Le nouvel «âge de la colère» nous place au bord d'une guerre civile mondiale
Jean-Marie Pottier — 02.03.2017
Dans «The Age of Anger», l'essayiste indien Pankaj Mishra dessine une généalogie intellectuelle des révoltes politiques contemporaines, de l'islamisme radical à la contestation de la démocratie libérale.
Lors d'un meeting de Donald Trump à Lynden (état de Washington), le 7 mai 2016. MATT MILLS MCKNIGHT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP.
Le 22 octobre 1882, une bombe explose dans le restaurant du théâtre Bellecour, à Lyon, faisant un mort et plusieurs blessés. Interpellé quelques mois plus tard en Belgique, un militant anarchiste, Antoine Cyvoct, est condamné à mort, avant d'être gracié, pour avoir écrit du lieu qu'«on y voit surtout, après minuit, la fine fleur de la bourgeoisie et du commerce... Le premier acte de la révolution sociale devra être de détruire ces repaires».
Le 13 novembre 2015, trois commandos islamistes commettent une série d'attentats suicides et de fusillades au Stade de France, au Bataclan et dans des bars et restaurants de l'Est parisien, faisant 130 morts. Un communiqué de l'organisation État islamique revendique les attaques en affirmant qu'étaient rassemblés, dans la salle de concert, «des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité».
Aucun rapport entre ces deux événements? Pas pour Pankaj Mishra, selon qui leurs perpétrateurs ont plus en commun qu'on ne croit, ce qui justifie de «retourner aux convulsions de cette période pour comprendre notre propre époque de colère». The Age of Anger. A History of the Present, l'ouvrage que vient de publier cet essayiste et romancier indien, est l'un des essais les plus remarqués de ces dernières semaines dans le monde anglo-saxon, à l'heure où, entre le Brexit, la victoire de Donald Trump et la première place annoncée de Marine Le Pen à la présidentielle française, l'air semble s'être chargé en colère comme il se chargerait en électricité.
Ces événements, pourtant, sont relativement peu mentionnés dans le livre, auxquels ils servent plutôt de point final que de point de départ. Comme l'explique l'auteur dans sa très brève préface, l'idée lui en est venue en 2014 en constatant la montée en puissance de Daech et, surtout, la victoire dans son pays natal de l'ultranationaliste Narendra Modi. «Le fait que des amis chers et des membres de ma propre famille aient voté pour lui m'a vraiment plongé dans une spirale dépressive, expliquait-il récemment. Pendant des semaines, j'ai été paralysé, je ne pouvais pas penser, pas m'extirper de ce trou dans lequel je me trouvais.» The Age of Anger lui a servi de thérapie, scandée d'autres tremblements de terre: la décision des Britanniques de sortir de l'Union européenne est survenue quand il mettait la dernière main au manuscrit; celle des Américains de confier le sort de leur pays à Trump juste avant que l'ouvrage ne parte sous presse:
«Maintenant, avec la victoire de Trump, il est devenu impossible de nier ou dissimuler le grand schisme [...] entre une élite qui s'empare des fruits de choix de la modernité tout en dédaignant les anciennes vérités, et des masses déracinées qui, se trouvant elle-mêmes privées des mêmes fruits, s'adonnent au suprémacisme culturel, au populisme et à la brutalité vindicative.»
De l'Inde de Modi à l'Angleterre du Brexit, où Mishra vit aujourd'hui, The Age of Anger porte la marque de la double appartenance culturelle de son auteur: invoquer à tout bout de champ, face à la fureur djihadiste ou à la contestation des démocraties représentatives par l'«illibéralisme», les «valeurs occidentales», c'est se tromper sur la nature du problème. Pour l'auteur, nous ne faisons pas face à un conflit de civilisations, mais à une manifestation des contradictions et des impasses de celle née avec les Lumières. Au point que, estime-t-il, «l'intellectuel le plus convaincant et le plus influent aux yeux du public aujourd'hui –le pape François– n'est pas un agent de la raison et du progrès».
«Rousseau a anticipé le perdant moderne»
Débutant avec les Lumières, l'histoire intellectuelle qu'il raconte est largement française –ou, disons, franco-suisse, quelque part entre Paris et Genève, car Pankaj Mishra fait partir son «grand schisme» du conflit entre Voltaire et Jean-Jacques Rousseau.
Il dresse du premier un portrait peu flatteur en philosophe mondialisé, défenseur du commerce international et soutien intellectuel de despotes éclairés comme Frédéric de Prusse ou Catherine de Russie –une figure dont il voit le prolongement dans la façon dont des théoriciens contemporains du «choc des civilisations» comme Bernard Lewis et Samuel Huntington ont fait l'éloge des modernisateurs Mustafa Kemal Atatürk en Turquie ou Mohammad Reza Pahlavi en Iran. Rousseau, lui, est cet homme qui, «malgré son succès évident, se sentait en bas de la pyramide sociale et savait qu'il ne pourrait jamais s'adapter à l'ordre existant». Qui s'identifiait à tous les perdants de la société:
«Que ce soit dans sa dénonciation de la corruption morale, son portrait de la métropole comme repaire du vice et des gens ordinaires (contre qui les élites conspirent et qu'elles trompent continûment) comme vertueux, son éloge d'un patriotisme militant, son dédain envers la technocratie intellectuelle, son plaidoyer pour un retour au collectif ou au “peuple” et sa méfiance pour “l'étranger”, Rousseau a anticipé le perdant moderne, avec son sens de la victimisation exacerbé et sa demande de rédemption.»
«Jalousie existentielle»
Pour lui, «dans son passage de la victimisation à la suprématie morale, Rousseau a édicté la dialectique du ressentiment qui est devenue un lieu commun de notre époque». Car The Age of Anger aurait pu sans mal s'appeler The Age of Ressentiment, si ce mot, récupéré par d'autres langues, n'était pas français à l'origine. Le ressentiment, c'est, a résumé de manière limpide le philosophe Jean-Luc Marion, «le sentiment de réaction à l’encontre d’une attaque, d’un affront, d’une injustice ou d’une injure», qui dépasse la simple envie ou la jalousie en rongeant d'impuissance celui qu'il possède au point que celui-ci finit par s'en accuser ou, plus fréquemment, à chercher «sans cesse d’autres responsables: n’importe qui, connu ou inconnu, mon prochain et mon lointain, pourvu qu’il ne soit pas moi, mais l’autre, autrui précis ou collectif».
Le ressentiment est un sentiment moderne, propre aux sociétés démocratiques fondées sur une égalité des droits mais qui ne peuvent évidemment pas offrir une mobilité sociale illimitée: au début du XXe siècle, le sociologue allemand Max Scheler lui consacra un livre entier où, écrit l'auteur, il décrit cette «jalousie existentielle» propre aux sociétés «où une égalité formelle entre les individus voisine avec des différences massives de pouvoir, d'éducation, de statut et de patrimoine».
«Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console», dit l'adage –attribué, ce n'est pas un hasard, à un aristocrate, Talleyand. Dans les sociétés démocratiques, la comparaison –facilitée par les moyens de communication modernes– n'est souvent que désolation. «Parlez à des supporters de Trump n'importe où et surgira immédiatement cette blessure constante qui naît de la comparaison de leur vie avec celle des autres, écrivait, en février 2016, le spécialiste des relations internationales Tom Nichols. Je connais personnellement des gens qui, avec seulement une éducation secondaire, sont propriétaires de leur maison, conduisent des véhicules coûteux et dont les enfants ont terminé la fac. Et sans hésitation, ils diront qu'ils soutiennent Trump –apparamment, parce qu'il va changer tout cela.» Dans la société du ressentiment, les autres, c'est l'enfer. Et, le plus souvent, une catégorie bien particulière d'«autres». «Vous avez du mal à joindre les deux bouts? Ce sont les Chinois qui ont volé votre emploi. Vous êtes excédé par la criminalité? Ce sont les Mexicains et autres immigrants qui ont importé chez vous les guerres entre leurs gangs. Le terrorisme? Les musulmans, bien sûr, en sont la cause», listait à la même époque l'économiste Dani Rodrik.
Extrême érudition
«Tout patriote est dur aux étrangers: ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux.» Le nationalisme est déjà présent chez Rousseau qui, vantant la société spartiate, écrivait ces mots dans Émile, ou de l'éducation. Il demeure depuis, note Mishra, «la métaphysique par défaut du monde moderne» et peut trouver «son expression la plus menaçante, à notre époque d'individualisme, dans le violent anarchisme des déshérités et des superflus».
The Age of Anger se présente, pour une bonne moitié, comme une façon de tirer le fil intellectuel de ce nationalisme et d'une modernité sanglante, de la première critique des Lumières à notre monde contemporain. Le tout de façon extrêmement érudite, comme le note le Washington Post, pointant avec drôlerie que «ce livre vous fait vous sentir plus intelligent après l'avoir lu, même si vous vous sentez un peu stupide au début». Après Rousseau, il y a eu les mouvements allemands du début du XIXe siècle, le Sturm und Drang et les romantiques, qui, dans un pays à la fois éduqué et politiquement dominé, vantent la Kultur contre la Civilisation, le sentiment contre la raison et l'esprit national contre le cosmopolitisme. Un peu plus tard, sur les mêmes terres, Wagner se fait le poète de la renaissance allemande et Nietzsche écrit que la vie «est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression...», tandis que Henrich Heine prophétise sombrement que se produira en Allemagne une révolution «auprès de laquelle la Révolution française prendra l'apparence d'une innocente idylle». En Italie, Giuseppe Mazzini, un des héros du Risorgimento, vante, face à la médiocrité bourgeoise, le sacrifice héroïque des masses patriotes au nom de la Nation et de Dieu. Bakounine, théoricien de l'anarchisme, pousse à l'extrême la notion d'autonomie individuelle des Lumières en concevant un «individualisme léthal». Un autre Russe réfugié comme lui en Europe de l'Ouest, Alexander Herzen, annonce que le continent «se rapproche d'un cataclysme terrible», d'une révolte des masses née du fait que «les révolutions n'ont pas établi une ère de liberté: elles ont allumé de nouveaux désirs dans le cœur des hommes sans fournir des moyens de les satisfaire».
Ces divers courants, note Mishra, contestent les idées des Lumières mais n'en croient pas moins que les idées peuvent transformer le monde, que l'ordre de celui-ci n'est pas destiné à rester inchangé comme on le pensait au Moyen-Âge: il écrit ainsi que les idéologues de la Révolution iranienne de 1979, comme l'ayatollah Khomeini, «ont saisi plus clairement que les monarques modernisateurs par imitation et les despotes le potentiel plus profond et transformatif de l'idée mise au jour par les Lumières, selon laquelle les êtres humains peuvent radicalement altérer leur condition sociale».
Pankaj Mishra raconte comment un des penseurs de cette révolution, l'écrivain Jalal Al-e-Ahmad, contempteur d'une maladie qu'il appelait l'«occidentalite», a nourri sa critique des écrits de penseurs comme Marx, Camus ou Heidegger. Car les idées nées en Europe de l'Ouest au XIXe siècle se sont diffusées dans le monde entier: en Inde, au début du XXe siècle, Gandhi et Savarkar, deux figures rivales du nationalisme hindou (le second est aujourd'hui une des références de Modi) font ainsi l'éloge de la façon dont l'italien Mazzini a su transcender l'esprit national. Les modes d'action aussi s'internationalisent quand, dans la dernière décennie du XIXe siècle, des anarchistes italiens assassinent le président français Sadi Carnot et le Premier ministre espagnol Antonio Cánovas –un anarchisme qui, note Mishra, trouva alors dans le câble transatlantique et la presse populaire à gros tirage ce que les militants radicaux d'aujourd'hui trouvent dans Twitter et Facebook.
Le moule du ressentiment
Ces nombreux rapprochements temporels ou géographiques font de The Age of Anger un ouvrage aussi inquiétant et discuté que séduisant. L'auteur trace à plusieurs reprises des liens entre des époques et des personnages à priori éloignés pour bâtir son Internationale de la colère et du ressentiment. Il souligne ainsi que la Pologne, ce pays martyre à qui Rousseau prescrivait une forte dose d'«amour de la patrie», est aujourd'hui un des États européens les plus ouvertements nationalistes. Ou nous rappelle qu'Anders Behring Breivik, le meurtrier d'Utoya, fit l'éloge du nationalisme hindou, et que Timothy McVeigh, sympathisant d'extrême droite exécuté en 2001 pour l'attentat d'Oklahoma City, devint ami dans les dernières années de sa vie avec son codétenu musulman Ramzi Yousef, auteur de l'attaque de 1993 contre le World Trade Center et neveu du cerveau du 11-Septembre Khalid Cheikh Mohammed.
Le souci, bien sûr, est qu'à force de rapprochements audacieux –le «premier djihad de l'époque moderne» a commencé en Allemagne en 1813, face à l'occupation napoléonienne–, l'auteur peut parfois donner l'impression d'effacer le particulier face aux points communs, de couler toutes les idéologies dans le même moule du ressentiment. Face à la vague récente de terrorisme, il se place ainsi très clairement dans le camp des tenants de l'«islamisation de la radicalité» et non de la «radicalisation de l'islamisme»:
«Mateen [l'auteur de l'attentat de la discothèque Pulse à Orlando, en juin 2016, ndlr] ne pouvait pas dire la différence entre des groupes aussi férocement opposés que l'État islamique, al-Qaida et le Hezbollah; son acte idéologique le plus significatif durant son épopée meurtrière a été de vérifier sa page Facebook et de se Googler. Abou Moussab al-Zarqaoui, le père spirituel de l'État islamique, a été un petit maquereau et un traficant de drogue avant de se concentrer sur l'établissement à toute vitesse d'un califat en Irak à travers des manifestations théâtrales d'une extrême sauvagerie. De tels représentants du gangsta-islam espèrent éradiquer les multiples maux de l'individu et de la société en quelques gestes; surtout, ils croient, selon les mots de Bakounine, que “la passion de la destruction est en même temps une passion créatrice”.»
«Monuments en ruine»
The Age of Anger est aussi un livre inquiétant car (excessivement?) pessimiste. Il s'inscrit clairement, et sans surprise, contre la théorie de la fin de l'histoire, ces «visions du progrès universel», mais surtout, semble nous dire que cette ère du ressentiment n'en est qu'à ses prémices:
«Il est peu risqué de dire qu'il y aura beaucoup plus de tels hommes et femmes dans le futur, faits et défaits par la mondialisation, détachés de toute cause ou motif spécifique, mais agités de rêves d'une violence spectaculaire –des hommes et des femmes qui amèneront en politique, dans la vie elle-même, le sens d'une apocalypse imminente.»
Ce pessimisme s'incarne dans une figure du passé qui peut éclairer notre futur. Pankaj Mishra ouvre son livre sur la prise en septembre 1919 de Fiume, une cité côtière disputée par les Italiens et les Croates, par Gabriele d'Annunzio, poète-aventurier tourné guerrier dont le rêve prendra fin après quinze mois d'occupation mais laissera des traces chez un de ses admirateurs, Benito Mussolini. Son histoire, racontait déjà il y a quelques mois la journaliste Tara Isabella Burton, est celle d'«une personnalité médiatique futée, davantage connue pour ses excès hédonistes et ses dépenses extravagantes pour que son comportement d'homme d'État, [qui] conquiert le pouvoir sur un fantasme nationaliste hyper-masculin de restauration de la gloire perdue d'un pays, et, du même coup, donne naissance à une renaissance politique de l'extrême droite». C'est à dire, en résumé, celle d'un «Trump avant Trump», qui pensait, dans une vision apocalyptique, que des roses allaient fleurir sur du sang. Mais si Trump est un nouveau d'Annunzio, qui seront les Mussolini et Hitler du XXIe siècle?
Les habitants de Fiume accueillent Gabriele d'Annunzio, en 1920. Via Wikimédia Commons.
«Tellement de nos monuments sont en ruine que nous voyons à peine dans quelle direction nous allons, sans même parler de dessiner un chemin», écrivait Mishra, un mois après l'élection du nouveau président américain, dans le Guardian. Pour lui, utiliser comme boussole la simple arme de la raison, continuer à sacrifier au culte de l'individu et de l'efficacité, passer chaque situation au bain glacé du calcul coûts-avantages ne constitue pas une solution –sauf à, notait-il après le Brexit, vouloir continuer à s'étonner du fait qu'une ville comme Sunderland, nourrie de subventions européennes et d'emplois étrangers, puisse voter très majoritairement pour le Brexit.
«Il ne suffit plus de demander “Pourquoi nous haïssent-ils?” ou d'accuser les turpitudes politiques, les malversations financières ou les médias. La guerre civile mondiale est aussi un événement très intime: sa ligne Maginot traverse les cœurs et les âmes de chacun, conclut l'auteur dans les dernières pages de son ouvrage. Nous devons examiner notre propre rôle dans une culture qui ravive une vanité inexorable et un narcissisme creux. [...] Par-dessus tout, nous devons réfléchir de manière plus pénétrante à notre complicité dans des formes quotidiennes de violence et de dépossession et à notre endurcissement face au spectacle de la souffrance.»
En somme, rester voltairiens mais essayer davantage de comprendre Rousseau et de nous mettre à sa place, sous peine de voir nos démocraties finir au ruisseau.
Collé à partir de <http://www.slate.fr/story/138527/nouvel-age-colere-guerre-civile-mondiale>