Je suis Juif et Gilet Jaune

21 févr. 2019 Par Jacob Rogozinski



Le chantage à l’antisémitisme est indigne et dangereux. Il est indigne, car il instille dans les communautés juives le soupçon et la peur en les incitant à voir partout des hordes haineuses assoiffées de pogromes. Et il est dangereux : en identifiant la cause des juifs à celle d’un pouvoir contesté, on renforce le vieux préjugé qui les assimile à des alliés des puissants.

Comme les autres juifs de France, je m’inquiète d’assister à la multiplication des actes antisémites dans notre pays, des actes qui vont de l’injure jusqu’au meurtre. Je n’oublie pas les noms d’Ilan Halimi, de Sarah Halimi, de Mireille Knoll, des victimes de l’école Otzar Hatorah de Toulouse et de l’Hyper-Cacher de Vincennes. Qu’il émane de l’extrême droite ou de réseaux islamistes et djihadistes, qu’il s’affiche à visage découvert en taguant des croix gammées ou qu’il s’avance masqué sous l’alibi de l’« antisionisme », l’antisémitisme est cet ennemi toujours renaissant qu’il s’agit de combattre sans relâche.

J’ai été indigné d’apprendre qu’un célèbre essayiste a été la cible d’insultes antisémites lors d’une manifestation des « gilets jaunes », à Paris, le 16 février. Je le suis d’autant plus que je sympathise avec le mouvement des « gilets jaunes » et que, le même jour, je participais à la manifestation qu’ils avaient organisée à Strasbourg.

Je soutiens les « gilets jaunes » parce que je suis un homme de gauche, attaché aux idéaux de justice sociale et d’égalité, et que je retrouve ces idéaux au cœur de leur mouvement.

Dans certaines de leurs revendications, je reconnais l’exigence de démocratie radicale que Hannah Arendt désignait comme le « trésor perdu »des révolutions des temps modernes : cette exigence portée par les sans-culottes de 1793, par la Commune de 1871 et la révolte de mai 1968, par ces soulèvements démocratiques qui font la grandeur de la France.

Je soutiens les « gilets jaunes » parce que, comme homme de gauche et comme juif, je suis sensible au sort des laissés-pour-compte, des humiliés, des oubliés ; de ceux qui souffrent d’une politique outrageusement favorable aux « premiers de cordée » ; qui subissent l’arrogance méprisante d’un président qui les considère comme des « fainéants »réfractaires à tout changement, des « gens qui ne sont rien ». Je comprends leur indignation et leur colère.

J’y entends un désir d’être reconnu, respecté, et je salue cette passion rebelle qui a amené tant d’hommes et de femmes à inventer, sur les ronds-points et dans les rues, de nouvelles manières de vivre et de lutter ensemble. Ils étaient seuls, sans espoir, et voici qu’ils sont un peuple. J’admire ce courage qui les anime, semaine après semaine, quand ils s’affrontent à une police surarmée qui les blesse et les mutile par centaines. J’admire ceux qui ont faim et soif de justice - même si je regrette que leur juste colère puisse virer parfois à la haine.

Aurais-je donc tort ? Seraient-ils antisémites, les « gilets jaunes » ? Je refuse de l’admettre. Comme on n’arrive pas à les briser, en dépit d’une répression brutale, on tente de les discréditer en les calomniant. Que leur mouvement ne soit pas ce que l’on prétend, j’en veux pour preuve l’appel adopté le 27 janvier à Commercy par « l’assemblée des assemblées » de « gilets jaunes » venus de toute la France : le pouvoir, écrivent-ils, « nous présente comme une foule haineuse fascisante et xénophobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire : ni raciste, ni sexiste, ni homophobe, nous sommes fiers d’être ensemble avec nos différences pour construire une société solidaire ».

Il faut cependant reconnaître que ce mouvement n’est pas homogène et que son organisation informelle et acéphale le rend perméable à des tentatives d’infiltration et de manipulation. On sait que des militants d’extrême droite – « identitaires » néonazis, disciples de Dieudonné et de Soral – s’efforcent de le noyauter, de l’intoxiquer en y diffusant leur idéologie raciste et complotiste.

Tout porte à croire que, jusqu’à présent, leur audience reste très minoritaire, comme le confirme l’un des meilleurs spécialistes de cette mouvance, Jean-Yves Camus. Ils n’en continuent pas moins de s’infiltrer dans les mobilisations des « gilets jaunes » et c’est vraisemblablement à eux qu’Alain Finkielkraut a eu affaire ; ainsi, semble-t-il, qu’à des islamistes, mais ce compagnonnage des antisémites n’a rien d’étonnant. Comme il le déclare lui-même avec une grande honnêteté dans Le Parisien, « ça m’étonnerait que ce soient des gilets jaunesd’origine, car je suis un des seuls intellectuels à avoir soutenu le mouvement à ses débuts ».

Il a raison de dire que ces figures médiatiques que l’on présente comme des « intellectuels » se sont comportées le plus souvent envers les « gilets jaunes » comme de fidèles chiens de garde de l’Etat. On n’oubliera pas qu’un distingué humaniste kantien, qui fut jadis ministre, a appelé publiquement les policiers à « se servir une bonne fois de leurs armes »et demandé que l’armée intervienne « pour mettre fin à ces saloperies ».

Alain Finkielkraut a été aussi victime de cela, de l’attitude méprisante et hostile de ses compères de la caste intello-médiatique. Sans doute paye-t-il également le prix des propos irresponsables qu’il lui est arrivé de tenir. N’a-t-il pas déclaré autrefois que l’antiracisme était devenu une « idéologie mensongère », que les émeutes des banlieues de 2005 étaient une « révolte ethnico-religieuse »et que l’équipe de France de football était « black-black-black, ce qui fait ricaner toute l’Europe » ?… Lorsque l’on se pique de donner à la Terre entière des leçons de morale, il importe de surveiller son langage.

Quoi qu’il en soit, le mal est fait. Déjà les experts en amalgames s’agitent et pérorent, tandis que l’éborgneur-en-chef de la police nationale dénonce un « déferlement de haine à l’état pur ». Ce n’est pas la première fois que des gouvernants contestés par la rue choisissent de gouverner par la crainte. Qu’il est aisé, pour des politiciens habiles, de se refaire une virginité en se posant en protecteurs des juifs prétendument menacés par la vile populace !

Comme l’écrit lucidement Claude Askolovitch dans un remarquable texte publié dans Slate, « la défense des juifs est devenue la dernière morale, la vertu ultime des pouvoirs que leurs peuples désavouent ». Bientôt il sera impossible de se dresser contre l’injustice sans se faire immédiatement traiter d’antisémite. Stratégie retorse où les juifs sont pris en otages par l’Etat. C’est là un piège où ils ne doivent surtout pas se laisser prendre.

Ne nous laissons pas abuser : ce chantage à l’antisémitisme est indigne et dangereux. Il est indigne, car il instille dans les communautés juives le soupçon et la peur en les incitant à voir partout – en chaque rond-point, en chaque banlieue – des hordes haineuses assoiffées de pogromes. Et il est dangereux : en identifiant la cause des juifs à celle d’un pouvoir contesté, on renforce le vieux préjugé qui les assimile à des nantis, à des alliés des puissants. Nos maîtres chanteurs risquent ainsi d’accroître cet antisémitisme qu’ils prétendent dénoncer.

Reste malgré tout l’injure, l’intolérable injure lancée au visage d’Alain Finkielkraut : « Sale ordure sioniste »– c’est-à-dire « sale juif » – « Retourne chez toi à Tel-Aviv »… S’ils ne veulent pas que leurs ennemis réussissent à les discréditer définitivement, le moment est venu pour les « gilets jaunes », pour tous ceux qui s’en réclament ou parlent en leur nom, de réaffirmer avec la plus grande énergie que leur mouvement est étranger à toutes les formes de racisme.

 

 (ce billet a été publié sur le site du Monde le 19 février sous un titre différent : cf. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/19/jacob-rogozinski-je-soutiens-les-gilets-jaunes-comme-homme-de-gauche-et-comme-juif_5425282_3232.html )

 

 

Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/tools/print/793311>