Une amende contre la fraternité

Prévenir un usager sans titre de transport d’un contrôle imminent est passible d’une amende et de prison. Le symptôme d’une société sécuritaire et teintée d’autoritarisme.


Il y a quelques semaines, j’ai pris connaissance d’une campagne consistant soi-disant à «lutter contre la fraude» dans les transports en commun. Elle se présentait sous la forme d’une affiche placardée dans le métro dont le libellé était des plus clairs. Les usagers y sont avertis que «le signalement de la présence d’agents de contrôle sur les réseaux de transport est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende».


Cette affiche m’a choquée, mais dans un premier temps, je n’ai pas vraiment compris pourquoi. Certes, l’amende et la sanction carcérale me semblaient totalement délirantes par rapport au délit incriminé. Mais c’est le fait de rendre délictueux le geste, ou la parole, d’un passager en règle en direction d’un contrevenant, ou de quelqu’un lui paraissant l’être, qui m’a paru détestable.


Tout d’abord, il me semble que le réflexe qui consiste à prévenir quelqu’un qu’il risque d’être pris la main dans le sac relève d’une logique émouvante. Cela correspondant à une solidarité, je dirais même à une fraternité instinctive envers l’éventuel fraudeur, qui est loin d’être répréhensible car elle recouvre la sorte de noblesse qui pouvait nous animer, enfants, lorsqu’il s’agissait d’aider un copain ou une copine à ne pas «se faire prendre» par l’instit ou le prof, ou bien encore devant les hauts faits de la bande de Robin des Bois soutenus par la population de Sherwood.


Je l’avoue, ce réflexe de connivence tacite, aussi légalement réprouvable soit-il, me réchauffe le cœur, car il est, en un sens, la preuve que toute entraide aussi furtive soit-elle n’a pas disparu de nos habitudes, et qu’un certain esprit de résistance, voire d’insurrection, est toujours mobilisable dans le cas où la puissance publique, au lieu de se montrer empoisonnée d’autoritarisme comme ici, se montrerait inique.


Ensuite, lorsqu’on se permet un tel abus de pouvoir en matière de répression, on ne voit pas ce qui empêcherait l’abus en termes de récompense. Tout comme on invite à présent dans les cinémas à dénoncer l’éventuelle captation numérique du film, il semblerait cohérent d’inviter les passagers du métro, sous promesse de récompense, à dénoncer les fraudeurs.


Il n’y aurait d’ailleurs plus qu’un pas à faire pour s’autoriser à sanctionner ceux qui ne dénonceraient pas le mauvais citoyen et le mauvais contribuable que devient le fraudeur dans l’esprit des traqueurs d’irréguliers. C’est, en tout cas, la voie qu’emprunte la répression quand elle en vient à réprimer ceux qui informent les éventuels réprimés.


Quelle est cette passion de la délation qui anime secrètement toute société de contrôle, sinon le fantasme d’embrigader comme auxiliaires de police tous les membres de cette société ?


L’esprit «sécuritaire», qui voit en tous une menace potentielle, a pour idéal de transformer chacun en répresseur éventuel. C’est ce que révèle en négatif l’incrimination systématique de ceux qui alertent les fraudeurs. Cette tentation est de sinistre mémoire, particulièrement en France, et elle fait un «drôle d’effet» quand elle s’affiche ainsi sur la voie publique.


J’en étais là de mes petites réflexions lorsque je suis retombée sur cette affiche il y a peu. J’ai alors compris ce qui m’avait le plus profondément choqué il y a quelques semaines. Le délit mentionné y est appelé en toutes lettres, une «incitation à la fraude».


Le fait d’avertir un fraudeur, quand bien même cela serait pour qu’il se mette en règle avant d’être appréhendé, serait donc considéré comme un encouragement à commettre un délit, encouragement pénalisable, cela va désormais sans dire.


Cette torsion du sens des mots, à un point fallacieux tel qu’elle en devient falsificatrice, m’a paru être d’une totale perversion. Une perversion bien à l’image d’une époque qui dit une chose pour signifier son contraire, d’une époque où «le vrai n’est qu’un moment du faux», où l’euphémisme, l’antiphrase, le déni ne sont plus utilisés par les différentes institutions comme des figures de style ironiques, mais au premier degré, pour prendre le contrôle de la réalité et la soumettre à l’idéologie dont elles ne sont plus que les agents de maintenance. Il m’a semblé qu’une société pouvant accepter sans broncher ce degré de duplicité retorse pouvait en fin de compte être qualifiée d’inique.

 

Libération. 11/11/16