« Le travail moderne,
c’est un retour
au tâcheronnage
du XIXe siècle » Rencontre avec un collectif de livreurs à vélo en lutte
Par Jef Klak
Avec le concours de Jean-Baptiste Bernard
Crédit photos : Serge D’Ignazio
En mai dernier, pour présenter le numéro « Ch’val de course » de sa revue, Jef Klak a invité des livreurs à vélo en lutte, membres du Collectif de livreurs autonomes de Paris (Clap) à la librairie Le Rideau rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Travail « ubérisé », loi-Travail, subordination numérique… Autant de manières de retourner selon eux au travail à la tâche du XIXe siècle. Mais l’occasion aussi de renouer avec des formes de lutte collectives et efficaces.
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Jef Klak : Le numéro de la revue Jef Klak en cours, « Ch’val de course », porte sur la question du jeu et du risque. Quand on a commencé à réfléchir au sujet, il y a un an, on a assez vite pensé à un copain livreur à vélo, qui nous avait raconté comment il avait été admis dans une entreprise de livraison et quelles y étaient ses conditions de travail. Du fait des dangers du métier, le statut de livreur est le plus fragilisant qui soit. Il n’y a aucune protection sociale, puisque le travailleur évolue sous le statut de micro-entrepreneur : il doit créer sa petite boîte et assumer tous les risques. Concrètement, ça signifie que s’il se casse la jambe en grillant un feu rouge pour livrer dans les temps, la boîte ne le payera pas avant qu’il se retrouve d’aplomb.
Un an après l’écriture de ce texte, est né un collectif nommé Clap, issu en partie du mouvement contre la loi Travail de 2016. L’arrivée au pouvoir de Macron incarne cette économie qui promeut l’auto-entreprise et l’idée de capital humain – chacun devant développer son propre capital.
Question du public : Le Clap, c’est quoi ?
Jérôme 1 : C’est le Collectif des livreurs autonomes de Paris – on s’est cassé la tête pour trouver un acronyme sympa… On était parti sur le Slip, le Syndicat des livreurs indépendants parisiens. Mais on a finalement décidé d’éviter que ça fasse trop blague.
Quand j’ai commencé comme livreur, il y a un bail déjà, j’ai vite pris conscience qu’il y avait une escroquerie dans cette précarisation des livreurs à vélo, qu’on appelle « ubérisation ». Le métier comporte certes une dimension ludique, mais elle paraît bien anecdotique en regard des risques encourus. C’est abject de payer des jeunes à faire du vélo à la course, au rendement, en les poussant à prendre des risques. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai consulté des juristes en leur demandant si je ne devrais pas être protégé dans mon travail. Ils me l’ont confirmé, en faisant remarquer que j’étais salarié sans l’être : lorsqu’un lien de subordination de l’employé à l’employeur est avéré, cela requalifie la prestation en salariat. Les plateformes, quant à elles, font tout pour nous faire croire que nous sommes leurs associés.
J’ai alors commencé à militer. Tout seul, au départ. Des collectifs nationaux sont ensuite nés un peu partout, faisant écho à des luttes menées dans toute l’Europe. Les médias, quant à eux, se sont mis à traiter le sujet au moment de la chute de Take Eat Easy 2, mettant en lumière l’ubérisation de la société.
Membre du Clap : Le Clap est né de la mobilisation du 15 mars 2016, qui a pourtant fait un semi-flop. L’idée avait été lancée par trois d’entre nous, beaucoup plus jeunes que Jérôme, qui s’étaient rencontrés sur le groupe Facebook Blocus Paris, né du mouvement contre la loi Travail et destiné à coordonner des actions. Ça a vite fait tache d’huile : à partir de fin mars, les livreurs se retrouvaient à la Bourse du travail, à chaque fois plus nombreux, puisque chacun faisait venir d’autres livreurs qu’il connaissait ou avec qui il militait.
L’utilité d’un collectif parle forcément aux livreurs. Par exemple, avant que le Clap existe, certains d’entre nous avaient l’habitude d’aller régulièrement se plaindre dans les bureaux de Deliveroo. Pour des problèmes de paie ou de commande à rallonge 3. Les salariés nous envoyaient balader, mais ce n’était pas totalement inutile : on les emmerdait et on les ralentissait. Petite victoire. La plupart des salariés de Deliveroo sont des comptables, ils ne sont pas formés pour faire du social avec les livreurs. En réaction, la direction a réduit le nombre de jours d’ouverture – pour Deliveroo, c’est désormais trois après-midi par semaine.
Résultat : on n’a plus de contact humain avec eux. Quand on y va, on doit pianoter sur une tablette à l’entrée pour justifier notre visite. Si la machine juge notre demande inutile, elle nous renvoie à une adresse mail. D’où l’importance du Clap. Il nous permet de rester motivés. Et c’est plus difficile de se débarrasser d’un collectif sans visage que d’un individu – quand un livreur dérange, il est déconnecté de la plateforme et ne peut plus travailler. C’est pour ça que nous restons discrets, que nous ne donnons pas nos noms. Et du coup, le Clap ne repose pas que sur nous : si nous ne sommes plus là, d’autres continueront la lutte.
Jérôme : Avant le Clap, il existait un collectif nommé Coursiers, qui comptait près de 1 500 membres fin 2016. Quand Take Eat Easy a baissé le rideau, les plateformes de livraison ont pris conscience de la capacité de nuisance de ce collectif. Foodora a alors chargé certains de ses « livreurs d’élite », qu’elle appelle militairement « capitaines », de troller le groupe Facebook de Coursiers. Ils devaient nous saper le moral, en mode « les capitaines sont là et vous surveillent ».
Le capitaine, c’est le représentant de la plateforme parmi les livreurs. Un leader supposé, même si lui aussi est micro-entrepreneur. À l’origine, son rôle était de faire remonter les doléances des livreurs, ce qui n’a jamais été le cas. En revanche, quatre d’entre eux ont suffit pour torpiller le groupe Facebook, à tel point que nous avons dû en créer un autre. Ce qui illustre les limites du militantisme numérique. Et la nécessité d’aller sur le terrain, au contact des livreurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis rapproché de la CGT, qui m’a donné les moyens de mener un tour de France de la livraison cycliste. Le Clap est en partie issu de cette expérience ; il est né sur le terrain autant que sur le net.
Question du public : La CGT a lancé une section à l’intention des livreurs ?
Jérôme : Pas exactement. Au mois de juillet 2016, la CGT a ouvert ses statuts aux travailleurs des plateformes numériques – jusqu’alors, le syndicat était réservé aux salariés. La CFDT a ensuite modifié ses statuts dans le même sens.
J’étais allé voir la CGT parce que j’étais en contact avec certains de ses membres. Mais aussi parce que j’avais discuté avec des VTC (Voitures de transport avec chauffeur) ayant opté pour une syndicalisation autonome. Problème : ils m’avaient raconté avoir souffert du manque de moyens. Je voulais éviter qu’on se retrouve dans la même situation. Le soutien de la CGT – qui nous a ouvert ses portes, nous a accueillis et nous a donnés des moyens – nous permet ainsi d’être moins fragiles. Sans contrepartie, pour l’instant. Je pense que l’engagement de la centrale est sincère, ce n’est pas un piège pour hameçonner des jeunes. Les syndicats traditionnels sentent bien que ce que nous vivons en tant que micro-entrepreneurs rappelle les débuts de leur histoire. Le travail moderne, c’est un retour au tâcheronnage du XIXe siècle, et à tout ce qui en avait découlé – la contestation, les luttes, les morts.
Question du public : J’ai récemment écouté l’interview d’un patron de plateforme sur une chaîne radio. Malgré l’insistance du journaliste, il s’est totalement refusé à donner le chiffre d’affaires de son entreprise…
Jérôme : Les plateformes communiquent beaucoup dans les médias, insistant sur certains chiffres : nombre de commandes, de clients, de livreurs. Mais elles ne donnent en effet jamais leur chiffre d’affaires. Parce qu’en réalité, elles perdent de l’argent. Elles vivent des levées de fonds : les investisseurs pariant à moyen terme sur la casse du salariat. Ils se disent que d’ici dix ans, les coûts salariaux seront réduits à zéro. C’est le modèle Uber.
Pour une entreprise de ce genre, le chômage structurel des jeunes représente une véritable manne. Les plateformes débarquent dans les quartiers de banlieue et font leur pub : « Engagez-vous, vous aurez un costume et une cravate… »
Question du public : Pourquoi avoir choisi la forme du collectif ? Par refus du syndicalisme ? Et comment vous situez-vous par rapport à l’idée d’action directe ?
Jérôme : L’outil numérique nous a été imposé comme outil de travail, et nous essayons de le retourner en arme. Comme à Marseille en mars dernier, face à Deliveroo : une quinzaine de livreurs ont décidé de réagir à une baisse marquée de la tarification de la livraison. Ils ont bloqué quatre restos marseillais, empêchant les autres livreurs de prendre livraison des commandes. Deliveroo a dû gérer le mécontentement des clients, puis les rembourser. Elle a aussi dû rembourser les restaurateurs, qui avaient préparé les repas. Un beau bordel !
Quatre restos bloqués, ça n’a l’air de rien. Mais Marseille est une ville où le marché de la livraison est encore jeune : il n’y a que quarante restaurants partenaires. En bloquer 10 %, c’est déjà beaucoup. Surtout que le mouvement a pris : les livreurs débarquant devant les piquets se mettaient en grève à leur tour. Ça n’a évidemment pas plu à la plateforme, qui a « débranché » les contestataires dès le premier soir. Sans avoir les moyens de ses ambitions : les livreurs désactivés faisaient partie de ceux qui travaillaient le plus, si bien qu’elle a annulé leur déconnexion dès le lendemain. Le mouvement a continué, et Deliveroo a finalement craqué.
Ce type de protestation se généralise, avec des grèves en Angleterre, des manifs en Allemagne, des blocages en Italie… À chaque fois, une soirée suffit à mettre une pagaille monstre. C’est révélateur de la fragilité de cette économie : quinze livreurs bloquent quatre restos, et boum ! l’appli est dans les choux.
Question du public : Vous expliquiez tout à l’heure que les plateformes s’étaient débrouillées pour que les livreurs ne puissent pas individuellement venir exprimer leur doléances. Mais comment faites-vous avec le Clap ?
Membre du Clap : Le but du Clap n’est pas de négocier avec les plateformes. Elles s’y refusent, ce n’est pas à nous d’ouvrir cette porte. Et puis, ça serait une mission suicide. Parce que ça leur permettrait de mettre des têtes sur le Clap. Et de les virer. Deliveroo précise ainsi dans ses contrats que les livreurs ne peuvent en aucune manière critiquer la plateforme. Ce qui nous oblige par exemple à manifester masqués et à couper notre système de localisation quand on défile, pour ne pas pouvoir être identifiés.
Il ne faut jamais oublier que les plateformes ont accès à notre position géographique. C’est déjà arrivé qu’on m’appelle parce que je prenais un itinéraire à contre-sens sur 500 mètres, pour éviter une rue bloquée. Au téléphone, on me reprochait de prendre du retard. J’ai alors demandé si j’étais censé passer à travers les murs…
Bref, c’est très facile pour les plateformes de se débarrasser d’un livreur. Il leur suffit de le désactiver : il ne peut alors plus se connecter, donc travailler. Ça arrive souvent, même en l’absence de protestation. Les plateformes ont beaucoup trop de livreurs sur Paris, elles en virent donc à la première occasion venue. Surtout qu’il s’agit d’une activité saisonnière : ces entreprises recrutent énormément pour le rush d’hiver, tandis que le planning d’été compte très peu de places.
Jérôme : L’objet du collectif est surtout d’offrir une réponse ciblée et rapide au livreur viré. De lui permettre d’envoyer une lettre avec un cachet CGT ou Sud, ce qui a un vrai impact avec les plateformes, qui n’ont pas du tout prévu d’avoir à négocier avec des syndicats.
Question du public : Je ne comprends pas pourquoi des jeunes comme vous acceptent de travailler avec le statut de micro-entrepreneur… J’ai 50 ans, je suis au chômage et on m’a proposé plusieurs fois ce statut. Mais j’ai calculé ce que j’y perdais en droits sociaux et j’ai toujours refusé… Pourquoi accepter ce type d’emploi sous-qualifié ?
Membre du Clap : C’est réducteur de parler de sous-qualification. Ce boulot fait appel à une connaissance de la route vraiment pointue – il faut notamment savoir se glisser comme un poisson dans l’eau dans une circulation qui peut s’avérer très dangereuse, surtout à Paris.
Pour ce qui est de l’embauche en revanche, c’est vrai qu’aucune qualification n’est requise. Dans mon cas, ils ont juste vérifié l’état de mon vélo – bon, les freins ne marchaient pas, mais ça n’a pas posé de problème. J’ai aussi eu droit à un test semblable à celui décrit dans l’article « Prends-le cool » de Jef Klak, mais le mec que je devais suivre roulait très lentement. Deliveroo recrute en masse, sans se montrer difficile, car au fond, les livreurs ne sont pas uniquement censés être rentables. Leur rôle, c’est aussi de faire la pub du service et de permettre de nouvelles levées de fonds.
Pour revenir à la question : en quoi cet emploi peut-il intéresser un livreur ?, disons déjà que ça dépend du moment où il a commencé, puisqu’on retrouve plusieurs générations de livreurs sur chaque plateforme. Pour les plus anciens, qui sont là depuis plusieurs années, comme Jérôme, c’est clairement une question d’argent. Quand les plateformes numériques ont débarqué, les livreurs touchaient 7,5 € de l’heure, plus 4 € par livraison. À raison de quatre livraisons par heure, les livreurs gagnaient donc 16 €, plus 7,5 €. Soit 23,5 € de l’heure ! Des revenus vraiment intéressants, qui faisaient que les livreurs pouvaient s’y consacrer à temps-plein, de façon professionnelle.
Depuis un an, ça a bien changé, les prix à la course ont dégringolé. Aujourd’hui, voici l’incarnation du livreur parfait pour les plateformes : un jeune sportif, étudiant, qui habite sur Paris ou dans une grande ville de province. Dans ce cas précis, un tel boulot peut rester intéressant – si on le compare à du babysitting, par exemple… Mais par rapport au marché du travail normal, le statut de livreur apparaît pour ce qu’il est : extrêmement précaire. Au fond, il y a deux échelles différentes. Et c’est justement pour ça que beaucoup de jeunes font ça – des chômeurs et des étudiants.
Jérôme : Si les plateformes recrutent dans les quartiers, c’est bien pour cette raison : parce que la pénurie de travail et la stigmatisation à l’embauche rendent ce travail intéressant.
Membre du Clap : Quand ils commencent, certains livreurs font 60 ou 70 heures par semaine et finissent le mois à 5 000€. Ça leur paraît génial, surtout s’ils n’ont pas bossé depuis longtemps. Mais ça ne dure pas, parce que la fatigue s’installe, et que les risques commencent à peser.
Intervention d’un membre de Jef Klak : Ça rejoint des articles publiés dans Jef Klak sur des métiers plutôt culturels 4. J’ai en effet l’impression que cette espèce de dérégulation du travail, où tout le monde est micro-entrepreneur, où personne n’a de contrat de travail, rejoint des choses expérimentées dans les années 1980 dans les métiers de l’édition, de la mode, du cinéma, du théâtre, etc. À l’époque déjà, il s’agissait d’éviter de conclure de vrais contrats de travail. D’obliger les nouveaux arrivants à se lancer en free-lance ou comme travailleurs indépendants. Et de leur promettre monts et merveilles, par exemple sur les gratifications symboliques, pour qu’ils se donnent corps et âme en espérant être rappelés.
Tout comme dans les métiers de l’édition, correcteur ou graphiste par exemple, le livreur est censé travailler à peu près quand il veut, aménager ses horaires, ne bosser que certains jours. Les plateformes ont bien intégré le refus de la subordination à l’usine, aux horaires fixes du salariat. Et elles tentent de nous faire croire à l’illusion d’un job à la cool où chacun peut se croire autonome. Sauf qu’au bout d’un moment, tu te rends compte que si tu veux gagner un peu d’argent, il va falloir bosser comme un dingue. Et parfois pire qu’en usine…
Je crois que ce système ne dépend pas du tout d’une sous-qualification : là où ça a été expérimenté, dans les métiers de la culture dans les années 1980, les gens étaient au contraire hyper-qualifiés. Non, cette exploitation me semble d’abord reposer sur un désir de liberté, d’autonomie d’un côté ; et de l’autre, pour les gens des quartiers par exemple, sur la pénurie de boulots stables – c’est ça ou rien.
Question du public : Au fond, vous êtes des ouvriers qui avez la rue comme chaîne de travail…
Jérôme : Lors d’une manif à Paris en mai, les livreurs ont défilé derrière la banderole « La rue est notre usine ». C’est exactement ça. Nous sommes des ouvriers, selon l’Insee. Et nous passons notre temps de travail dans la rue. À la différence de l’usine, nous n’avons pas un lieu précis de travail, où nous croiser et donc nous organiser. Mais il existe des lieux de rassemblement, définis par les plateformes : les épicentres des points de connexion. Autrement dit, les endroits où les livreurs se connectent à l’appli pour prendre connaissance de la prochaine commande.
La première contestation chez Take Eat Easy est née ainsi. L’épicentre des restaurants partenaires se trouvait alors place de la République. On s’y retrouvait parfois à une quinzaine – un jour, on a même compté vingt-sept livreurs ! On en profitait pour discuter, pour se plaindre du fait qu’on gagnait moins. Et nous avons commencé à nous organiser.
Avec ces métiers, le ver est en partie dans le fruit. Le fait qu’on soit mobiles et qu’on puisse se rassembler dans la rue permet de créer du lien. Les plateformes essaient d’exploser le salariat en atomisant les travailleurs. Mais un côté social resurgit toujours chez ceux qui font le même métier, surtout s’il est risqué. Il existe un vrai esprit de corps chez les livreurs.
Question du public : Pourquoi Deliveroo ne vous a-t-il pas tous désactivés, vous les gens du Clap ?
Réponse d’un membre du Clap : Nous ne travaillons pas tous chez Deliveroo. Et puis, on reste plutôt discrets – ils ne nous ont pas forcément identifiés.
Jérôme : Moi, je me suis fait virer par Deliveroo en 2016. Quelques jours après un passage à la radio – j’avais un peu tendu le bâton pour me faire battre… Mais aujourd’hui, les plateformes sont quand même obligées de prendre quelques précautions avant de virer des gens.
Question du public : Chez Uber ou ailleurs, il y a des actions en justice en cours, lancées par des auto-entrepreneurs demandant à requalifier leur contrat en salariat, en s’appuyant sur diverses exigences de l’entreprise, dont la tenue de travail et les contraintes horaires. Vous en pensez quoi ?
Jérôme : Ça nous parle, bien sûr. En ce qui me concerne, j’ai attaqué en 2015 Tok Tok Tok, la première plateforme française. Mais l’affaire n’a été plaidée qu’en mai 2016, audience suivie un mois plus tard d’un report en départage (ce qui arrive quand les quatre conseillers prud’homaux n’arrivent pas à se mettre d’accord). Pour l’instant, l’affaire est toujours en cours. Par ailleurs, certains livreurs ont aussi engagé des procédures suite à la liquidation de Take Eat Easy. Mais elles n’étaient pas assez bien construites et ont été retoquées en première audience et en appel. Depuis, nous sommes une dizaine de livreurs à avoir lancé une nouvelle procédure, mieux argumentée – on a plaidé la semaine dernière et on attend la décision pour cette rentrée.
C’est d’ailleurs ce qui m’a fait porter le débat au niveau médiatique. Non pas que je souhaitais attirer la lumière sur moi. Mais parce que je me suis aperçu très vite que l’action juridique se joue à l’échelle de plusieurs années, c’est beaucoup trop long. Médiatiser le problème m’a paru une bonne façon d’accélérer les choses. Parce que c’est essentiel : il y a là une vraie cause, pas juste liée à un métier. Ce combat concerne les transformations de la société en cours.
Question du public : Je voulais revenir sur un point : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de contrat écrit qu’il n’y a pas de contrat. Par exemple, quand les plateformes vous envoient un mail pour vous dire que vous êtes virés, c’est la preuve qu’il y a une relation de travail : elle est établie. Et il n’est pas seulement question du lien de subordination. Ce qui définit aussi la condition de salarié, c’est le fait de ne pas être libre de ses faits et gestes pendant la journée. C’est bien votre cas….
Réponse de Jérôme : On est d’accord. Mais les plateformes prétendent que le rapport de subordination n’est pas établi. Et que nous ne sommes que des partenaires. C’est là le point fondamental de notre lutte aux Prud’hommes.
Précision d’un membre de Jef Klak : Il y a peu, alors qu’un semi-marathon se déroulait à Bordeaux, des livreurs de Foodora n’ont pas voulu bosser – c’était trop le bordel dans la ville. Leur décision a fichu une sacré pagaille sur la plateforme, qui a donc décidé de convoquer les livreurs qui ne s’étaient pas présentés. Elle s’est alors appuyée sur le fait que tous les livreurs payent une caution (pour leur costume et leurs sacs siglés) pour les menacer en ces termes : « À tous les no-shows de samedi, je veux vous voir mardi au bureau avec vos affaires. Si je ne vous vois pas, j’encaisse le chèque de caution. Bon week-end ». C’est bien la preuve qu’il y a un lien de subordination.
Question du public : Est-ce qu’il ne faudrait pas résumer le problème en pointant la marchandisation de la vie quotidienne ?
Membre du Clap : Bien sûr. Au Clap, on se considère comme des travailleurs en lutte, constitutifs d’un rapport de forces. C’est pour ça qu’on était là pour les manifestations des 22 avril, 1er et 8 mai, et qu’on sera présents lors des autres mobilisations. Nous sommes des travailleurs en lutte parmi les travailleurs en lutte. Et bien sûr que le travail dissimulé a toujours existé, au-delà de ce phénomène d’ubérisation. Par exemple dans le BTP, où c’est encore cent fois pire et dangereux. On a donc une solidarité de classe à nouer avec les autres travailleurs. Ce rapport de forces, on va essayer de l’exploiter au maximum. Et au quotidien, on va se battre pour revaloriser nos salaires.
NB : une version courte de cette retranscription a été publiée dans le numéro 157 de CQFD, en kiosques (sept. 2017), inséré dans un dossier sur les luttes et l’alimentation.
1. Jérôme Pimot, livreur de 47 ans engagé de longue date dans la lutte, est le seul à être nommé – lui est identifié depuis longtemps. Ce n’est pas le cas des quatre autres livreurs qui sont intervenus ce soir-là. Parce qu’il importe de préserver leur anonymat, ils interviennent sous une même et seule qualification : « Membre du Clap ».
2. Fondée en 2013, la start-up de livraison en vélo de repas à domicile Take Eat Easy a déposé le bilan en juillet 2016. Une faillite laissant derrière elle une montagne d’impayés, avec les prétendus collaborateurs de l’entreprise (3 200 restaurateurs et 4 000 coursiers).
3. Précision du livreur : « Normalement, nos contrats prévoient qu’une commande ne doit pas excéder quatre kilomètres – du moment où l’appli sonne jusqu’à la livraison au client, en comptant le passage par le restaurant prestataire. Mais en réalité, on nous demandait d’effectuer huit kilomètres pour une seule commande, payée 5,75 euros… On a dû apprendre à jouer avec le système, pour éviter d’’accepter de telles commandes. »
4. Notamment « Milano, guide rouge », dans « Bout d’ficelle », Jef Klak, Printemps-Été 2015.
Collé à partir de <http://jefklak.org/?p=4412>