24.05.2017 les inrockuptibles
« Je suis Chelsea Manning, je suis une femme »
Libre, l'ex-Bradley Manning l'est à plus d'un titre. Sorti de prison le 17 mai, le lanceur d'alerte, qui est devenu Chelsea, va enfin pouvoir vivre en tant que femme. Retour sur l'histoire d'un garçon qui a refusé l'assignation à un genre.
C'est une jeune femme souriante, cheveux blonds courts, rouge à lèvres, maquillage léger; elle fixe l'objectif d'un air de défi et de fierté. "Me voilà, tout le monde !", a écrit Chelsea Manning en commentaire de cette photo, sa première depuis sa sortie de prison ce 17 mai. Jusqu'il y a peu, elle était encore ce garçon, Bradley Manning, analyste de l'armée américaine. Le lanceur d'alerte notoire, à l'origine de la fuite en 2010 de 750000 documents ultraconfidentiels, révélés au public via WikiLeaks. Un scandale géopolitique sans précédent, qui révéla d'innombrables exactions commises par l'armée américaine en Irak et en Afghanistan. Condamné par un tribunal militaire à trente-cinq ans de réclusion en 2013, Manning doit sa libération à une grâce présidentielle, l'un des derniers gestes du président Obama.
Aux Etats-Unis, la jeune femme transgenre déchaîne les passions. Admirée autant que haïe, elle est considérée par certains comme un héros pour avoir dénoncé l'inacceptable au péril de sa liberté, décriée par d'autres comme un traître ayant pactisé avec l'ennemi. Elle a fait l'objet de diffamations et de caricatures d'une violence inouïe, les fantasmes que provoquent parfois les transgenres s'amplifiant de plus belle sur cette "ennemie de la nation", comme la presse conservatrice la nomme. "Ingrate et TRAÎTRE Chelsea Manning, qui n'aurait jamais dû être libérée de prison", écrivait fin janvier
le président Trump.
Lors de son procès, Manning fut décrit par l'accusation comme par la défense comme une personne paumée, bipolaire et schizophrène. Sa bisexualité était décrite comme une tare, pathologie que les médecins militaires résumèrent en une formule lapidaire, homophobe dans son énoncé même : "Le malade souffre de troubles de l'identité" (gender identity disorded) avait déclaré un psy. Dans l'armée américaine prévalait encore à l'époque
le don't ask, don't tell ("ne demande pas, ne dis pas"), principe controversé exigeant des non-hétérosexuels qu'ils ne fassent pas part de leur sexualité -déviante" aux autres soldats.
Son avocat de l'époque en avait remis une couche, espérant qu'une caractérisation psychiatrique éviterait la peine de mort à son client. Un médecin alla jusqu'à reconnaître des "symptômes d'alcoolisation foetale" sur des photos du gamin Bradley. L'accusé lui-même,
enfin, avait présenté des excuses, déclarant : "Je regrette d'avoir fait du mal aux Etats-Unis d'Amérique." Des aveux contredisant totalement ce qu'il avait déclaré lors de son arrestation : "J'ai accompli mon devoir de citoyen." Le risque de la chaise électrique et les mois passés dans des conditions de détentions inacceptables (en cellule isolée 23 heures sur 24, sans lumière du jour, couverture ou oreiller) peuvent expliquer ce retournement de situation, qui ne pouvait que plaire à l'armée. L'honneur des US Forces était sauf et Manning réduit à un malade mental, dangereux et faible, dont les actes et les paroles n'ont aucun sens.
Le lendemain du verdict, Manning se reprenait, comme s'il voulait rétablir son honneur bafoué, et déclarait dans un communiqué qui fit date sa décision d'entreprendre un traitement hormonal pour changer de genre : "A partir de maintenant, pour cette nouvelle phase de ma vie, je veux que tout le monde sache qui je suis vraiment. Je suis Chelsea Manning, je suis une femme. Je suis fière d'avoir pris la décision d'être honnête sur mon identité avec tous. Je voulais le faire auparavant, mais mon avocat me l'avait déconseillé." On retrouvait le ton habituel, l'intelligence et le courage qui caractérise l'activiste. L'armée lui interdit dès lors toute forme de communication orale avec le monde extérieur. Quand à son usage du net et des réseaux sociaux, il fut étroitement contrôlé.
Deux ans plus tard, Chelsea décida de confier à Amnesty International son histoire - "dans ses propres mots" ("In her own words"). Une histoire écrite à la main puis lue, sous la forme d'un podcast, par l'actrice transgenre Michelle Hendley. Une histoire montrant un être d'une intelligence et d'une finesse rare, à mille années-lumière des caricatures de "Manning le freak". Un jeune homme brillant qui, comme Rimbaud, compris dès l'enfance que "je est un autre" et l'appliqua à sa propre vie avec détermination. « Je suis née à Crescent, commence la belle voix de l'actrice, une petite ville d'Oklahoma. Mes parents buvaient tous les deux beaucoup et je n'avais pas l'opportunité d'interagir avec d'autres personnes, aussi je me suis tournée vers les ordinateurs. Eux étaient toujours disponibles quand ma mère était ivre, mon père en voyage, ma soeur hors de la maison. »
Pour l'enfant esseulé, les ordis jouent ainsi le rôle de baby-sitter. Dès ses 9 ans, Bradley se met à explorer cette chose alors nouvelle qu'on appelle le web.
Très intelligent, remettant sans cesse en cause ce qu'on lui enseigne, il se met bientôt à cracker-ses propres sites web.
Le jeune geek utilise les forums de discussion par IRC (Internet Relay Chat) et entre en
communication avec des inconnus.
Au même âge, Bradley décide de confier à une conseillère d'orientation scolaire ses sentiments. Son envie de jouer avec des filles, à des jeux de filles. Sa fascination pour les poupées et les habits de sa soeur, qu'il lui pique dans sa chambre. La façon dont il est venu à bout du loquet puis
du verrou que son père a installé pour lui empêcher l'accès à celle-ci. Son premier hack réussi. Incapable de lui répondre, la responsable reste sans voix « Je ne savais pas ce qui se passait, continue la voix d'Hendley, je me souviens juste que j'ai beaucoup pleuré et que je me suis senti bizarre, comme si j'étais un monstre. »
A l'adolescence, Bradley est pris dans une spirale de déni et de dénigrement. Il ressasse les railleries qu'il subit : "Personne ne t'aime; tu n'est qu'une fillette, virilise-toi!" Il fugue, en bus ou en train - aller simple pour le plus loin possible. S'achète ses premiers tubes de rouge à lèvres, ses premières robes dans des friperies, "comme un ado mineur qui essaie d'acheter des clopes ou de l'alcool".
Il s'évade aussi sur le net. Assis dans sa chambre, de nuit, le moniteur illuminant la pénombre, Bradley sent qu'il peut partager ses pensées les plus profondes avec des gens qu'il ne connaît pas. C'est encore l'âge d'or du web : l'anonymat est toujours la règle, nul n'a besoin de dévoiler qui il ou elle est. Un lieu où il peut être celui - ou plutôt celle -qu'il a toujours rêvé d'être. Il s'imagine beauté sulfureuse de 16 ans habitant le Texas,puis cadre dynamique à Londres.
Si te mot "trans" renvoie encore essentiellement à des sites porno, une communauté gay fleurit alors sur le net. Bradley se fait des amis en ligne, sans savoir à quoi ils ressemblent. In real life, sa vie est plus glauque.
La nouvelle femme de son père le déteste. Un jour, elle appelle les flics à son sujet. Le jeune homme emprunte le petit van rouge du paternel et met les bouts. Sur la route, sans le sou, entre camps pour SOF et nuits passées dans le van. Souvent, il se fait réveiller par la lampe torche d'un policier qui lui crie : "Bouge pas, espèce de taré!" "Une expérience trop courante, aujourd'hui encore, pour les jeunes trans et queer", déplore Chelsea depuis sa prison.
En 2007, il décide de s'engager sous les drapeaux. Les combats font rage en Irak, CNN diffuse en boucle ces images de guerre. Bradley veut servir son pays. Il nourrit aussi l'espoir que l'armée le virilisera. Ce sera en fait un véritable calvaire. Un environnement homophobe où, dès son arrivée, le sergent se moque de son téléphone portable rose. Bradley encaisse. Il confie à son voisin de chambre qu'il aime les hommes. "Ne m'adresse plus la parole", lui répond celui-ci. Les journées sont dures, 12 à 14 heures non stop. Il s'échappe en ligne dès qu'il trouve une connexion correcte. Mais souffre d'insomnies et de dépression face aux morts absurdes de civils, d'enfants et de soldats.
Fin d'année 2010, le soldat Manning bénéficie d'une permission et rentre chez lui. Pour la première fois de sa vie, il ose aller au bout de son rêve : s'assumer en femme en public. C'est une matinée glaciale de janvier. Bradley revêt une jupe longue, une chemise blanche, une veste grise, un manteau pourpre et des bas nylons noirs. La jeune femme flâne, entre dans des boutiques, commande un café. "Je me sentais enfin moi-même." Chelsea est née. Quelques jours plus tard, elle doit redevenir "il", remettre son uniforme et repartir au front.
Ces trois dernières années, passées en prison, furent pour Chelsea Manning un combat sans relâche, désespéré. Face à l'entêtement de l'armée qui lui refusait de suivre son traitement hormonal, elle fit l'année dernière une tentative de suicide. Elle entama ensuite une grève de la faim d'une semaine, et obtint enfin gain de cause pour se faire opérer en prison. Elle ne put en revanche jamais laisser ses cheveux pousser de plus de cinq centimètres. Jusqu'à ce 17 mai et sa libération. Chelsea peut, enfin, être qui elle est.
Yann Perreau