Hélas, Guy Debord avait raison et Donald Trump le prouve

Robert Zaretsky

 

20.01.2017

Une image de Donald Trump lors d'un concert de Roger Waters à Indio (Californie), le 16 octobre 2016 | KEVIN WINTER / AFP.

 

Dans «La Société du spectacle», publié il y a pile cinquante ans cette année, Guy Debord semblait avoir anticipé le spectacle politique auquel nous assistons, des marches du Capitole à la cérémonie des Golden Globes.

La semaine dernière, à l'occasion de la remise d'une récompense pour l'ensemble de sa carrière aux Golden Globes, Meryl Streep a électrisé l'assistance en évoquant la plus stupéfiante performance d'acteur des derniers mois: le moment où celui qui n'était encore que le candidat républicain à la présidence, Donald Trump, s'est moqué d'un reporter handicapé du New York Times. C'était terrifiant, a-t-elle noté, parce que c'était efficace; encore plus terrifiant, «ce n'était pas dans un film, c'était dans la vraie vie».

Émouvants et sincères, les mots de Streep ont donné voix à la déprime des progressistes dans le monde entier. Mais ils ont aussi capturé le dilemme face auquel nous nous trouvons, qui nous voit confondre la sincérité avec l'authenticité et l'émotion avec des images émouvantes. Ce même dilemme que, il y a cinquante ans, Guy Debord avait disséqué dans son livre La Société du spectacle, complété ensuite en 1988 par ses Commentaires sur la société du spectacle.

Si la formule en elle-même est devenue un cliché, elle ne diminue pas la pertinence du livre. Au contraire, sa transformation en cliché –et même en un genre de produit– renforce la compréhension tragique qu'avait Debord de la vie postmoderne. Elle se concentre non pas sur les différences, mais plutôt sur les ressemblances entre Streep et Trump –ou, plus précisément, entre les images qu'ils sont devenus. S'il ne s'était pas suicidé en 1994, Debord aurait pu dire que le très récompensé La La Land, film où les paroles de chanson et l'amour comme la vie sont mis en scène, est devenu everyone's land, la terre de chacun.

Quand son livre est paru en 1967, Debord était largement inconnu du public français. Il souhaitait clairement garder ce statut, expliquant à son éditeur qu'il ne donnerait pas d'interviews radio ou télévisées. La source de sa réaction allergique aux médias se trouve dans la thèse qui ouvre le livre:

«Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation.»

Victimes consentantes du spectacle

Dans les 220 thèses qui suivent, Debord mélange rigueur cartésienne et théories marxistes pour développer sa condamnation de ce qu'il qualifie de «société spectaculaire». Ceux qui pensent qu'il a tiré son analyse de celles de Marshall MacLuhan n'ont qu'à se souvenir que Debord se débarrassait du penseur canadien comme d'un «imbécile» et «le premier apologiste du spectacle». Par «spectacle», il ne condamnait pas simplement les médias de masse qui, bien qu'imposants, ne constituent que la partie émergée de l'iceberg. Il affirmait plutôt que tout ce que les hommes et les femmes expérimentaient autrefois directement –nos liens aux mondes naturels et sociaux– avait été dépiauté, mastiqué et converti en images.

L'«image», pour Debord, arbore le même poids économique et existentiel que la «marchandise» chez Marx. Comme des profanateurs de sépultures, ces phénomènes ont piraté ce que nous appelions autrefois, avec une naïveté touchante, la réalité. Ce que nous considérions comme la nature authentique des produits que nous fabriquons de nos mains, ou des relations que nous entretenons de nos mots, a été tranquillement retiré de nos vies et remplacé par leur simulacre. Les images ont acquis un tel don d'ubiquité, nous avertissait Debord en 1967, que nous nous ne rappelons même plus de ce que nous avons perdu. «Les images spectaculaires veulent nous faire oublier –et même nous assènent que l'oubli est une obligation», écrit l'essayiste Andy Merrifield dans sa biographie du penseur situationniste.

Ce «grand remplacement» à la Debord n'absout pas le public de sa culpabilité. Tendant son doigt dans notre direction, Debord annonce que nous sommes moins les victimes de cet état des choses que ses victimes consentantes. Affalés devant cette parade incessante d'images, nous accordons notre attention et notre approbation au spectacle. Comme il l'a écrit, celui-ci est «le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne». Mais il s'agit d'autre chose que de passivité: d'une forme d'acquiescement, dans lequel nous nous prêtons nous-mêmes au spectacle. Nous sommes davantage que des spectateurs inertes, et le spectacle est davantage que ce qui occupe un écran plat ou un écran géant. Au lieu de cela, les images sont venues occuper nos propres vies elles-mêmes, des vies dont nous avons accepté de n'être que des figurants. Les espaces publics –l'agora– n'existent plus.

Pour Karl Marx, notre aliénation par le travail est un trait caractéristique de la modernité. Nous ne nous reconnaissons plus, nous avertissait-il, dans ce que nous fabriquons. Mais même si nous étions aliénés dans notre vie au travail, nous pouvions toujours, croyait-il, nous trouver en dehors du travail. Ce havre de paix possible, selon Debord, s'est évaporé. Avec l'omniprésence des images, il n'existe plus de «en dehors». Nous sommes, pour le dire autrement, devenus aliénés par nos vies elles-mêmes:

«Il n’existe plus d’agora, de communauté générale; ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer.»

(De même que les événements de Mai 68 représentaient ce que Debord appelait du «temps vécu» –la récuparation d'un espace et de temps des mains du spectacle–, les mouvements Occupy Wall Street et Nuit Debout ont constitué des expressions tout aussi récentes, mais tout aussi éphémères, de ce temps).

«Nier n’importe quoi, une fois, trois fois»

À la veille de l'investiture de Donald Trump comme président des États-Unis, cette analyse de la vie moderne résonne toujours aussi profondément et sombrement. Les notions debordiennes de «mensonge qui n'est plus contredit», «le vrai [...] a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée»; ou de la «mise hors la loi de l’histoire», quand la connaissance du passé a été submergée sous «l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles», ont prédit l'avènement des truthers tout comme celle du trumpisme. De manière encore plus frappante, un passage clef des Commentaires sur la société du spectacle donne à voir le cœur de ce à quoi nous allons assister le 20 janvier:

«Le mouvement de la démonstration spectaculaire se prouve simplement en marchant en rond: en revenant, en se répétant, en continuant d’affirmer sur l’unique terrain où réside désormais ce qui peut s’affirmer publiquement, et se faire croire, puisque c’est de cela seulement que tout le monde sera témoin. L’autorité spectaculaire peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois, et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre chose; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune autre riposte sur son propre terrain, ni sur un autre.»

Clairement, Debord avait aussi anticipé la cérémonie des Golden Globes. Personne ne peut douter de la sincérité de la colère et du chagrin de Streep; le problème, aurait pointé l'écrivain, est qu'elle est impossible à distinguer de la sincérité de Trump. La sincérité est une qualité publique, façonnée par l'auditoire à laquelle elle s'adresse; l'authenticité, en revanche, est une qualité privée qui demeure vraie en elle-même et pour soi-même. L'interprétation de Trump, comme l'a noté Meryl Streep, avait un «public visé», mais elle aussi en visait un pour sa propre performance: un troupeau largement autosatisfait et égocentrique d'hommes et de femmes qui gagnent leur vie dans un monde où l'apparence, pas l'essence, règne. Et bien sûr, vous et moi appartenons à ce public –les consommateurs de ces images–, de même que nous appartiendrons à celui du grand spectacle de vendredi.

Nous avons été complices de l'ascension de Trump, ne serait-ce qu'en consommant les images produite par sa personne et ses prises de position politiques. Nous suivons les fact-checkers, nous citons les critiques, nous répétons bêtement les éditorialistes pour notre plus grand plaisir, mais ces activités, absorbées par le spectacle, n'ont pas d'impact sur lui. Nous écouterons le discours d'entrée en fonctions de Trump avec la pleine connaissance que ses appels à l'unité et l'union, ses promesses de représenter tous les Américains et pas seulement les «1%», son voeu de rendre l'Amérique grande à nouveau ne sont qu'un carburant rhétorique pour ces images dont nous ne parvenons pas à nous détacher. Quand le nouveau président, en prononçant le serment d'investiture, placera sa main sur la Bible, beaucoup d'entre nous, écœurés, placeront la leur devant leur bouche. Mais avec la collaboration de médias et d'un public captivés, le spectacle continuera.

Robert Zaretsky

 

Collé à partir de <http://www.slate.fr/story/134753/trump-societe-spectacle>