120BPM au pays de l'apartheid.

 par Didier Lestrade samedi 2 juin 2018

 

 

Tout le monde l'a remarqué. Le succès de "120BPM" aura eu des conséquences bien étranges. L'association Act Up, incapable d'accompagner le phénomène médiatique entourant la sortie du film, a fini par se diviser. Lors de la soirée des Césars, on a vu le président de l'association intervenir d'une manière si embarrassante que ce fut le dernier facepalm en date de ce groupe qui en a connu beaucoup d'autres. J'en ai moi-même payé les frais quand Robin Campillo m'a adressé un mail lapidaire pour me dire que mon tweet controversé d'octobre dernier était "antisémite" : c'est l'unique ami qui m'ait rejeté de cette manière, les autres sachant que ce tweet était mal écrit, mal réfléchi et illustrant ma colère après avoir lu le matin même l'article du New Yorker qui a reçu un prix Pulitzer.  

Je suis resté silencieux pendant les mois de cet hiver, essayant d'oublier ces mois de promotion d'un film qui n'est pas le mien, pour lesquels je n'ai pas reçu de remerciement de quiconque à la production et pour lequel il a fallu que je me déchaine pour recevoir en retard un dédommagement bien maigre. J'étais tricard de ce film, exclu des voyages prévus à Berlin et Stockholm alors que ces voyages avaient été organisés par des militants VIH / sida et non pas par la distribution du film. Silence total de la part des producteurs, je n'ai même pas reçu le DVD du film, ce qui n'est pas si grave mais qui montre bien le ridicule du comportement. Pour moi, cette histoire était close avec un goût amer, celui d'avoir été utilisé. Après tout, le cinéma n'est pas mon milieu et ce film ne m'aura pas fait changer d'avis sur son système. 

Tout ceci, je le garderais pour moi et mes intimes si 120BPM n'était pas programmé ce soir même au festival LGBT de Tel Aviv (TLVFest

). Contacté ces derniers jours par Mohamed Paz (de LGBT pour la Palestine), BDS France et mon ami Jean Stern (auteur de "Mirage gay à Tel Aviv"), Robin Campillo a répondu par le biais de sa productrice Marie-Ange Luciani que les droits du film avaient étaient vendus en Israël, que la diffusion du film n'était plus de leur ressort, que Robin était fatigué de la couverture médiatique, qu'il ne serait pas présent lors de la projection (hors compétition du festival) et qu'aucune déclaration serait faite. Embarras. 

Rien ne change mon avis sur ce film, je l'ai écrit à Campillo en octobre dernier. "120BPM" est parfait. Mais l'argument "On a vendu les droits aux distributeurs israéliens" est une des pires excuses entendues dans un cas désormais avéré de pinkwashing

. Je demande : quel est le montant des droits qui justifie un tel silence? Après tout, si l'autre producteur du film, Hugues Charbonneau, a fait les news nationales en refusant d'aller à l'Elysée pour protester contre la loi asile et immigration du gouvernement Macron, Robin Campillo peut se fendre d'un communiqué de presse lors de la présentation du film. Et qu'importe si on est épuisé par une surexposition médiatique, on le fait, c'est tout. Ou alors on suit l'exemple d'autres réalisateurs moins connus qui ont décidé de retirer leurs propres films de la sélection du festival. 

"120BPM" n'est pas un film comme les autres. C'est pourquoi il a provoqué une telle passion - et aussi, un tel mépris de la part de ceux, très nombreux dans la communauté LGBT, qui se sentaient agressés par cet hommage à la lutte contre le sida. Je l'ai bien vu lors des attaques personnelles, la plupart venaient de personnes qui soit n'étaient pas actives contre le sida à l'époque et qui en ressentaient une honte cachée, soit des personnes qui n'ont jamais aimé Act Up de toute manière. 

Mais ce film raconte que la désobéissance civile est fondamentale pour obtenir des droits et il est projeté à Tel-Aviv alors que le mois de mai qui vient juste de se terminer a vu la plus grande opération de désobéissance civile à Gaza, soldée par des milliers de morts et de blessés, y compris des enfants, des femmes et des personnes âgées. N'importe qui avec un esprit sain y verrait une contradiction politique évidente. Face à tant de vies meurtries, face à la violence écœurante de ces snipers israéliens exécutant des manifestants comme des cibles amusantes, n'importe quel réalisateur politique ferait un geste. Qu'aurait-il fallu pour que Robin Campillo ou ses producteurs prennent la parole? Shakira annule son concert en Israël et Campillo ne peut pas annuler une projection? S'il ne veut pas boycotter l'événement, qu'il s'exprime au moins.

J'entends toujours la même ritournelle. "Le festival de films LGBT de Tel-Aviv est très critique de la politique d'Israël". Je veux bien le croire, comme il existe une minorité d'israéliens qui proteste et milite pour les droits des Palestiniens. Mais ce n'est pas du tout le point. Ce festival reste une vitrine touristique et intellectuelle. Come le rappelle Jean Stern, le pays n'est pas un modèle de tolérance : "Israël reste très homophobe, les chiffres parlent d’eux-mêmes : 47% des Israéliens considèrent que l’homosexualité est une maladie, contre moins de 10% en France et moins de 5% en Espagne ou en Belgique. Israël est un pays fracturé, d’abord entre laïcs et religieux, puis gauche et droite, colons et non colons, et aujourd’hui entre les hétéros et les gays. Tel Aviv a joué le rôle d’aspirateur à gays dans ce contexte car beaucoup étaient ostracisés, victimes de violence. Mais Israël reste un pays fondamentalement homophobe, dans une région fondamentalement homophobe".

Montrer "120BPM" dans un festival LGBT du pays qui fait l'objet du plus grand mouvement de boycott moderne encourage précisément le double jeu de la politique israélienne à l'encontre des LGBT. C'est un processus de propagande, comme l'expliquait le récent documentaire diffusé sur Arte. Voir ce film instrumentalisé  dans un cas évident de pinkwashing, voilà un effet néfaste que je n'avais pas envisagé en étant que fondateur de cette association. 

Bien sûr, je suis naïf. Tous les gens qui me  connaissent vous le diront. Ma naïveté est grande car je préfère être naïf que pervers, dans la sexualité comme dans la politique. Au début des années 2000, il y a eu une petite fête dans la maison incroyable de la famille d'Isabelle Saint Saëns à Montmartre. Il y avait toute la fine fleur intellectuelle d'Act Up, des gens bien. Comme c'était le moment de l'intifada, on était quelques-uns à participer aux manifestations contre Israël et je me demandais toujours pourquoi il n'y avait pas plus de militants d'Act Up à ces manifs. 

A un moment, pendant la soirée, je me suis tourné vers Philippe Mangeot et je lui ai demandé, à voie basse car j'avais l'impression de poser une question idiote car trop évidente : "Mais alors, Israël fait de l'apartheid à Gaza non?". Philippe m'a répondu "Oui, bien sûr". J'avais besoin d'un avis supérieur, considérant l'histoire, l'éthique, tout ça. Et vous voyez combien ce concept d'apartheid israélien a fait du chemin en quinze ans. Aujourd'hui ce n'est plus une question, c'est un fait, c'est un crime contre l'humanité. Et cette dimension coloniale devrait être encore plus évidente pour Robin Campillo qui est, comme moi, un pied-noir de la dernière génération. Nous avons une dette envers les Arabes et non, ce n'est pas, comme on me dit, un besoin malsain d'expier ses fautes et ses origines, c'est juste notre responsabilité d'accepter cet héritage en s'opposant aux politiques impérialistes partout où elles se manifestent. Nous sommes nés dans une guerre d'indépendance qui est devenue le blueprint de toutes les guerres d'indépendance. C'est ce que décrit Malek Bensmaïl dans son documentaire sur "La bataille d'Alger" quand ce film a été utilisé par les Black Panthers pour expliquer la similitude entre l'asservissement algérien sous occupation française et l'asservissement des Noirs dans la société américaine. 

Quand "Act Up, une Histoire" a été réimprimé l'année dernière, Robin Campillo a proposé d'écrire sur le bandeau du livre " Didier Lestrade est un génie politique". Par bêtise ou par humilité, j'ai trouvé ça too much. Robin m'a dit que j'avais tord. Je le sais. Mais le génie politique s'adresse désormais à Robin pour lui dire que sa lâcheté envers les problèmes que pourraient lui apporter un retrait de son film aujourd'hui entachent sa carrière, contredisent ses convictions politiques et détruisent une amitié que je croyais solide. Ce festival est l'antichambre de la propagande d'un pays dirigé par un bully qui pourrit l'ensemble de la politique mondiale, comme le fait Trump, Poutine ou Erdogan. Ne rien dire, ne rien faire, accepter l'argent des droits du film en échange du silence est une faute indélébile. Ce film raconte la résistance, la colère, la beauté de l'activisme à un moment où il n'y avait pas d'espoir. L'analogie avec le peuple palestinien est totale. Et ce peuple, je le soutiens depuis toujours.

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Collé à partir de <http://didierlestrade.blogspot.com/>