Lawrence Lessig: «On doit s’inquiéter de la manière dont Internet nourrit la polarisation»
Par Amaelle Guiton — 16 décembre 2016
Les réseaux et les algorithmes cantonnent les individus à leur propre bulle d’information. Il y a urgence, selon le grand spécialiste du droit sur le Net, à construire un espace où discuter des mêmes questions politiques, base de la démocratie. Et contrer ainsi le pouvoir des nouveaux souverains (Facebook, Twitter, Google…).
«Nous sommes à l’âge du cyberespace. Il possède lui aussi son propre régulateur, qui lui aussi menace les libertés. […] Ce régulateur, c’est le code.» En 2000, lorsque l’Américain Lawrence Lessig publie un article qui deviendra l’une des références de la littérature consacrée à Internet, Code Is Law («le Code fait loi»), le développement du réseau est encore porteur de toutes les utopies. Aujourd’hui, à l’heure où le code a pénétré toutes les dimensions de nos vies, et où se pose en tout domaine la question des conséquences politiques des choix technologiques, l’avertissement sonne comme une urgence. Professeur de droit à Harvard, constitutionnaliste réputé, Lessig est aussi, de longue date, un fervent promoteur des «biens communs numériques» - il a créé les licences Creative Commons, qui permettent depuis quinze ans aux créateurs de partager leurs œuvres - et de l’ouverture des données publiques. Depuis 2007, il se consacre surtout à une bataille qui dépasse, de loin, le réseau : la dénonciation du pouvoir des lobbys et de la corruption du système politique américain. Candidat éphémère à l’investiture démocrate, il a passé l’automne en Islande pour y étudier l’expérience de rédaction participative d’une nouvelle constitution (1). L’élection de Trump l’a sonné. Libération l’a rencontré, avec France Culture, le 8 décembre à Paris, où il était l’invité du Sénat dans le cadre du sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert.
Il y a quelques années encore, Internet portait la promesse d’un renouvellement démocratique… Aujourd’hui, avec l’élection de Trump et la montée de l’autoritarisme en Europe, les réseaux sociaux sont mis en accusation. Que s’est-il passé ?
Ce que nous ne réalisions pas, c’est qu’Internet allait aussi changer profondément la nature des communautés, et la manière dont celles-ci accèdent à l’information et la digèrent. Nous sommes passés de plateformes communes à des plateformes de plus en plus fragmentées, qui produisent un monde dans lequel chacun vit dans sa propre bulle d’information. Or dans ce monde-là, l’idée même d’une action politique orientée vers l’intérêt général est presque impossible. Nous ne savons pas comment construire un espace dans lequel les gens pourraient discuter des mêmes questions politiques, à partir d’un cadre commun et d’une compréhension partagée des faits. Aujourd’hui, il y a toutes les raisons de s’inquiéter de la manière dont Internet nourrit la polarisation, à cause des algorithmes et de l’architecture du réseau.
Il y a déjà quinze ans, vous écriviez que dans le cyberespace, «le code fait loi»…
Après les élections américaines, beaucoup de gens ont mis en avant la manière dont les algorithmes de Facebook avaient alimenté la circulation des «fake news», des rumeurs, et la segmentation - les partisans de Trump écoutaient d’autres partisans de Trump, et les pro-Clinton d’autres pro-Clinton. Au début, la réaction de Facebook a été très naïve : les gens n’obtiennent jamais que ce qu’ils veulent, ont-ils répondu. Sauf que ce qu’ils veulent est construit par les algorithmes, qui déterminent avec quelles informations les utilisateurs doivent être «nourris»… Dans le monde physique, si on se promène dans la rue, on va être confronté à des gens différents, à des idées qu’on préférerait repousser. Mais dans le cyberespace, il est de plus en plus facile de segmenter efficacement les gens, de les cantonner à leur propre univers. Cette efficacité même est un problème pour la liberté. C’est une évolution dévastatrice, qui détruit la base de l’engagement démocratique. Et nous ne savons pas comment surmonter cela.
Mais est-ce à Facebook d’y répondre ? N’y a-t-il pas un danger à laisser un réseau social décider de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas ?
Facebook prend déjà des décisions dans des domaines très importants. La plateforme n’autorise pas les discours de haine, la promotion du terrorisme, la pédopornographie… Le vrai problème, c’est que c’est un acteur privé. Les gens de Facebook peuvent prendre des décisions sur ce qui peut être publié, ou pas, sans avoir à se justifier : c’est leur plateforme… Nous devons réfléchir à la manière de créer des standards, des valeurs, pour ce monde aujourd’hui possédé par des entités privées. La démocratie a peu d’outils dans ce domaine. Nous sommes assujettis à de plus en plus de souverains : non seulement les gouvernements, mais aussi ces nouveaux souverains que sont Facebook, Twitter, Google, Microsoft… Cela demande de réfléchir sérieusement aux valeurs que nous perdons quand nous abandonnons le contrôle sur le cyberespace.
Vous parlez de souveraineté, or le cyberespace est un lieu d’affrontement de souverainetés et de législations nationales…
Il est important de reconnaître que des nations différentes ont des valeurs différentes. Originellement, les techniciens ont d’ailleurs essayé de prétendre qu’il n’était pas possible de créer des environnements adaptés à ces différentes valeurs. Vous vous souvenez sans doute de la bataille entre Yahoo et la France sur la vente aux enchères d’objets nazis (2). Aujourd’hui, on reconnaît qu’il est techniquement assez simple de faire en sorte que l’Internet que vous voyez depuis la France tienne compte du fait que vous êtes un citoyen français. Mais c’est un autre exemple du visage de Janus de la technologie, qui est à la fois bonne et mauvaise. C’est une bonne chose que des valeurs françaises importantes, qui s’expriment dans les lois, s’étendent à l’expérience des citoyens français dans le cyberespace. Mais la technologie, c’est aussi ce qui permet à la Chine de bloquer la liberté d’expression. De manière générale, la technologie favorise toutes les dimensions de la discrimination, en segmentant et en contrôlant les gens en fonction de là où ils vivent, de qui ils sont, de leurs centres d’intérêt… Et nous n’avons pas encore de responsables politiques ayant de tout cela une compréhension suffisante pour commencer à lutter contre ces discriminations, et à affirmer des valeurs essentielles.
Vous vous intéressez beaucoup au processus islandais d’écriture d’une nouvelle Constitution. Quels enseignements en tirez-vous ?
L’Islande a répondu à la crise financière de 2008 en lançant ce projet incroyable de nouvelle Constitution «crowdsourcée», participative. Mille personnes sélectionnées par tirage au sort ont d’abord travaillé sur ce que devaient être les valeurs de ce texte. Les Islandais ont ensuite élu une Assemblée constituante de 25 personnes, qui a travaillé pendant quatre mois. C’est à peu près le temps qu’il a fallu aux Américains pour écrire leur Constitution, mais la différence, c’est que les travaux des Islandais étaient postés sur Facebook chaque week-end, et donnaient lieu à des commentaires… Cette dynamique a produit, au final, une très belle Constitution, qui a été ratifiée aux deux tiers. De mon point de vue, on a là tous les éléments de ce que signifie une démocratie citoyenne : un échantillon représentatif de la population qui établit des grands principes, des experts qui guident le processus, des élus qui font ce travail d’écriture et qui ne sont pas des insiders. Il y avait une règle intéressante : chaque décision devait être prise au consensus. Cela impliquait un travail collectif, une compréhension, des compromis. Et la population a approuvé ce texte à une large majorité. Ce qui m’intéressait, c’était de réfléchir à la façon dont on pourrait reproduire ce type de processus dans d’autres démocraties.
De quelle manière ?
D’abord, il faut rester humble sur la portée. L’idée n’est pas que toutes les décisions soient prises de cette façon, mais que certaines le soient : celles dont on ne croit pas qu’elles puissent être prises par le gouvernement lui-même. Par exemple, sur le problème qui me préoccupe aux Etats-Unis, celui de la corruption profonde de la démocratie représentative, ce n’est pas le Congrès qui va apporter la solution… J’aimerais vraiment que le processus qui s’est construit en Islande puisse se développer autour de cette question : comment rendre la démocratie véritablement représentative ? On gagnerait à voir plus d’exemples de telles dynamiques, à les encourager. Et si l’Islande arrive à faire adopter cette nouvelle Constitution, ce qui n’est pas encore le cas, cette histoire deviendra un modèle, une inspiration pour d’autres.
Vous avez été candidat à l’investiture démocrate, en portant notamment un projet de réforme du financement des campagnes. Quel bilan faites-vous de cette expérience ?
Les démocrates ont été bien plus efficaces que les républicains pour ce qui est d’exclure les outsiders… Je voulais mettre en avant ce problème du manque de représentativité, en faire une question centrale, pour que chaque candidat y réponde. La question du financement est très importante, mais ce n’est pas le seul élément : il y a aussi le problème du découpage électoral, qui fait que les politiciens choisissent plus leurs électeurs que l’inverse, et l’égalité d’accès au vote. Ce sont autant de dimensions d’un système qui n’est pas représentatif. Le Parti démocrate a décidé que je pourrais participer au débat télévisé si j’obtenais 1 % des intentions de vote dans trois sondages nationaux, dans les six semaines précédentes. Juste avant le second débat, j’ai eu les résultats de sondage dont j’avais besoin… et le Parti démocrate a changé les règles. C’est aussi caricatural que ça peut l’être. Sans doute ne voulaient-ils pas d’un outsider sur scène, parce qu’ils voyaient ce qui était en train de se passer dans la primaire républicaine…
Vous semblez aujourd’hui très pessimiste. Voyez-vous des raisons d’espérer ?
Nous sommes en train de passer par une phase de dépression profonde. Je ne vais pas abandonner, il y a un combat à mener. Mais c’est un moment effrayant, pour les Etats-Unis comme pour le monde. A gauche comme à droite, il y a un sentiment partagé, celui d’une corruption profonde de notre système politique. Et je suis très frustré que les démocrates n’aient pas affronté ce problème essentiel, que Trump a mis au centre de sa campagne. L’opinion publique est dégoûtée du gouvernement ordinaire, et cela pousse vers l’autoritarisme. C’est cela, le problème le plus important : les démocraties choisissent de se détruire elles-mêmes… C’est comme une maladie auto-immune. La seule manière de combattre l’autoritarisme, c’est de construire et de pratiquer une démocratie véritablement représentative. C’est tout l’enjeu aujourd’hui, mais je ne suis pas certain que nous y parviendrons.
(1) Impulsé après la victoire de la gauche aux législatives de 2009, le processus a débouché sur un texte validé par référendum en octobre 2012, mais bloqué, après les législatives de 2013, par le Parlement suivant.
(2) En 2000, sur plainte de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et de la Licra, le portail avait été condamné à rendre l’accès à ces enchères impossible depuis la France. En 2006, une cour d’appel californienne a donné raison à la justice française.
Collé à partir de <http://www.liberation.fr/debats/2016/12/16/lawrence-lessig-on-doit-s-inquieter-de-la-maniere-dont-internet-nourrit-la-polarisation_1535886>