L’assurance-maladie universelle en questions

Parmi les plus performants du monde, le système français de santé n’arrive pourtant plus à compenser les inégalités. La Sécurité sociale a vu son rôle marginalisé au profit des complémentaires, dont les coûts de gestion et de publicité explosent. Et si on en revenait au « tout-Sécu » ?

 

par Martine Bulard     

 

Théo Haggaï – de la série « Cailloux »

http://theo-haggai.tumblr.com/

Dans le système de santé français actuel, le remboursement des soins implique deux acteurs : la Sécurité sociale et les complémentaires santé, dont le poids s’accroît. Certes, la ministre de la santé Marisol Touraine estime que « la prise en charge par la Sécurité sociale a augmenté continûment depuis 2012, [puisqu’elle] atteint 78 % (1)  ». Les malades sont en effet remboursés à 100 % (dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale) pour les affections de longue durée, dont le nombre ne cesse de grandir, et à 90 % pour les soins hospitaliers. Mais, pour les dépenses courantes, telles que les visites chez le médecin traitant ou chez un spécialiste, qui sont le lot ordinaire des Français, on tombe au-dessous de la moitié. Les mutuelles et les compagnies d’assurances compensent plus ou moins bien, en fonction du type de contrat. Il reste 8,5 % des frais en moyenne (le double pour les médicaments) à la charge des patients.

Candidat de droite (Les Républicains) à l’élection présidentielle, M. François Fillon, a suggéré que la Sécurité sociale se contente de rembourser les gros risques et de prendre en charge les Français les plus pauvres. Le socialiste Benoît Hamon veut étendre le champ des mutuelles. MM. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) et Philippe Poutou (Nouveau Parti anticapitaliste, NPA) proposent, eux, d’intégrer les mutuelles dans la Sécurité sociale et de tout rembourser à 100 %. Dans une tribune publiée par Le Monde (2), M. Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), et M. Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé à Sciences Po, ont eux aussi avancé cette solution (lire sur notre site : « La Sécurité sociale, une assistance ou un droit ? »).

Si le président de la Fédération nationale de la mutualité française, M. Thierry Beaudet, a trouvé que l’idée de M. Fillon avait « le mérite de nous inviter à réfléchir », il a rejeté d’emblée celle d’une Sécurité sociale à guichet unique. À l’en croire, c’est « infaisable et insoutenable » (Les Échos, 18 janvier 2017). Le débat mérite pourtant d’être mené.

1. Quels seraient les bénéfices d’un guichet unique ?

On économiserait les frais de gestion et de publicité exorbitants qui grèvent les budgets des complémentaires, puisqu’elles doivent consacrer du temps et de l’argent à gagner des contrats. Appliquer les mêmes principes que ceux de la Sécurité sociale permettrait d’économiser 7 milliards d’euros. Les dossiers des malades ne seraient plus traités deux fois (par l’Assurance-maladie puis par les complémentaires). Cela allégerait aussi les charges administratives des hôpitaux, dont le personnel passe un temps infini à se repérer dans le maquis des 573 organismes (mutuelles, instituts de prévoyance et assurances) qui s’occupent des frais de santé.

2. Qu’y gagneraient les assurés ?

Dans l’esprit des promoteurs de cette mesure, il s’agit de revenir au principe fondamental : chacun doit payer selon ses moyens et recevoir selon ses besoins. « Aujourd’hui, explique M. Tabuteau, les complémentaires prélèvent 33 milliards d’euros, ce qui représente trois points de CSG [contribution sociale généralisée]. Si l’on appliquait ce taux à un retraité qui touche une pension de 1 250 euros [retraite moyenne], il paierait environ 37,50 euros pour sa protection complémentaire, alors qu’il doit actuellement acquitter, selon sa couverture, entre 80 et 120 euros. En revanche, le cadre supérieur paierait plus. » Mais, en fin de compte, tout le monde, le cadre comme le petit retraité, serait assuré de pouvoir se soigner correctement. Le système fonctionne d’ailleurs très bien en Alsace-Moselle, où les soins sont remboursés à 90 % par le guichet unique de la Sécurité sociale, moyennant une cotisation salariale supplémentaire.

3. Que deviendrait le personnel des mutuelles ?

« Tous ceux qui le souhaitent seront intégrés dans la Sécurité sociale. Cela représente environ 41 000 personnes. Compte tenu de la pyramide des âges, le surcoût serait vite absorbé », explique M. Noam Ambrourousi, coresponsable de la santé dans l’équipe de M. Mélenchon. Les mutuelles possèdent aussi des centres de soins — optiques, dentaires ou cliniques —, où travaillent 43 000 salariés ; elles en resteraient propriétaires. « Aujourd’hui, ajoute M. Ambrourousi, elles doivent se soumettre aux règles européennes des assurances : leurs fonds propres obligatoires atteignent 14,7 milliards d’euros. Dégagées de ces obligations, elles auraient les moyens de dynamiser ces centres. » Et de se consacrer à la prévention.

4. Qui déciderait de ce qui est remboursé ?

On imagine bien que tout ne serait pas gratuit. Il faudrait définir un « panier de soins et de prévention solidaire », même si l’expression peut faire peur car elle a souvent été employée par les partisans du déremboursement. « Panier » ou pas, on sait aujourd’hui ce qui est remboursé (presque) totalement, un peu (à 15 ou 35 %) ou pas du tout. Cette distinction n’a aucun sens : soit les médicaments sont utiles, et il faut les rembourser entièrement ; soit ils ne le sont pas, et ils ne doivent pas l’être. La liste des soins totalement pris en charge devrait « évoluer en fonction de critères sanitaires et non pour des raisons comptables », estime M. Ambrourousi. Il propose, à la différence de M. Tabuteau, de supprimer l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) voté chaque année par le Parlement. Mais tous deux devraient pouvoir s’entendre sur l’idée que les choix s’opèrent à partir d’études épidémiologiques et soient arrêtés conjointement par l’État, les représentants des salariés, des organisations de malades et des professionnels de santé, avant d’être votés par le Parlement.

Si les soins et prothèses dentaires, appareils auditifs et lunettes seraient pris en charge à 100 % (notamment grâce aux économies réalisées sur les frais de gestion), pas question de rembourser des montures de luxe ni de continuer à payer à prix d’or des prothèses qui s’avèrent plus chères en France qu’en Allemagne. Ce qui suppose une négociation avec les professionnels concernés.

5. Que faire avec le prix des médicaments ?

La plupart des candidats proposent de négocier avec les laboratoires, au niveau national et international. Mais « il faut avoir des moyens de pression, précise M. Ambrourousi, et donc s’appuyer sur un pôle public du médicament incluant des activités de recherche et de production. On doit pouvoir recourir à des licences d’office [qui permettent de contourner les redevances pour les brevets] afin de produire des médicaments ». En avril 2016, le député Les Républicains Bernard Debré avait lancé une pétition demandant au gouvernement de « s’attaquer aux brevets abusifs en recourant à la licence d’office » pour un médicament efficace contre l’hépatite C que le laboratoire américain Gilead vendait alors 46 988 euros pour un traitement de douze semaines (3). Cette mesure ne figure pas dans le programme de M. Fillon. M. Hamon reprend l’idée du « recours si nécessaire » à ce type d’exception, mais sans aller jusqu’à la création d’un pôle public. M. Emmanuel Macron, candidat du mouvement En marche !, estime que ce serait « sacrifier notre industrie pharmaceutique pour essayer de faire des économies sur son dos ».

6. Les patients n’auraient-ils plus rien à payer ?

Aucun des protagonistes du débat n’imagine augmenter la part payée par le patient. Ils envisagent de la réduire en augmentant celle des complémentaires. Partisan d’une Sécurité sociale fusionnant avec les mutuelles, M. Hirsch rejette toutefois la gratuité totale et propose « un reste à charge (…) qui serait payé en fonction du revenu » (France Culture, 31 janvier 2017). C’est le fameux « bouclier sanitaire », qu’il avait soutenu du temps où il était haut-commissaire chargé des solidarités actives lors de la présidence de M. Nicolas Sarkozy. Au contraire, pour M. Tabuteau, la gratuité permet aux malades de suivre leur traitement en toute sérénité. « Personne ne va chez le médecin pour le plaisir. Quant à l’idée de rembourser les restes à charge en fonction du revenu, elle rompt avec l’universalité de la Sécurité sociale. »

7. Que faire avec les dépassements d’honoraires ?

Plus de trois quarts des médecins qui ouvrent un cabinet s’inscrivent dans le secteur 2 de l’Assurance-maladie et pratiquent des dépassements d’honoraires. Ces derniers, qui se sont élevés à 8 milliards d’euros en 2015, seraient supprimés. À condition de relever les tarifs de base de certaines professions, notamment ceux des dentistes, qui, faute d’être payés correctement, peuvent se rattraper sur les prothèses. Pour M. Mélenchon, 2 à 3 milliards d’euros récupérés sur les frais de gestion des complémentaires pourraient y être consacrés.

Pas sûr que les généralistes et spécialistes l’accepteraient facilement. Au début de mars, les dentistes ont manifesté contre la limitation des prix des prothèses. Rappelons toutefois que si certains soignants ne roulent pas sur l’or alors qu’ils ont fait sept à dix ans d’études, beaucoup vivent très confortablement : 21 900 euros par mois en honoraires soit 8 600 euros net par mois en moyenne pour les dentistes (4), 17 700 euros pour les radiologues, 15 600 pour les ophtalmologues (5)… Les négociations nécessaires ne s’annonceraient donc pas comme un long fleuve tranquille.

De plus, nombre de professionnels remettent eux-mêmes en cause la tarification à l’acte, notamment pour les maladies chroniques, qui requièrent une autre pratique (en partenariat avec le patient) et une autre forme d’organisation (en équipe). Pour certains, comme M. André Grimaldi, professeur émérite de diabétologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, il s’agit d’une « troisième médecine », à côté de celle des maladies aiguës bénignes et de celle des maladies aiguës graves (6).

8. Peut-on lutter contre les déserts médicaux ?

L’impossibilité de se soigner dans certaines régions est devenue si criante que tous les candidats proposent des incitations financières à l’installation des médecins, sans toujours en préciser les modalités. Tous misent sur les maisons de santé, où se retrouvent plusieurs professionnels exerçant en libéral. Mme Marine Le Pen (Front national) veut instaurer un « stage d’internat obligatoire » dans ces zones ; M. Macron, un « service sanitaire de trois mois pour les étudiants » (des médecins aux infirmières) chargés de faire de la prévention. De son côté, M. Mélenchon préconise le « maillage du territoire [par] des centres de santé pluridisciplinaires où les professionnels de santé seraient salariés ». Les soignants pourraient alors envisager d’exercer en partie dans un endroit déserté et en partie dans un secteur doté — l’essentiel étant à chaque fois de préserver le travail d’équipe. Ces propositions ne soulèvent pas forcément l’indignation chez les médecins, singulièrement chez les jeunes : seuls 28 % des femmes et 35 % des hommes envisagent de commencer leur carrière dans le privé (7). De tels centres de soins, qui pourraient assurer des gardes nocturnes, fourniraient le chaînon manquant entre la médecine de ville et les services d’urgence, encombrés par des patients aux affections bénignes, qui y recourent par manque d’argent ou faute de médecin disponible.

9. Cela pourrait-il contribuer à réduire les inégalités de santé ?

Le constat est connu : un ouvrier meurt plus tôt qu’un cadre. Cela n’empêche pas M. Fillon de vouloir supprimer le compte pénibilité, qui devait permettre aux salariés exerçant des « tâches pénibles » (mal définies, il est vrai) de prendre leur retraite un peu plus tôt. M. Macron, lui, veut le suspendre. Si tous les candidats estiment que le système sanitaire français doit basculer vers la prévention, la plupart laissent en l’état (de dépérissement) la médecine du travail, la médecine scolaire et les centres de protection maternelle et infantile (PMI). Évidemment, des soins gratuits et partout accessibles participeraient à la réduction de ces inégalités devant la mort. Mais cela suppose également de gagner la bataille contre la pollution (air, pesticides…), à l’origine d’une explosion des maladies chroniques. Deux points mis en avant par MM. Hamon et Mélenchon, ainsi que par M. Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France).

10. Faut-il revenir à des élections à la Sécurité sociale ?

La question paraît incongrue à la plupart des candidats : ils restent dans la droite ligne de l’étatisation et de la bureaucratisation qui ont envahi les organismes publics de santé. Ainsi, on a vu des managers s’installer à la tête des hôpitaux publics et des directeurs d’agences régionales de santé (ARS) se comporter en « préfets sanitaires » choisis par le gouvernement, tandis que les caisses d’assurance-maladie sont chapeautées par un haut fonctionnaire, lui aussi désigné par le gouvernement. M. Fillon propose même de transformer les hôpitaux en établissements de santé privés d’intérêt collectif (Espic), pour leur permettre de faire des profits comme les cliniques privées, et de supprimer la fonction publique hospitalière. Pour M. Mélenchon, les conseils d’administration des centres publics de santé (locaux, départementaux) remplaceraient les ARS. Ils seraient composés de citoyens tirés au sort, de représentants des associations de malades, de l’État et de la Sécurité sociale, ainsi que de représentants professionnels (syndicats salariés et patronaux), d’élus locaux et de professionnels de santé. On verrait aussi le retour des conseils d’administration de la Sécurité sociale élus par les salariés avec la participation des associations d’usagers.

Martine Bulard

 

 

 

(1) Communiqué de Mme Marisol Touraine, ministère des affaires sociales et de la santé, Paris, 16 août 2016.

(2) « Martin Hirsch et Didier Tabuteau : “Créons une assurance-maladie universelle” », Le Monde, 14 janvier 2017.

(3) Bernard Debré, Michèle Rivasi et Françoise Sivignon, « Prix des médicaments hépatite C : ça suffit ! », Le Huffington Post, blogs, 20 avril 2016.

(4) Mis à jour le 1er avril 2017.

(5) « Les revenus annuels des professionnels de santé 2011 », Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), direction de la recherche et des études, statistiques (Drees), ministère de la santé, Paris, décembre 2011.

(6) André Grimaldi, Yvanie Caillé, Frédéric Pierru et Didier Tabuteau, Les Maladies chroniques. Vers la 3e médecine, Odile Jacob, Paris, 2017.

(7) « Les aspirations professionnelles des jeunes médecins d’Île-de-France », sondage TNS Sofres, mai 2013.

 

Collé à partir de <http://www.monde-diplomatique.fr/2017/04/BULARD/57382>