24.05.2017 les inrockuptibles
Avec RuPaul, des drag-queens en prime time à la télé américaine
Depuis huit ans, la sublime drag-queen RuPaul rencontre un succès énorme aux Etats-Unis avec son émission de téléréalité, RuPaul’s Drag Race. Le temps du show, ce sont neuf mecs super gays qui changent de genre et s’affrontent pour remporter une couronne. A quand une déclinaison drag-king ?
Par Virginie Despentes
RuPaul's Drag Race est une émission de téléréalité. Un concours de drag-queens. Ça pourrait être le truc le moins intéressant du monde. Ça pourrait même être glauque. Mais c'est le show de RuPaul. Alors c'est autre chose. Commençons par là : qui est RuPaul? C'est une question qui ne pourrait pas se poser aux Etats-Unis, où il est une figure populaire depuis trois décennies. Il a même intégré, cette année, la liste du Time Magazine des cent personnes les plus influentes. Ce qui arrive rarement à une drag-queen. Si Divine, l'actrice de John Waters, fut la première queen iconique dont la notoriété dépassait les cercles queer, elle restait attachée à une culture underground.
Né à San Diego en 1960, RuPaul grandit à Atlanta. Il dit de sa famille que c'était une « zone de guerre » et qu'il a appris, dans les batailles féroces qui opposaient ses parents, à analyser rapidement une situation, à sentir les vibrations de l'orage à venir avant qu'il n'éclate et à prendre les mesures nécessaires, si possible, pour limiter tes dégâts. A New York, où il passe, il est punk, genderfucker et gloire locale. Il est alors un jeune homme noir de milieu défavorisé, pédé, qui aime et sait se transformer en créature sublime. Aucune de ces qualités n'est de nature à faciliter sa carrière.
Il a 30 ans quand il explose la paroi de béton qui séparait les gens normaux - ceux qui peuvent prétendre accéder à la notoriété - des queers - qui devaient s'estimer heureux de ce que leur travail soit parfois récupéré pour que d'autres en tirent un profit.
En 1993, son album de dance music, Supermodel of the World, le propulse en haut des charts. L'Amérique straight découvre cette blonde sublime, qui ne se prend pas au sérieux mais pousse l'art du glam jusqu'à un degré de perfection inouï. Ce n'est pas rien, ce succès. Ce n'était jamais arrivé. Dans son autobiographie, Etta James écrit, alors qu'elle le croise lors d'une cérémonie au Waldorf-Astoria pour le Rock and Roll Hall of Fame : « RuPaul, la drag-queen qui avait rencontré le succès mainstream, était ce qu'il y avait de plus grand dans cette cérémonie. Elle était sublime, maquillée et d'une élégance flamboyante. Bizarrement, elle m'a rendue triste; elle m'a fait penser à tous les anges secrets que j'avais connus dans ma vie d'église, avant, et aux drag-queens - Destiny, Miss Dakota, Lady Java, Ramone - qui avaient été de bonnes amies pour moi. Elles avaient un talent fou et elles étaient en avance sur leur temps, et n'ont jamais reçu la reconnaissance qu'elles méritaient ».
Le succès de RuPaul était vraiment étonnant.
Les drag-queens, c'est rigolo de loin, c'est exotique, c'est chatoyant, ça brille. Mais elles restaient à leur place - un élément de fantaisie qui montre qu'on est large d'esprit. Pas sur le devant de la scène. Pas prenant la parole. Encore moins empochant le pactole. Ce qu'a réussi RuPaul, au début des années 1990, était sans précédent. Et l'est resté jusqu'à ce qu'il ait l'idée de la RuPaul's Drag Race. Quand il lance cette émission, en 2009, sur une chaîne LGBT du câble, le succès qu'elle va rencontrer est difficile à prévoir. Huit ans plus tard, la Drag Race est programmée sur une grande chaîne nationale, a reçu moult awards, est regardée dans le monde entier. On parle d'une émission de téléréalité dans laquelle neuf mecs super gays se maquillent pendant des heures, et se disputent la couronne lors d'épreuves hautement improbables... Un hit. Ça n'avait vraiment rien d'évident.
S'il rencontre un tel succès, en quoi le drag resterait-il subversif ? En quoi RuPaul's Drag Race serait plus intéressant qu'un concours de look tel qu'organisé sur nos chaînes, par exemple Les Reines du shopping? Mais si tu prends Les Ch'tis à Miami et que tous les Chtis sont gays, la propagande change de tonalité. Quand les participants échangent des confidences sur leur vie, chez RuPaul's, c'est tout de suite des histoires de comment ils ont été virés de chez leurs parents ou comment ils ont été agressés à l'école, ou comment ils ont voulu se suicider, petits, parce qu'ils étaient "comme ça". Dès qu'on touche au genre, à la non-hétérosexualité conventionnelle, et qu'on y touche pour dire autre chose que "un papa une maman" et tout le tremblement... il y a subversion.
On remarquera qu'il n'existe toujours aucun régime autoritaire ou dictatorial qui rigole longtemps avec la culture gay... et que c'est une obsession des extrêmes droites. Si on veut contrôler les citoyens d'un pays, on commence par contrôler leur sexualité, leur rapport au genre. La fluidité est un problème pour ceux qui entendent faire marcher les foules à la baguette. La fluidité du genre est un point qui les horripile particulièrement. On ne plaisante pas avec son appareil reproductif - on le met au service de l'Etat, et c'est tout. Or, RuPaul's Drag Race n'est pas seulement une émission où il n'y a que des pédés, c'est aussi une émission où les pédés changent de genre - entre le début et la fin du show. Le garçon qui s'approprie les éléments de la féminité est un garçon qui brise un tabou important. Le garçon qui porte une robe dans la rue est un garçon qui se met vraiment en danger - devenant celui que le beauf veut tuer car les règles du genre sont sacrées et les contrevenants doivent être éradiqués. Le garçon qui maîtrise mieux les éléments de la féminité que la plupart des "bio-femmes" est un garçon qui transforme le blasphème en grand art. Qu'est-ce qu'il vient prouver? Que la féminité est une construction, un agencement de signes et de gestes. Ça ne dit pas seulement aux hommes hétérosexuels "vous pouvez être séduits par un homme qui sait utiliser sa féminité", ça dit aussi "vous pourriez être séduisants, vous pourriez voyager. C'est fluide".
C'est le message le plus troublant : c'est fluide, les gars. On n'est pas obligé de prendre son sexe de naissance au sérieux : on peut jouer. On peut décider qui on veut devenir.
Le casting est bien fait et RuPaul - parce qu'il n'est pas, lui-même, un ancien adolescent blanc des quartiers chic de Philadelphie, mais un Noir américain d'Atlanta - reconnaît les siens. Alors il y a dans chaque saison d'anciens gamins du ghetto, comme il y a toujours des Chicanos, des Asiatiques.
Il y a même des grosses. Toujours. Il y a même des grosses qui gagnent le concours. Et si dans l'émission on n'entend jamais la moindre réflexion déplacée sur ces corps de grosses, ça n'a rien à voir avec un heureux hasard. Ce n'est pas parce que ce sont des "bio-mecs" qui se sont emparés des éléments de la féminité qu'on ne se permet pas de rire de leurs corps. Les gros mecs sont soumis au même traitement sadique décomplexé que les grosses.
S'il n'y a jamais la moindre vanne de merde sur le corps d'une grosse, c'est qu'il sait très bien ce qu'il fait, et avec qui. RuPaul's Drag Race, c'est la capoeira des queers. Vu de loin, le maître croit que l'esclave se distrait en voulant l'amuser. De l'intérieur, on sait que c'est une entreprise militante. L'émission s'adresse, en sous-texte, à la communauté qu'elle représente.
On peut regarder le show en se contentant de se demander quelle est la tenue qu'on préfère - et c'est une excellente façon de le regarder. Mais on peut aussi le voir en sachant qu'il s'agit de prolonger la communauté ballroom. La Ball culture est née à Harlem à la fin des années 1960, puis s'est étendue dans toute l'Amérique. Le documentaire Paris Is Burning, tourné dans les années 1990, en dresse le portrait. Il s'agissait, pour les jeunes Noirs et Latinos gays exclus de leurs familles en raison de leur non-hétérosexualité, de rejoindre des "houses", des maisons gérées par un "papa" ou une "maman". Familles alternatives, lieux de sécurité pour ceux qui n'en avaient pas, et de règles, structures pour les rejetés. Des soirées s'organisaient, au cours desquelles les maisons s'affrontaient en diverses catégories, défilé de mode, danse, attitude... RuPaul's Drag Race vient de là, de façon très assumée.
Michelle Visage, alter ego de RuPaul depuis deux décennies, qui est juré de la RuPaul's Drag Race, a fait partie de la House of Ninja. Venue du New Jersey à New York dans les années 1980, à 16 ans, elle veut intégrer une école d'art. Elle est recalée au concours d'entrée. Mais lorsqu'elle annonce à sa mère qu'elle a l'intention de rentrer à la maison, cette dernière répond "pas question. Tu veux réussir; tu restes à New York". Elle lui envoie de faux papiers d'identité pour qu'elle puisse entrer dans les boîtes de nuit en prétendant être majeure, et rencontrer du monde... Michelle Visage rencontrera Willy Ninja, de la House of Ninja, et fera partie de sa maison. C'est pourquoi cette hétérote blanche à forte poitrine, fan de Madonna, est un pilier légitime de l'émission. Elle dit "les drag-queens sont irrévérencieuses, folles, et elles cassent toutes les règles... c'est ce que j'aime chez elles".
RuPaul a imaginé un show qui fait profil bas.
Il respecte à la lettre le cahier des charges de ce genre d'émission, sans chercher à faire le malin sur la forme. C'est de l'entertainment. Il y a des recettes. Il les suit. C'est la même chose en interview.
On voit débarquer cette créature divine, de qui Naomi Campbell elle-même dit : 'La première fois que j'ai rencontré RuPaul, dans les années 1990, j'ai tout de suite voulu savoir où il allait, parce que c'est là où je voulais être." RuPaul est d'une beauté stupéfiante, qui sidère tous ceux qui la croisent. Mais quand elle ouvre la bouche, en interview, c'est "miss no mégalomanie". Consciente de son CV, et de sa réussite. Mais ne se racontant aucune histoire sur sa position vis-à-vis du pouvoir. Devant le prendre de biais.
Avaler deux fois plus de merde que les autres.
Elle est une enfant des années 1980 : tout était possible, soi-disant. Mais les minorités de cette décennie ont appris quelle était leur place : dans la marge, dans l'avant-garde, sur le côté de la scène. Jamais devant. Ce sont les autres qui récoltaient les fruits de leur travail. Les gens normaux. RuPaul a appris qu'il devait payer trois fois le prix pour entrer dans la même soirée. Il appelle toujours les candidates "my fierce queen". Mes reines féroces. Il le sait d'expérience : il faut être féroce pour sourire dans ces conditions, pour briller depuis cette obscurité-là. Et il joue, dans son show, un rôle à mi-chemin entre l'éducateur de rue, la marraine de conte de fées et le grand frère : il a créé sa maison, une famille alternative, un réseau parallèle, pour les gens qui lui ressemblent.
Aux Etats-Unis, où l'émission rencontre un succès énorme et grandissant, on se demande parfois si les drag-queens ne seraient pas en train de se foutre de la féminité, de la tourner en ridicule, au sein d'une émission dans laquelle les femmes, justement, n'ont pas leur place. Est-ce qu'on tourne la féminité en ridicule dans ce show? Ou est-ce qu'on se contente de jouer avec les codes de la féminité glamour- hollywoodienne, pop, porno? Ce qui est intéressant, c'est que ce ne soit plus une féminité organisée pour et par le regard masculin hétéro. La féminité spectaculaire telle qu'on la connaît vient généralement du désir des hommes, qui la financent, la produisent, la fabriquent, la castent, la construisent - à l'usage d'autres hommes, qui la reconnaissent comme valable ou pas. Les femmes, finalement, sont intervenues très tard dans cette histoire en tant que décideuses.
La féminité drag-queen ne se moque pas de la féminité traditionnelle, elle la commente, elle la détourne, elle la bouleverse. Ce qui est particulier, dans la Drag Race, ce n'est pas l'usage qui est fait de la mascarade féminine, mais que son objectif premier ne soit pas de rassurer le public masculin dans son hétérosexualité - ce à quoi servent les femmes dans le spectacle, la plupart du temps.
RuPaul's Drag Race est un show qui raconte ce que c'est qu'appartenir à une minorité.
Il ne s'agit pas d'un cours d'histoire des cultures underground queer. L'ambition première des queens de l'émission, soyons clair, n'est pas de faire valoir un savoir universitaire quelconque - voire, franchement, elles s'en foutent. Mais c'est raconté par un personnage qui a une connaissance extrêmement précise de ces sous-cultures, et qui multiplie les clins d'oeil, les références et les allusions. S'agit-il d'un show de freaks? Non. Parce que si on le regarde en étant un freak, on sent la chaleur. Une tendresse militante, une tendresse politique à l'égard des siens De ceux qui sont regardés comme des moins-que-rie parce qu'ils ne ressemblent pas à la majorité des individus. En contrebande, en sous-main, c'est de l'amour qui se transmet pendant la Drag Race. De l'amour pour les différents, pour les exclus de leurs propres familles. "Si vous ne vous aimez pas vous-même, comment diable allez-vous aimer quelqu'un d'autre ? Est-ce que je peux entendre un amen ?"
Ce n'est pas un hasard si chaque émission se termine sur ces mots. Il s'agit, en les montrant d'une certaine façon, dans une certaine structure, de dire à ceux qui ressemblent à ceux qui participent au show : "Tu es valable, tu es entourée, tu as tes espaces safe et tu peux sortir de ton ghetto et être acceptée par le monde."
Et ça a marché. Des neuf saisons de la RuPaul's ont émergé de nombreuses figures qui ont élargi leur audience. Adore Delano, qu'une partie de l'Amérique connaissait déjà pour sa participation jusqu'en demi-finale à American Idol, est entrée dans les charts après l'émission avec After Party et son compte Instagram a dépassé le million de followers. Bianca Del Rio, Latrice Royale, Jujubee, Sharon Needles, Bob the Drag Queen, Naomi Smalls, Jinkx Monsoon... et l'extraordinaire Alaska Thunderfuck (de toutes les saisons et en dépit d'une compétition pour le moins serrée, ma préférée) sont toutes devenues des performeuses qui tournent en Amérique, et à l'internationale...
La formule devrait être déclinée en Angleterre.
On se dit que peut-être, un jour, existera une version drag-king... qu'on puisse enfin comprendre que la masculinité est une construction, un agencement elle aussi, et qu'on peut l'utiliser le temps d'un show et la soustraire à l'hétérosexualité pour en faire, enfin, autre chose...
Virginie Despentes