Quand le récit ne dit pas : l’indétectable

Publié le 11/06/2013 par Thomas Cepitelli

Lorsque le récit ne dit pas, c’est qu’il a peut-être quelque chose à cacher ou à dissimuler.  L’auteur fait en sorte que tout ou partie de ce que l’on pourrait nommer un secret soit caché au lecteur ou, au théâtre, au spectateur. Ce secret peut être un meurtre, un amour honteux, un tabou indicible. Cela a longtemps été le cas, au théâtre, de l’homosexualité, réelle ou supposée, de l’un des personnages.

L’homosexualité au théâtre et la présence du personnage homosexuel dans les textes français sont bien moins récurrents que l’on serait porté à le croire. Tout d’abord, son apparition est tardive dans l’histoire de la littérature dramatique puisqu’il n’apparait clairement dans des oeuvres théâtrales qu’au début du XXème siècle. Mais surtout, sa présence sur les scènes des théâtres a souvent été le fruit de stratégies littéraires qui visent à décentrer le sujet de l’homosexualité, telles que l’ellipse, quasi complète, ou à l’inverse une démonstration telle que le spectateur finit par oublier le sujet de la pièce. Dans tous les cas, le but est de rendre quasi indétectable l’homosexualité du personnage de l’homosexuel. On entend par indétectable le fait que l’on ne puisse supposer, a priori, l’homosexualité du personnage.  Mais cette orientation sexuelle, ces penchants amoureux sont pourtant là et peuvent même devenir un enjeu important de la pièce. L’emploi de l’adjectif «indétectable» n’est d’ailleurs pas sans rapport avec l’histoire des homosexuel-le-s puisqu’il fait référence au qualificatif employé pour décrire la charge virale d’une personne séropositive au VIH, lorsque son traitement tri-thérapeutique fonctionne. Le virus est toujours présent mais de manière ténue comme «inoffensive» pour le métabolisme et en tout cas non perceptible, du moins au premier abord.

L’indétectable est une présence mais, a priori, insoupçonnable. Cette absence-présence, pour le dire autrement, a permis à des dramaturges et des metteurs en scène d’évoquer la question de l’homosexualité, via un personnage, mais sans l’aborder de front. On peut bien sûr faire le lien entre la visibilité accrue des homosexuel-le-s sur la scène sociale et sur la scène des théâtres. La question de la visibilité des homosexuel-les a longtemps été une question politique. En effet, les différents groupes se séparaient entre deux options : d’une part, l’indifférence, la non-visibilité, autrement dit l’indétectable ; d’autre part, la différence, un surplus de visibilité,  qui a longtemps été une autre manière de détourner une homophobie crainte. Les pièces de théâtre qui ont pour sujet l’homosexualité ou dans lesquelles la présence d’un personnage homosexuel est un enjeu, interrogent le plus souvent ces deux prises de position. Le théâtre a besoin d’être joué et représenté pour exister et donc il lui est indispensable que les personnages soient présents, par le jeu des acteurs et par l’incarnation, devant le public. Cette présence physique, cette incarnation, semble être un défi supplémentaire pour qui veut aborder un sujet tabou. Qu’est ce qu’un personnage indétectable ? Et, avant toute chose, pour qui l’est-il ? Ce personnage est-il indétectable pour le spectateur, le lecteur ou bien pour les autres personnages de la pièce ?

Trois pièces françaises du XXe siècle permettent de dresser un panorama de cette question de l’indétectable et de réfléchir au personnage gay dans les œuvres dramatiques : Un Taciturne de Roger Martin du Gard créée au début des années trente à Paris et deux des grands succès théâtraux de ces dernières années, La Cage aux Folles de Jean Poiret, pièce de 1971 et Les Œufs de l’Autruche d’André Roussin.

A travers ces pièces, on ne s’attachera pas à démasquer des personnages homosexuels qui s’ignorent eux-mêmes ou des personnages que l’on pourrait comprendre, par une lecture psychanalytique, comme des homosexuels alors que rien ne le suppose dans le texte. On se focalisera sur des personnages qui s’avèrent effectivement homosexuels dans le texte et non à travers la lecture interprétative d’une mise en scène ou d’un article. Ainsi, quand certains pensent que Don Juan est volage avec les femmes parce qu’en fait il aime les hommes, comme tentent de le montrer plusieurs metteurs en scène de manière le plus souvent maladroite comme Le dictionnaire des codes homosexuels de Philippe Arino, il s’agit d’une lecture interprétative et non d’une donnée textuelle.

Au regard des trois pièces à l’étude, se dessinent des degrés dans l’indétectable. Tout d’abord, une homosexualité cachée au début de la pièce et qui doit être révélée, une homosexualité évidente mais qui doit être cachée et enfin une homosexualité absente de la scène.

En 1931, Roger Martin du Gard publie un de ses textes dramatiques les plus aboutis : Un Taciturne. Dès sa parution, Louis Jouvet décide de le mettre en scène au Théâtre des Champs Elysées. L’intrigue de la pièce est a priori fort simple et nous fait entrer dans l’intimité d’une famille de gros industriels français. Thierry, dirigeant d’une entreprise qu’il a reprise à la mort de son père,. entretient avec sa sœur Isabelle une relation quasi amoureuse et pour le moins exclusive. Par la suite, Joe, jeune homme issu d’un milieu plus modeste, est engagé par Thierry et tombe amoureux d’Isabelle. La jeune femme succombe également aux charmes de Joe et ils décident de se marier. Contrairement à ce qui se passe dans de nombreuses intrigues théâtrales, le mariage n’est pas empêché : à l’exception des remarques jalouses de Wanda, une amie de la famille, dont les relations avec Isabelle restent pour le moins floues, , rien ne laisse présager l’issue tragique de la pièce. Le drame a lieu le jour de l’annonce des noces de Joe et Isabelle. Thierry, dans un accès de colère, inexplicable pour tous, frappe le jeune marié, le blesse et l’invective en lui disant que sa sœur est une criminelle, qu’elle a purgé une peine dans un bagne pour enfants car elle a tenté de poignarder une jeune camarade, Wanda.. Mais une des dernières scènes vient tout dévoiler : Armand, le meilleur ami de Thierry, y joue les confidents, en faisant comprendre au protagoniste qu’il est amoureux de Joe. Armand tente de lui faire comprendre que ce n’est pas un péché et qu’il faut qu’il accepte son homosexualité. Mais lorsque ce dernier quitte la pièce quelques instants, Thierry en profite pour se tirer une balle dans la tête :  « l’imbécile ! » s’exclame Armand en rentrant précipitamment dans la pièce.

Cette pièce a fait couler beaucoup d’encre dans la presse de l’époque. Des journaux communistes aux brulots d’extrême droite, la presse est unanime : on ne peut pas présenter de tels monstres sur les scènes des théâtres. C’est l’avis de Franc-Nohain journaliste au très anti-dreyfusard Echo de Paris. Dans sa critique dramatique datée du 31 octobre 1931 il écrit après avoir complimenté l’auteur sur ses talents de romancier et d’auteur de théâtre :

« Seulement les dits personnages ont des sentiments et  mœurs tout à fait inacceptables, et s’il est possible, s’il est vrai, que des gens aient ces mœurs et éprouvent ces sentiments, on ne les étale pas sur la scène, on n’en fait pas une pièce. 

La réussite de l’intrigue de Roger Martin du Gard tient sans doute à un véritable tour de force dramaturgique : la dissimulation du sujet principal de sa pièce, puisque l’homosexuel reste indétectable, jusqu’à la dernière scène. Au fond, pour le spectateur comme pour le lecteur, la pièce est un drame familial assez banal, fait de jalousie, d’argent et de non-dits.  C’est dans cette ruse que réside une grande partie de l’intérêt de la pièce. En choisissant de ne pas tout dire d’entrée de jeu,  Martin du Gard laisse à son spectateur le temps de « sympathiser » avec le personnage de Thierry. En dissimulant pendant la quasi-totalité de la pièce le sujet exact de son texte, le dramaturge fait en sorte que chacun puisse aller jusqu’au bout de la pièce et se faire une opinion. C’est d’ailleurs ce qu’en dit la presse au lendemain de la première. C’est d’ailleurs ce que reconnait d’Agremont dans l’Atlantique :

« Roger Martin du Gard , que l’on connaissait romancier, abordé dans Un Taciturne, un sujet terrible. Il s’en est tiré avec une adresse extrême, ne disant la vérité qu’au dernier moment pour que le public n’ait pas le temps d’en être gêné. »

Plusieurs possibilités s’offrent aux critiques de l’époque, puisque le récit ne dit pas, puisque la fable ne dit qu’à demi-mots l’homosexualité de Thierry, certains d’entre eux décident de ne pas en parler du tout. C’est le cas de Paul Reboux dans l’édition de Paris-Soir daté du 29 octobre 1931. Le journaliste parle de la pièce, félicite le dramaturge sur la construction de celle-ci. Il en  décrit l’intrigue en expliquant qu’à la fin Thierry s’oppose au mariage de sa sœur avec Joe. Il explique le suicide de Thierry par une lecture, qui se veut freudienne, de la transmission des tendances d’autodestruction de père en fils. Il est vrai que le père de Thierry et d’Isabelle s’est donné la mort mais il n’est en aucun cas fait dans la pièce une corrélation entre les deux suicides. Reboux ne parle à aucun moment dans son article des amours de Thierry. Mais il est évident que de ne pas parler du thème de la pièce qui, rappelons-le, voulait traiter « d’un cas psychologique aux confins de la sexualité admise », ce n’est pas seulement ne pas traiter de ce cas mais nier le fait même qu’il puisse  exister. Une chose ne peut être connue ou reconnue que parce qu’elle est nommée. Allant encore plus loin, certains journalistes utilisent une forme, plutôt comique, pour ne pas dire, ne pas écrire le mot homosexuel. C’est ce que l’on peut lire dans l’article du Temps daté du 30 octobre 1931 où, après nous avoir parlé des amours difficiles de Thierry avec les femmes, le journaliste nous donne sous forme de rébus, ce qui est une autre manière de parler de manière détournée de l’homosexualité sans la nommer, le propos de la pièce de Martin du Gard :

« Mais les complications de l’amour ne surprennent pas le sage de 1930 ! On est habitué aux charades passionnelles :  Mon premier est l’hérédité. Mon second, un souvenir de lycée ou de pension. Mon troisième un médecin d’âmes, ingénieux qui ouvre les subconscients comme des fruits, et voit le ver… Mon tout est ce ver lui-même ; quelque secret monstrueux et puéril. »

Il est donc plus facile de condamner les actes homosexuels, en parler comme d’un vice « le ver » du fruit si cela se fait sous le ton de l’humour. Il faut en effet bien penser que rares sont les journalistes qui condamnent l’auteur complètement et encore plus rares sont ceux qui critiquent Louis Jouvet, aussi bien en tant que metteur en scène qu’en tant que comédien. Il jouait en effet le rôle d’Armand, le « médecin d’âmes ». La suite de cet article traite du suicide de Thierry de la même manière et ici, l’humour prend un ton tout à fait particulier. Le journaliste poursuit donc en écrivant :

« Quand, le taciturne s’est,  enfin, compris lui-même,il se tue de deux balles. Deux balles ? Deux crimes, peut-être… Alors, ce n’est pas trop… M. Jouvet se précipite alors dans la chambre mortuaire, en criant, « l’imbécile ». Avec un mot comme cela on ferait sauter toute la morale.»

Cette volonté de nier l’existence d’un phénomène homosexuel en France est encore plus clairement exprimée par d’autres journalistes. Bon nombre d’entre eux semblent mêmes gênés d’aborder le thème que développe Roger Martin du Gard dans sa pièce. Quelques exemples sont tout à fait significatifs. D’une part Charles de Saint-Cyr, indiquent qu’il « est des sujets difficiles à aborder et qui imposent des périphrases».

Cependant, respectueux de son lecteur, il continue en écrivant : « Ne détournons plus la tête, ne fermons plus les yeux, et, si pénible que soit la situation, expliquons-là[1] ». Malgré cet acte de foi, le journaliste ne parle pas vraiment du sujet qu’il semble redouter, et complimente même Roger Martin du Gard sur son travail d’écriture. Il confirme que le sujet est horrible et gênant « mais il est d’un ton si dépouillé, d’une telle qualité, que cette qualité et ce ton sauvent ce qu’une telle situation aurait sans cela d’inadmissible ». Dans le quotidien L’Atlantique, d’Agremont écrit : « Roger Martin du Gard, que l’on connaissait romancier, aborde dans Un Taciturne, un sujet terrible. Il s’en est tiré avec une adresse extrême, ne disant la vérité qu’au dernier moment pour que le public n’ait pas le temps d’en être gêné ». On voit ici que les termes homosexuels ou homosexualité ne sont jamais utilisés. Car, autant que la chose, le mot fait peur. Si le récit ne dit pas, puisque le mot ne sera pas non plus prononcé sur scène, c’est que l’époque n’est peut être pas capable de l’entendre. L’amour qui n’ose pas dire son nom, pour reprendre, une chaste formule de l’époque semblait dont avoir beaucoup à taire.

Plus intéressant encore est le fait que le spectateur découvre en même temps que le personnage d’Armand la raison de la colère de Thierry. Nous apprenons ensemble pourquoi il refuse ce mariage et la haine qu’il suscite en lui. Par cette astuce, Roger Martin du Gard, rend le spectateur de 1931 compatissant et compréhensif. En effet, Armand rappelle à Thierry combien cette histoire aurait pu être belle s’il avait été aimé en retour par Joe. Ce qui choque donc les journalistes et les publics de l’époque, c’est qu’il y a des homosexuels qui se cachent parmi eux, sans qu’ils le sachent. Tout est affaire d’indétectabilité et de visibilité. Peu de journaux refusent l’idée que des homosexuels puissent exister dans le Paris des années trente mais tous s’accordent à dire qu’il est impensable qu’on puisse en faire une pièce et « exposer à la lumière crue de la rampe de si misérables échantillons de notre pauvre humanité »[2]. Bien sûr, Martin du Gard prend des risques en rendant publique cette pièce mais Jouvet aussi. Il ne sortira pas indemne de cette aventure. Martin du Gard est l’un des grandes figures d’autorité du Théâtre d’Art de cette période. J’en veux pour exemple le billet que lui envoie depuis Washington, Paul Claudel. Jouvet lui avait demandé les droits de L’annonce faite à Marie. Claudel avait d’abord accepté mais, en lisant le journal Le Temps, il apprend l’affaire du Taciturne et envoie dans l’instant un billet à Jouvet écrivant :

« Puisque vous éprouver tant de satisfaction à consacrer votre art à l’immonde écrivain dont je préfère oublier le nom (Martin du Gard), je pense que vous n’en auriez aucune à monter L’annonce faite à Marie. Je vous conseille de demander à M. Fouilloux[3] de vous dégager. Vous aurez ainsi plus de temps à vous consacrer à vos exhibitions pédérastiques ».

Au cœur de cette accusation se trouve l’idée suivant laquelle donner trop de visibilité aux personnages homosexuels (et de ce fait aux homosexuels eux-mêmes) tendrait à banaliser l’homosexualité et, comme l’écrit André Thérive, ferait oeuvre de « propagandisme funeste ». [4]

Ces personnages homosexuels sont indétectables et restent par là même fréquentables pour leurs proches, comme aux yeux du spectateur. C’est d’ailleurs ce procédé qui est à l’œuvre dans un des plus grands succès du théâtre de boulevard : La Cage aux Folles. La pièce est restée à l’affiche près d’une décennie dans différents théâtres de Paris. On se souvient particulièrement de l’interprétation de Jean Poiret et Michel Serrault lors des représentations données au Théâtre du Palais Royal à partir de 1973. Suivront plusieurs adaptations filmiques d’Edouard Molinaro et des versions américaines pour les écrans et les scènes de Broadway dont une comédie musicale qui connait un vif succès actuellement. Le retour triomphal de la pièce à Paris en 2010, avec à sa tête Didier Bourdon et Christian Clavier, n’est qu’un exemple supplémentaire de l’actualité des questions traitées dans la pièce.

Le personnage indétectable s’avère celui qui décide de l’être et de disparaître aux yeux des autres personnages mais pas pour autant aux yeux des spectateurs. On sait que le corps de l’acteur, son corps réel donc est dissimulé sous la fable, l’histoire de la pièce. Son corps « disparait » au profit d’un corps fictionnel. C’est en acceptant cette convention que l’on peut accéder à l’illusion théâtrale. En tant que spectateur, je dois finir par « croire », par me « faire croire » que ce n’est pas le corps de tel ou tel acteur que j’ai devant moi mais bel et bien le corps de Phèdre, de Don Juan…Dans les pièces qui nous intéressent il s’agit de dissimuler le corps d’un personnage homosexuel au profit d’un corps que l’on pourrait qualifier d’hétérosexuel, c’est à dire, dont les codes vestimentaires, le sexe biologique et l’attirance amoureuse et sexuelle vers le sexe opposé sont identifiés comme hétérosexuels.

L’exemple le plus connu est celui de Zaza dans la Cage aux Folles de Jean Poiret. Nous sommes ici dans une véritable pièce de boulevard, face à des bourgeois tâchant de dissimuler des affaires de mœurs. Il ne s’agit pas d’un marivaudage ou d’un adultère mais du fait de devoir cacher l’homosexualité d’un personnage. Ici, le récit ne doit pas dire, ne veut pas le faire. L’intrigue de la pièce consiste à faire réussir le dîner de présentation entre les parents d’un jeune couple qui veut se marier. La scène est un classique mais Poiret fait entrer un élément nouveau, parmi les couples de parents, l’un est formé par deux hommes. Tout l’enjeu de la pièce est de faire en sorte que ceci soit un secret. Et c’est, bien sûr un des éléments comiques. En effet, lors du dîner de présentation des familles respectives des deux jeunes fiancés, Zaza ne peut apparaître en folle sublime qu’elle est. Il faut la dissimuler, mais on ne peut/doit pas la faire disparaître. C’est d’ailleurs cette part d’indétectable qui fera tout le comique de situation. Au fond ici, ce qui se joue, c’est la part visible de l’homosexualité, en tout cas selon la vision qu’en avait Jean Poiret. En faisant de son travesti de mari une femme au foyer de bonne famille bien sous tout rapport, Renato croit gagner en crédibilité aux yeux des futurs beaux parents de son fils. Il transpose ici le modèle bourgeois et hétéro-centré de la réassignation de genre. Puisque Zaza  « ressemble » à une femme autant qu’il/elle le soit une fois pour toute. En renonçant à être un couple d’hommes homosexuels, en se rendant indétectables, Renato et Zaza, deviennent donc fréquentables par l’exemple prototypique du couple pompidolien (hétérosexuel, reproduit, blanc, bourgeois et catholique pratiquant).

Mais ce serait aller vite en besogne que de penser que cette pièce est simplement homophobe. En fait, c’est le couple bien sous tout rapport qui est dupe de ce travestissement double (homme/femme, hétéro/homo). Dupe et pris au piège, car pour se sauver des journalistes venus les traquer, , il est un politicien en vue, le couple doit lui-même se travestir et passer pour les comédiens-transformistes de la boîte de nuit tenue par Renato. Par conséquent  la dissimulation se fait sous deux aspects dans la pièce de Poiret. En préférant jouer sur le comique de situation d’un couple de folles, dissimulées sous les aspects d’un couple propret catholique et qui s’est reproduit, plutôt que sur le comique de mœurs d’un couple d’homosexuels, l’auteur de pièces de boulevard à succès dissimule son sujet, l’homosexualité s’appréhende comme indétectable. En effet, comme tendent à le prouver les études de publics menées sur ce spectacle[5], les spectateurs ne considèrent pas Zaza et Renato comme des homosexuels mais comme des « folles ». C’est à dire comme des être dé-sexualisés. Une folle n’a pas de sexe. Elle est au sens propre un monstre qui ni homme-ni femme ne peut être compris comme étant séduisant. La fascination que la folle suscite ne saurait être sexuée[6].

Cette dissimulation peut encore aller plus loin. Un des cas les plus probants est une autre pièce de boulevard : les Oeufs de l’Autruche d’André Roussin. M Hippolyte Barjas est furieux que son fils soit une folle, une « tante ». Lolo a, en effet, des allures de pacha.  Son le décrire en ces termes: «tu as vu le jeune homme-si j’ose dire ! Une coiffure de chien savant, (…) une bague grosse comme ça, (…), une chaine de poule de luxe au poignet». Mais ce fils, que seule sa mère défend des attaques répétées du père, le spectateur ne le voit jamais. Cette stratégie d’écriture a plusieurs significations. Tout d’abord, le comique est d’autant plus grand, et l’intrigue saisissante, que l’on ne sait pas à quoi ressemble ce dégénéré de fils, ce « Lolo » dont tous les personnages ne font que parler. Le jeu de l’absence/présence est un des éléments récurrents des écritures théâtrales contemporaines dont l’exemple le plus prégnant, est, bien sûr, le Godot de Beckett.

A chacun d’attacher sa propre définition et ses propres clichés, sa propre interprétation du personnage. Ici, le récit dit mais ne montre pas. Il est comme empêché, tronqué. Le théâtre est l’art de la monstration, toute absence physique sur scène est donc d’autant plus forte et intéressante.

Mais c’est certainement, une autre stratégie, plus adroite et politique qu’il n’y parait, qui a dû pousser André Roussin à opérer ce choix. Replaçons-nous dans le contexte des années cinquante en France. L’homosexualité si elle n’est pas ouvertement poursuivie est encore illégale, les homosexuels sont fichés et considérés comme malades mentaux. De plus, Lolo décrit comme « un pacha avec une bague à chaque doigt » ne pourrait être, s’il était représenté, que moqué par les spectateurs, comme l’est Zaza. Ici, c’est le père de famille qui est sujet des rires des spectateurs) travers ses crises de colère, ses remarques parfois grossières et surtout le revirement de la situation finale. En effet, à la toute fin de la pièce alors même qu’il l’avait rejeté, M Armand revient vers son fils car ce dernier vient de recevoir un prix de haute couture. En ne montrant pas le personnage homosexuel, en ne parlant pas réellement du sujet de l’homosexualité, André Roussin permet à son récit de dire toute la violence du comportement du père sans dire l’homosexualité de son fils. Ce personnage est «hors-scène» tout au long de la pièce. Il est celui qu’on cache à double titre.  Sa famille, qui le maintient dans un «en-dehors» qui est celui du rejet, de la part du père essentiellement, mais aussi «hors-scène» de la part du dramaturge lui même, qui semble retarder sans cesse l’arrivée de son personnage. En ne représentant pas physiquement Lolo, en ne le faisant pas apparaître concrètement sur scène, il en fait un personnage abstrait. Alors même qu’il semble être le personnage principal de la pièce. Devenu déréalisé, le personnage de l’homosexuel, et se faisant, l’homosexualité sont des abstractions. Invisibilisée sur la scène sociale, elle l’est tout autant sur la scène des théâtres. On peut alors ici citer une nouvelle fois Bergson et sou ouvrage sur le rire :

« Ce  qui nous a intéressés, c’est moins ce que nous a raconté autrui que ce que l’on nous a fait entrevoir de nous tout un monde confus de choses vagues qui auraient voulu être, et qui, par bonheur pour nous, n’ont pas été. »

Dans les deux cas donc on peut penser que ce n’est pas l’homosexualité qui fait rire puisqu’elle n’est pas dite. Mais de quoi rit-on alors ? On peut tout d’abord noter que la raison première du rire est la sensation de « désharmonie », selon le terme de Bergson. Cette notion signifie que l’on rit d’un personnage parce qu’il n’entre pas dans un schéma classique connu. C’est son inaptitude à être semblable au reste des représentants d’un groupe social donné, en un mot à la normalité, qui fait de lui l’objet du rire. On peut dès à présent retenir que le personnage n’est pas conscient de cette « désharmonie » et que par conséquent il ne l’est pas non plus du fait qu’il suscite le rire. Bergson écrit que « le comique est inconscient » c’est à dire que le personnage qui fait rire n’est pas conscient de son vice. « le personnage comique est en général comique dans la mesure où il s’ignore lui même » écrit Bergson dans Le Rire.  On peut rapprocher cette réflexion de la fameuse scène de la tartine dans La cage aux folles. Dans cette scène Renato tente de montrer à Zaza comment tenir sa tasse de thé et comment tartiner du beurre sur du pain d’une manière virile. Le comique naît bien sûr de la manière dont Serreau s’essaie à la virilité, se « recycle » dans la virilité comme ont écrit certains journalistes. Mais il vient aussi du fait qu’il s’ignore ridicule.

Cette inaptitude sociale est comparables aux logiques d’infériorisation que peuvent être, par exemple, l’insulte en ce qu’elle est une limitation d’un être à une parcelle de lui même. Le public rit à la description de Lolo parce que, et uniquement parce que, il est efféminé et il rit à la vision de Zaza en femme du monde exclusivement parce qu’il est un homme habillé en femme. C’est d’ailleurs ce qu’explique clairement Jean Poiret dans une entrevue accordée au journaliste, Michel Daucourt[7].

« il faut bien penser qu’à partir du moment où des hommes se rasent tous les matins, jouent le soir en robe à paillettes une revue, cela devient source de gags…surtout lorsque ces personnes sont confrontées à des événements normaux. »

C’est donc bien le problème de la distanciation sociale qui se pose ici.  Zaza, Renato ou bien encore Lolo ne ressemblent pas aux personnes présentes dans le public, du moins d’après ce que certifient les journalistes qui parlent des réactions de la salle. Dès lors, ils font rire parce qu’ils ne réagissent pas de la manière attendue et commune. On peut lire dans le journal Réforme du 18 décembre 1948 :

« ce gamin inverti ne nous donne aucune impression d’écoeurement. Comme le sel sur la plaie, le rire cruel, de l’auteur brûle et décape les impuretés de cet abcès. L’abcès reste à vif, sans doute, mais il n’a jamais été immoral de montrer un abcès. C’est même la première chose à faire pour le guérir. »

On attend d’un homme qu’il ait les attributs sociétaux masculins comme la virilité. Pierre Bourdieu évoque dans La domination masculine cette peur que provoque la vision d’un être dont l’identification sexuelle ne correspond pas aux traits de caractère qu’il présente. Pour comprendre cette gêne face à des polarités sexuelles non définies comme habituellement on peut se rapporter aux études de Pierre Bourdieu. Le sociologue français décédé en 2002 écrit dans La domination masculine :

« La virilité, dans son aspect éthique même, c’est à dire en tant que quiddité du vir, virtus point d’honneur principe de la conservation et de l’augmentation de l’honneur, reste indissociable, au moins tacitement, de la virilité physique, à travers notamment les attestations de la puissance sexuelle – défloration de la fiancée, abondante progéniture masculine, etc, – qui sont attendues de l’homme vraiment homme. »

On comprend donc mieux, si l’on en croit Bourdieu, les réactions, à la fois des personnages dans les pièces et celles des critiques dramatiques, face au personnage homosexuel et efféminé. Car, il faut bien prendre en considération les deux. C’est le fait de voir un être ne correspondre à aucune représentation connue et acceptée des deux sexes qui provoque la gêne et par là même le refus.  Surtout, comme nous le verrons plus tard, que les attributs féminins/masculins dans l’inconscient collectif, lorsqu’ils sont inter-changés semblent être source de comiques.

C’est une sorte d’horizon d’attente, horizon qui semble d’ailleurs le même dans tout l’Occident. Si cet horizon d’attente n’est pas respecté, les repères sont perdus. Par exemple on attend d’un père qu’il représente la sévérité et la masculinité, ceci pour que son fils puisse se reconnaître en lui et avoir la volonté de perpétuer la descendance familiale. On comprend donc que ce n’est pas le cas de Renato. En effet, les valeurs qu’il peut avoir transmis à son fils ne seront en aucun cas à l’exemple d’une famille traditionnelle. La différenciation des sexes au sein du couple procréateur, la répartition des tâches au vu de la différenciation sexuelle (valeurs transmises par la famille Dieulafoi) ne seront pas ce que Renato a transmis à son fils par le fait même de son choix de vie. Le public est invité à rire.

L’exemple du dîner de famille organisé entre les belles familles dans La Cage aux folles est tout à fait révélateur de la désharmonie dont parle Bergson. Zaza est incapable d’être lui même sans créer la gêne pour la famille et donc l’impossibilité du mariage de Laurent avec la fille Dieulafoi. Laurent ne pouvant avoir deux pères, surtout avec l’un aussi efféminé, Zaza décide de devenir la « mère » de Laurent. En devenant autre, en reproduisant tant bien que mal l’image d’une mère qu’il veut issue du même milieu social que les parents de Muriel, il tente d’effacer toutes les différences qui les séparent afin de normaliser la situation et de correspondre le plus possible au schéma traditionnel de la famille. Mais, s’habillant en femme, avec la suite de quiproquo que cela induit naturellement, il crée  un décalage avec ce que l’on attend d’un homme. En acceptant d’endosser le rôle inverse de celui que lui confère son sexe et sa naissance, il est en inéquation avec le social et c’est de là que naît le rire qui vient ici frapper comme un jugement et comme une stigmatisation de l’homosexualité. Et de ce fait, Poiret, décentre le sujet de l’homosexualité. Il est comme dissimulé sous une autre fable, celle d’un dîner de famille, avec un travesti. Tout comme l’homosexualité des deux hommes est dissimulée au Dieulafoi, elle l’est, par ricochet, pour le public. C’est ce qui permet alors au public, de se rapprocher d’avantage des personnages dont il est le public, le couple d’hétérosexuels de la pièce.

En effet, puisqu’« il semble que le rire ait besoin d’un écho » comme l’écrit Bergson dans Le Rire, il faut qu’une personne soit vue et qu’une personne voie pour que le rire naisse. Zaza est risible parce que nous savons qu’il est un homme se prenant pour une femme. A la différence des personnages qui, chez Shakespeare ou Marivaux, se travestissent pour conquérir le cœur de l’être aimé ou pour approcher leur ennemi, chez Poiret le travestissement n’est pas seulement nécessaire à l’économie de la pièce, il en est l’essence même et la source du comique.

Une notion tout à fait intéressante dans une œuvre comique est le fait de la multiplicité des porteurs du « vice », ce vice étant, rappelons-le, la source de la désharmonie. A la différence de la tragédie où un héros et les vertus qu’il se doit de porter ne peuvent être démultipliés en plusieurs personnes parce que c’est sur lui que tout repose (on peut penser ici à l’étude du héros cornélien par Doubrovsky dans Corneille et la dialectique du héros), dans la comédie un caractère peut être agrémenté, d’une suite de personnages, porteurs de ce même vice (véhicule du comique). C’est ce que provoque, même si ce n’était certainement pas ce que voulait Roger Martin du Gard, le jeu de miroirs des couples homosexuels fantasmés ou réels dans Un Taciturne.  En effet, selon André Villeneuve, le public des Champs-Elysées finit par rire de la multiplication du vice entre les différents personnages. C’est aussi, et ici beaucoup plus clairement, le cas avec la multiplication du nombre de folles dans La Cage.

Ainsi, l’histoire du personnage gay indétectable est aussi, et peut être surtout, une histoire de sa visibilité. Présent mais condamné de peur d’être rejeté par le public, révélation de dernières minutes pour éviter de choquer ou de troubler les braves spectateurs, le personnage gay va pouvoir devenir lui-même, jusqu’à faire de son passage d’indétectable à membre d’une « minorité visible », un thème et un enjeu dramatique. Lorsque la fable ne dit pas, c’est certainement pour mieux faire entendre un sujet qui peut choquer ou déranger. La dissimulation du sujet de l’homosexualité n’est donc pas tant ici le fruit d’un manque de courage de la part des dramaturges mais une stratégie, presque politique, de dire sur le modèle musical du « basso ostinato » : cette ligne mélodique, présente d’un bout à l’autre de l’œuvre, que l’on n’entend plus, et qui, pourtant est sa structure même.

Bibliographie

–   MARTIN DU GARD Roger, Un Taciturne, Paris, Gallimard, 1932

ROUSSIN André, Les Œufs de l’Autruche, in Les Comédies de Famille, Paris, Calmann-Levy, 1960

POIRET Jean, La Cage aux Folles, l’Avant-Scène, n°518, Paris, 1973

 

[1] La Semaine de Paris, puis Paris-guide. Tout ce qui se voit, tout ce qui s’entend à Paris, 1922-1944

[2] MAS Emile, journaliste au Petit Bleu, dans le numéro daté du 21 octobre 1931.

[3] Fouilloux était le directeur du Théâtre Pigalle où Jouvet devait créer L’annonce faite à Marie

[4] Thérive André, Le temps, daté du 23 octobre 1931.

[5] Notre travail de thèse en cours sur l’interprétation par les publics du rôle de l’homosexuel masculin dans le théâtre en france au cours du XXè siècle.

[6] Le Talec, Jean-Yves, Folles de France, Editions La Découverte, 2008, Paris.

[7] La Nation daté du 1er Février 1973.

 

Collé à partir de <https://teteschercheuses.hypotheses.org/826>