Daniel everett. Missionnaire sans foi

Publié le 03/12/2008 - 14:46

 

Il a l’apparence d’un universitaire américain de 50 ans. Ce qu’il est. Et il s’exprime comme tel, jusqu’au moment où il laisse échapper un mot bizarre dans la conversation. Un son très mélodieux sort de sa bouche. On ne dirait pas qu’il parle. C’est un mot en langue pirahã. Outre son ex-femme et deux missionnaires vieillissants, Daniel Everett est la seule personne au monde – hors des rives plates de la rivière Maici – à pouvoir communiquer dans cette langue amazonienne.

La tribu pirahã compte à peine 350 membres. Ils vivent de chasse et de cueillette, et dorment dans des habitations sommaires en plein cœur de la forêt brésilienne. Selon les linguistes, leur langue n’est apparentée à aucune autre. Certains commerçants brésiliens racistes disent que les Pirahãs parlent comme des poulets. Les membres de cette obscure tribu amazonienne n’utilisent que trois voyelles et huit consonnes (dont le coup de glotte), mais leur langue est loin d’être simple. C’est en effet une langue tonale (comme le chinois). C’est-à-dire qu’une modification du ton change le sens des mots. Mais, à la différence d’autres langues tonales, le pirahã peut aussi être chanté et sifflé.

Les Pirahãs n’ont pas dans leur langue de “lubrifiants sociaux” tels que “bonjour”, “merci” ou “désolé”. Ils n’ont pas non plus de mots pour les couleurs, ni pour les nombres. Et ils ne savent pas raconter autre chose que les expériences qu’ils ont vécues. C’est dans cette étonnante tribu que Daniel Everett a été envoyé, à la fin des années 1970, avec la mission d’apprendre leur langue et de les convertir au christianisme après avoir traduit la Bible.

L’idée que le contact avec un peuple exotique puisse éclairer ou détruire un individu a commencé à faire peur aux sociétés occidentales bien avant que Kurtz, le négociant d’ivoire sans scrupule de Conrad, perde la raison au Congo [dans le roman Au cœur des ténèbres, GF-Flammarion]. Mais la vie d’Everett pourrait être un exemple plus spectaculaire encore d’illumination et d’anéantissement que n’importe quelle rencontre romanesque avec une culture radicalement différente. Trente années de vie avec les Pirahãs ont détruit sa foi en Dieu, brisé son mariage et poussé deux de ses trois enfants à couper les ponts avec lui. Elles ont également fait voler en éclats ses schémas intellectuels et l’ont conduit à l’affrontement avec Noam Chomsky, l’un des intellectuels les plus influents du monde. Everett a grandi dans une famille de rednecks [Blancs pauvres des Etats du Sud] près de la frontière avec le Mexique. Son père était cow-boy. Le petit Daniel a commencé à s’intéresser aux langues en côtoyant des hispanophones à l’école. Puis il a pris “pas mal de drogues” – c’était en Californie, dans les années 1960 –, jusqu’à ce qu’il rencontre Keren Graham au lycée. Elle avait passé son enfance avec ses parents missionnaires en Amazonie. Everett s’est converti. “La religion a eu le mérite de me sortir du monde de la drogue”, reconnaît-il.

Keren et lui se sont mariés à 18 ans et ont eu trois enfants. Après avoir rejoint une organisation missionnaire et étudié la linguistique, Everett et sa jeune famille ont été envoyés chez les Pirahãs, un peuple dont deux autres missionnaires avaient passé presque deux décennies à essayer de comprendre la langue et n’avaient réussi à convertir aucun représentant. Everett a mis fin à son premier séjour lorsque sa femme et sa fille ont failli succomber à une crise de paludisme. Mais il a persévéré. Il a vécu avec les Pirahãs pendant presque toute l’année 1980 puis par périodes d’environ quatre mois tous les deux ans pendant les deux décennies qui ont suivi. Le nécessaire pour faire patiemment l’apprentissage de cette langue atypique.

La découverte des élégantes théories linguistiques de Chomsky a fait vivre à Everett une deuxième expérience de conversion. A l’époque, Chomsky était à la fois connu pour son militantisme politique de gauche et révéré comme le père de la linguistique moderne pour sa théorie de la “grammaire universelle”. Everett avait préparé son doctorat, dans les années 1980, en se fondant sur l’idée de Chomsky que l’homme est naturellement programmé pour produire un langage selon un ensemble de règles fixe et fini. Mais, en passant du temps avec les Pirahãs, il n’a pas tardé à avoir des doutes sur le concept d’universalité défendu par Chomsky.

Ces doutes ont explosé en 2005, faisant l’effet d’une “bombe lancée dans une fête”, selon les mots du psychologue et linguiste Steven Pinker, qui a d’abord accueilli favorablement les arguments d’Everett contre Chomsky, avant de devenir plus critique. Cette bombe prenait la forme d’un article sur les Pirahãs qui ébranlait les fondations de la grammaire universelle. Chomsky avait récemment affiné sa théorie et affirmait que la récursivité – la pratique linguistique consistant à insérer des phrases dans d’autres – était la pierre angulaire de toutes les langues (on peut par exemple allonger la phrase “Daniel Everett raconte l’histoire de sa vie” pour dire “Daniel Everett, en visite à Londres, raconte l’histoire de sa vie”). Or Everett écrivait qu’il n’avait trouvé aucune marque de récursivité dans la langue pirahã, ce qui portait un coup sérieux à la théorie de Chomsky. Si les Pirahãs n’avaient pas recours à la récursivité, comment celle-ci pouvait-elle être un élément fondamental de la grammaire universelle inscrite dans nos gènes ? Et, si les Pirahãs n’utilisaient pas la récursivité, cela signifiait-il que leur langue – et sans doute d’autres langues – est déterminée non pas par la biologie, mais par la culture ?

Ses trente années auprès des Pirahãs ont appris à Everett que ceux-ci vivent presque entièrement dans le présent. Absorbés par leur lutte quotidienne pour assurer leur survie, ils ne font pas de projets ni de réserves de nourriture, ne construisent pas de maisons ou de canoës faits pour durer, n’entretiennent pas leurs outils et ne parlent que de ce qu’ils ont vécu ou de ce qu’ont vécu d’autres personnes qu’ils connaissent. Selon le linguiste, les Pirahãs sont “les derniers empiristes”, et cette culture de vie dans le présent a modelé leur langage.

Les chomskiens se sont aussitôt portés à la défense de la grammaire universelle, et des universitaires ont mis en doute les observations d’Everett sur les Pirahãs. Les anthropologues du xixe siècle, disaient-ils, avaient jugé les peuples exotiques de façon similaire, affirmant qu’ils n’avaient pas de mythes de création et ne possédaient qu’un langage grossier qui ne leur permettait pas de compter ou d’exprimer une pensée abstraite, jusqu’à ce qu’on prouve qu’ils se trompaient et que c’était notre compréhension de ces sociétés “primitives” qui était primitive. En d’autres termes, le missionnaire était accusé de régression, voire de racisme. Les séjours d’Everett dans la forêt ne l’ont pas seulement détourné peu à peu de cette pensée chomskienne qu’il avait jadis chérie ; elle a provoqué une autre déconversion, encore plus lourde de conséquences. Les Pirahãs ont rarement recours à la violence, mais ils rejettent brutalement toute forme de contrainte. Et Everett a fini par voir sa propre religion comme fondamentalement contraignante. C’est pour son cursus universitaire qu’il avait été choisi pour à traduire la Bible en pirahã. Les membres de sa mission évangélique croyaient que, lorsqu’ils entendraient le nom de Dieu, ils se convertiraient. Everett a donc traduit l’Evangile selon saint Luc et l’a lue aux Pirahãs. Mais ces derniers n’ont pas été émus le moins du monde. Du coup, le missionnaire a perdu la foi.

Tenter de convertir des sociétés tribales n’est pas une bonne chose” déclare-t-il désormais. “Quelle devrait être la preuve empirique de la religion ? La religion devrait produire des gens pacifiques, forts, solides, vivant en accord avec Dieu et avec le monde. Je n’ai pas rencontré cette preuve très souvent. Les Pirahãs avaient déjà toutes les qualités que je leur faisais miroiter. Ils vivaient déjà leur vie de la façon dont je leur disais qu’elle devait être vécue, et n’avaient tout bonnement peur ni de l’enfer ni du paradis.”

Si incroyable que cela puisse paraître, Everett a attendu la fin des années 1990 pour confier à sa femme Keren et à ses trois enfants qu’il avait perdu la foi. “Je continuais à espérer que je retrouverai la foi”, explique-t-il. Sa femme a réagi, raconte-t-il, comme s’il lui avait avoué qu’il était homosexuel. “Je lui ai dit que je ne pouvais plus continuer ainsi, que je ne pouvais plus faire semblant, que je ne croyais pas à tout ça.” Elle a immédiatement appelé les enfants. “Ç’a été pour eux un choc énorme, ils m’ont regardé avec horreur.” Ils se sont tous sentis trahis. “ Nous as-tu appris à croire en des choses auxquelles tu n’as jamais cru ?’ m’a demandé ma plus jeune fille. Je leur ai répondu que j’avais vraiment eu la foi. Ma conversion avait été vraie, sincère. J’étais d’ailleurs assez bon comme prédicateur.” Le meurtre est rare chez les Pirahãs. La seule punition à laquelle ils ont recours régulièrement est l’ostracisme. Le fait qu’Everett ait été frappé d’ostracisme par sa propre famille parce qu’il avait perdu la foi ne manque pas d’ironie. Une ironie amère. Son mariage s’est brisé. “Quelques mois plus tard, j’ai essayé de reconstruire notre couple, et Keren m’a dit qu’elle ne l’envisagerait que lorsque je reviendrais à la religion. Je lui ai répondu : ‘Alors, c’est fini.’” Deux de leurs enfants, aujourd’hui adultes – Shannon, missionnaire comme sa mère, et Caleb, anthropologue comme son père –, ont coupé tout lien avec leur père. Ils se sont revus récemment, pour la première fois depuis des années, à la mort d’un ami de la famille. “Maintenant, ils commencent à revenir vers moi.” Sa voix a un tremblement presque imperceptible. “Ou c’est peut-être moi qui reviens vers eux. Nous parlons, et nous nous rendons compte que le plus important, c’est l’amour.”

Everett, qui s’est remarié, n’est pas retourné chez les Pirahãs depuis janvier 2007. Il n’avait jamais passé autant de temps loin d’eux. Keren, qui poursuit son travail de missionnaire sur les rives de la Maici, les met parfois en contact par téléphone satellitaire. “Je sais qu’ils ne comprennent pas pourquoi je ne suis pas revenu”, explique-t-il. Mais la présence de son ex-femme là-bas ne facilite pas les choses. “Il y aura toujours une tension, poursuit-il. Elle pense que, si les Pirahãs rejettent l’Evangile, c’est parce que le message chrétien ne leur a pas été communiqué clairement. Je pense quant à moi qu’il leur a été communiqué très clairement, mais qu’il le rejettent parce qu’il n’a strictement aucun sens pour eux.”

Pour les universitaires qui défendent bec et ongles le modèle chomskien, il y a un autre problème : Everett est le seul linguiste au monde à parler couramment le pirahã, et pratiquement le seul à l’avoir étudié. Il doit être difficile, dans un tel cas, de n’éprouver aucun sentiment de possession, mais Everett affirme qu’il veut que les chercheurs aillent là-bas et mettent ses thèses à l’épreuve. Il assure enfin éprouver “énormément de respect” pour Chomsky : “Je ne mets pas en doute son intelligence ni son honnêteté, mais je pense qu’il se trompe sur cette question et qu’il n’est pas prêt à l’admettre.”

L’ancien missionnaire espère voir démolies les accusations selon lesquelles il aurait une vision grossière et politiquement incorrecte des Pirahãs. “S’il est démontré que ma vision est celle d’un anthropologue du xixe siècle, j’en serai moi-même choqué et déçu, déclare-t-il. Les Pirahãs nous sont plutôt supérieurs à de nombreux égards. Trop penser au futur ou trop se soucier du passé est réellement malsain. C’est la leçon qu’ils m’ont apprise. Vivre dans l’instant constitue un mode de vie très élaboré. Je n’ai jamais vu de cas de dépression chez eux. Je n’ai jamais vu certains des maux qui touchent notre société, et ce n’est pas parce qu’ils ne sont soumis à aucune pression. Les gens qui affirment que je suis eurocentrique et que je rabaisse ce peuple devraient lire mon livre et se faire leur propre opinion.”

Le nombre de Pirahãs est remonté à 350 après une épidémie de rougeole qui les a réduits à une centaine dans les années 1950. Ils sont en contact avec des commerçants et des missionnaires depuis deux siècles, et se sont montrés remarquablement résistants au changement. Ils vivent dans une réserve de 300 000 hectares qui, selon Everett, est raisonnablement sûre. Jusqu’à présent au moins, aucun minéral précieux n’a été découvert dans la région, à la différence d’autres parties de l’Amazonie devenues la proie des mineurs, de la déforestation, de la pollution et des maladies.

Everett est cependant pessimiste sur leur avenir. Les missionnaires et les autorités gouvernementales voient les Pirahãs comme des gens pauvres et tentent de les aider en leur donnant de l’argent et en leur apportant des technologies modernes. “Les Pirahãs ne sont pas pauvres. Ils ne se considèrent pas comme pauvres”, affirme Everett. Il est persuadé que ce sont le capitalisme et la religion qui créent les désirs. “L’une des choses les plus tristes que j’aie vues chez les peuples d’Amazonie, c’est ces gens qui étaient jadis indépendants et heureux, et qui ne sont plus satisfaits de leur vie. Ce qui m’inquiète, ce sont les étrangers qui essaient d’imposer leurs valeurs et le matérialisme aux Pirahãs.” Je me demande si sa vie avec les Pirahãs inspire de la reconnaissance à Everett, ou si elle lui fait peur. “Cela a été une expérience traumatisante, admet-il. Il y a eu beaucoup de bon, et beaucoup de souffrance. Il y a des jours où je pense aux Pirahãs avec beaucoup de nostalgie, où j’ai envie d’être avec eux, et d’autres où je me sens fatigué.”

Il espère retourner en Amazonie l’été prochain pour participer à la réalisation d’un documentaire pour la BBC et HBO et poursuivre ses recherches, mais seulement à la condition que les visiteurs ne perturbent pas les Pirahãs. Qu’est-ce qui lui manque le plus ? “Les soirées avec mes amis pirahã. Après être descendu à la rivière pour me baigner, je faisais du café pour tout le village. On s’asseyait sur des troncs d’arbres dehors, et on attendait que la nuit tombe en parlant. Ce sont des gens incroyablement paisibles et doux. Les moments passés à converser avec eux seront toujours les plus beaux souvenirs de ma vie.”

Patrick Barkham

Biographie

1951 Naissance de Daniel Everett à Hotville (Californie).

1969 Mariage avec Keren Graham.

1977 Part comme missionnaire avec sa femme et leurs trois enfants chez les Pirahãs.

1985 Perd la foi mais ne le dit à personne.

1999 Divorce.

2005 Publication de son article “Cultural Constraints on Grammar and Cognition in Pirahãs” dans la revue Current Anthropology (vol. 46, n° 4, 2005, pp. 621-646).

Novembre 2008 Publication de son livre Don’t Sleep, There Are Snakes – Life and Language in the Amazon Jungle (“Ne dormez pas, il y a des serpents. Vie et langage dans la jungle amazonienne”, Pantheon Books), traduction à paraître chez Flammarion).

 

 

Collé à partir de <http://www.courrierinternational.com/article/2008/12/04/missionnaire-sans-foi>