n'y a rien à comprendre...'' Quand un nouveau arrivait dans la chambrée, Hugues s'avançait vers lui et lançait, histoire de le mettre dans l'ambiance: ??Salut! Mon nom est Lambert. Appelle-moi Huguette! ''»

«Il participait à un petit groupe de théâtre qui s'était constitué pour distraire les détenus, se souvient Georges Angeli, un autre rescapé. Ils étaient quatre, ou peut-être six. Je les ai croisés dans le couloir, hurlant de rire, déguisés en femmes. Dans le contexte, ça m'avait surpris!»

Le 16 septembre 1943, environ un mois avant la soirée de gala à l'Opéra, Hugues Lambert est déporté vers Buchenwald. «Tous les convois ont été effroyables, mais celui-là sans doute plus que d'autres, souffle Pierre Vagnon. Dans le wagon plombé où on m'a enfermé, prévu pour 40, nous étions 180 à l'intérieur. 80 sont morts pendant le voyage.» A leur arrivée, les survivants sont jetés sous les douches. Puis c'est la tonte, où François Armenio aperçoit Hugues: «Il était en larmes. On nous rasait la tête et les poils du pubis; il pleurait ses cheveux, sa crinière qui tombait au sol par plaques entières. Ça m'a paru bizarre: dans un camp de concentration, il y avait tellement d'autres raisons d'être triste.» 

Après trois semaines de quarantaine, pendant laquelle les nouveaux arrivants subissent un examen médical, Hugues est affecté, avec un groupe d'autres Français, au commando de Berlstedt: «C'était en contrebas, à une dizaine de kilomètres environ du ?grand camp?, se souvient Paul Rival. Le travail consistait à extraire de la terre glaise et à la charger dans des wagonnets qu'il fallait ensuite pousser jusqu'à une briqueterie.» André Moruzzi n'a pas tenu le coup: «Avec Lambert et une quinzaine d'autres, j'ai été transféré à la gare de Neumark, proche de là. Nous devions refaire le quai. C'était moins exigeant, physiquement, mais on crevait de faim. Lambert m'impressionait. A 35 ans, il était plus âgé que la plupart d'entre nous. Surtout, il avait tourné dans un film!»

Hugues a deux amis proches, à Buchenwald, qu'il a déjà rencontrés à Compiègne. Le premier, Jean Tyferling, avait été chanteur de radio et acteur occasionnel, sous le nom de Blondeau. Le sommet de sa carrière, ironiquement, fut sa participation au doublage en langue française du Juif Süss, le film antisémite de Veit Harlan. L'autre compagnon s'appelle François Francen. «C'était le fils de Mary Marquet, explique François Perrot, devenu président de l'Unadif, une association d'anciens déportés. A sa naissance, il avait été reconnu par l'acteur Victor Francen, bien que ce dernier ne fût pas son père. Mary Marquet était sociétaire de la Comédie-Française et entretenait une liaison avec le général nazi commandant en chef à Paris. Le jeune François, voulant racheter la conduite de sa mère, a tenté de rejoindre les Forces françaises libres, mais il a été arrêté à la frontière espagnole et déporté à Buchenwald, dans le même convoi que Lambert.» Apprenant la nouvelle, Mary Marquet use de ses relations afin que son fils bénéficie d'un traitement de faveur. «Il a été affecté à la bibliothèque, reprend Perrot. Mais, en décembre 1943, il s'est présenté à l'infirmerie: son cou était couvert de furoncles. Cela arrivait souvent, dans les camps. A l'infirmerie, il n'y avait pas de SS: les médecins étaient des prisonniers. Ils ont vu arriver ce détenu bien nourri, qui portait le blouson de cuir que sa maman lui avait fait parvenir. Ils ont pensé qu'il travaillait avec les SS. Alors, ils l'ont liquidé d'une piqûre. En croyant le sauver, sa mère a précipité sa fin.» 

La mort de Francen a dû bouleverser Lambert. Mais nous perdons sa trace alors, en décembre 1943. «A cette période, il souffrait de pneumonie», se rappelle Hubert Colle. Il en guérit. Onze mois plus tard, indiquent les archives, le 28 novembre 1944, il est transféré au camp de Flossenbürg, près de la frontière tchèque. Souffrant d'oedèmes aux jambes et d'épuisement, il y meurt le 7 mars 1945. Six semaines avant la libération du camp par les troupes américaines.

Sans doute ne saura-t-on jamais pourquoi Hugues Lambert a été arrêté. Une chose est sûre, pourtant: il n'a pas été déporté pour homosexualité, comme l'affirme André Tranché depuis plusieurs années. Pendant l'Occupation, les homos étaient nombreux dans le spectacle et ils n'ont jamais été inquiétés. Voyez Mermoz! Jean Marchat, qui y joue le rôle de Saint-Exupéry au côté d'Hugues Lambert, vécut toute sa vie avec Marcel Herrand, l'interprète de Lacenaire dans Les Enfants du paradis; Jean Weber, qui présenta une partie de la soirée de gala à l'Opéra de Paris, fut l'un des premiers acteurs français à évoquer ouvertement, dès 1935, son attirance pour les hommes; Serge Lifar, qui dansa le même soir sur une musique originale d'Arthur Honegger, était l'ancien amant de Serge de Diaghilev, créateur des Ballets russes. Quant à Pierre Richard-Willm, séducteur type dans de nombreux films des années 30 et pressenti, au départ, pour interpréter le rôle-titre de Mermoz, même lui... 

Au-delà du monde des arts et de la scène, du reste, si les Allemands ont bel et bien déporté des dizaines de milliers de leurs compatriotes homosexuels, ils se sont peu intéressés à ceux des territoires occupés: «Les nazis n'ont déporté personne de France pour homosexualité», insiste Michael Sibalis, auteur d'un livre inédit sur l'histoire du Paris gay. «Seuls les homos d'Alsace-Lorraine ont été inquiétés, car les Allemands estimaient qu'ils étaient chez eux. A Paris, semble-t-il, ils n'avaient rien à craindre.»

A défaut de connaître les circonstances exactes de son arrestation et de sa déportation, nous savons, sans l'ombre d'un doute, ce qui a tué Hugues Lambert. Il est mort parce qu'il avait accompli la tâche que la société de l'époque lui avait assignée: jouer le rôle principal dans un film de la Révolution nationale. Ayant rempli sa fonction, aux yeux de ceux qui auraient sans doute pu le sauver, il n'était plus utile. Son drame se résume en une phrase, banale et atroce: il est mort, car il n'était prioritaire pour personne qu'il continue de vivre.

Quand Mermoz sort sur les écrans parisiens, en novembre 1943, l'hebdomadaire Vedettes consacre sa couverture à une photo du comédien. Contrairement à sa pratique habituelle, pourtant, le magazine n'indique pas son nom. En bas à gauche, une légende indique simplement: «Une belle image de Mermoz, un grand film parmi les plus grands de l'année.» A Paris, dans le monde des vivants, il avait déjà cessé d'exister. A Buchenwald, où il se trouvait dans l'antichambre de la mort, il ne conservait qu'un matricule, cousu sur sa chemise. Et un surnom, aussi, que garde en mémoire François Perrot: «Là-bas, on ne disait jamais Lambert. Tout le monde l'appelait ?Mermoz?.» 

(1) Henri Vidal, décédé en 1959, épousa après guerre Michèle Morgan. Curieusement, celle-ci n'a jamais entendu parler de cette histoire par la bouche de son ex-mari. 

 

Collé à partir de <http://www.lexpress.fr/informations/tout-le-monde-l-appelait-mermoz_633480.html>