Notes sur la police et les banlieues
On pourrait dire de la police ce qu’on a dit de l’armée, qu’elle est une chose trop sérieuse pour être confiée à des policiers ; mais il ne faut pas oublier que le capitalisme a laissé les militaires mener les guerres à leur guise aussi longtemps qu’il a été pertinent pour lui de le faire.
Comme toute institution, la police jouit d’une autonomie relative par rapport à ses autorités internes et externes : l’Etat, sa propre hiérarchie. Cette autonomie existe à tous les niveaux : dans la rue, au niveau du commissariat, comme au niveau de la Préfecture, la police défend ses propres intérêts, comme corporation et comme institution. Mais elle est toujours dépendante de l’Etat. Comme corporation, elle dépend des moyens matériels et légaux que l’Etat lui accorde, comme institution, elle dépend de sa justification idéologique par l’Etat, de ce qu’on nomme doctrine en matière de sécurité.
Cette doctrine elle-même s’appuie sur une appréciation générale de la situation par l’Etat, de son point de vue. C’est une forme théorique et stratégique, qui s’appuie sur les présupposés de l’Etat, à savoir d’une part sa propre légitimité, d’autre part sa spécificité qui est de mettre en forme, selon les catégories opérantes pour lui, c’est-à-dire sous la classe dominante, les rapports entre les classes. La police, à son niveau, qui est celui de la violence considérée comme légitime, est chargée de maintenir ce rapport de classe dans une forme déterminée, qui est choisie par l’Etat.
Quand les policiers, comme corporation, refusent d’obéir à l’Etat sur tel ou tel point (comme dans le cas de l’obligation de porter leur matricule, par exemple), ils ne remettent pas plus en question l’Etat ou ses doctrines de sécurité que les syndicalistes de la CGT Energie ne remettent en cause le nucléaire. Mais l’autonomie des policiers qui manifestent leur ras-le-bol a une connotation particulière, car que reste-t-il de l’Etat si sa police ne lui obéit plus ? Et quel Etat succéderait à un Etat auquel sa police, sans pour autant abandonner sa fonction, ferait défaut ? On peut dire d’une part que tout Etat est policier, en ce qu’il ne peut se passer d’une police, et d’autre part que certains le sont plus que d’autres, ce qui a son importance.
L’intérêt de la police, comme corporation, c’est qu’existe un Etat policier. La police est pour un Etat policier comme les cheminots sont en faveur du ferroutage. La police préfère le Front national comme les ouvriers d’il y a trente ans préféraient le PC. Mais l’Etat lui-même ne devient à proprement parler policier que si les circonstances l’exigent, c’est-à-dire si la police devient le meilleur moyen de gouverner, et c’est peut-être là qu’il y a lieu de s’inquiéter.
En France, l’ethnicisation du travail ouvrier couplée à l’assignation géographique de masses de prolétaires racisés a conduit à une situation où les différences de traitement entre un centre-ville même pas très riche et les banlieues deviennent criantes. Est-ce qu’on voit, dans les centres-villes, des patrouille de police collant les gens au mur, contrôlant leurs papiers deux ou trois fois par jour, les giflant et les insultant quotidiennement ? De pareils agissements seraient jugés scandaleux, c’est pourtant le quotidien des habitants des banlieues, en particulier des plus jeunes.
Le rapport de classes en France s’est construit sur l’attribution des travaux les moins qualifiés à une main-d’œuvre issue des anciennes colonies, afin de permettre, dans une division du travail qui allait en se complexifiant, la qualification d’une grande partie de la classe ouvrière sans pour autant faire exploser les salaires. Cette division est devenue structurelle, c’est-à-dire « naturelle ». La classe moyenne française s’est elle-même construite sur cette division ethnique du travail, qui arrangeait (presque) tout le monde : c’était les Trente (presque) glorieuses.
Avec la restructuration des années 1970-80, le démantèlement des grands centres ouvriers, et le développement des « villes nouvelles », cette assignation raciale de la partie la plus exploitée du prolétariat s’est redoublée d’une assignation géographique, tandis que le chômage de masse devenait structurel. La classe ouvrière blanche, les ouvriers en « blanc de travail » (ouvriers qualifiés, maîtrise), ont alors progressivement abandonné les cités aux ouvriers racisés et à leurs familles, jusqu’à ce que le travail tel qu’on l’avait connu disparaisse tout à fait.
Si les banlieues en France sont aujourd’hui le lieu auquel sont massivement assignés les surnuméraires du capitalisme restructuré, il faut s’entendre sur le terme de « surnuméraires ». Les surnuméraires ne sont pas « de trop », en surplus, ils travaillent. Cependant ils travaillent dans des secteurs où la précarité est endémique, où la flexibilité est la règle, les contrats de courte durée ou simplement absents, etc. Le résultat est là : des banlieues où la population est trois fois plus souvent au chômage qu’ailleurs, isolées des centres-villes convoités par la classe moyenne supérieure, isolées géographiquement mais connectées aux centres-villes où se trouve le travail. Avec le chômage viennent aussi la délinquance et les trafics, et la police a beau jeu de justifier ainsi son action, mais il ne faut pas plaisanter : les banlieues de France ne sont pas le cartel de Medellin, parce que si c’était le cas les policiers ne pourraient pas tranquillement s’y promener par bande de quatre en distribuant des baffes aux gamins. La réalité des banlieues, comme partout ailleurs, c’est le travail, et en l’occurrence, celui dont personne d’autre ne veut.
La police joue là-dedans son rôle, qui est celui de maintenir cet état de choses par la force, en rappelant sans cesse à ceux qui le subissent que ça pourrait être pire encore. Et l’injustice même, quand on la supporte au quotidien, a un sens fonctionnel : qui est prêt à supporter calmement un contrôle policier pour ne pas perdre son travail sera prêt aussi à faire une heure supplémentaire non payée pour le conserver. En ce sens, les cités ne sont pas des zones oubliées, mais des zones particulières, soumises à un traitement particulier.
Ce traitement particulier présente les caractères d’un Etat policier localisé : la suspicion permanente jetée sur les personnes, la brutalité érigée en mode de gouvernement, la négation des droits qui sont la seule chose qui protège les citoyens de leur propre Etat, la mise au pas qui est aussi une mise au travail. Cette situation existe de manière répandue dans le monde, elle existe chez nous dans certaines zones.
Au quotidien, dans les banlieues, les policiers existent comme un groupe d’hommes armés qui font régner l’ordre racial en tant qu’il est l’ordre social. Le racisme qu’ils ont dans la tête est immédiatement adéquat à leur fonction. L’injure raciste et la violence ne sont pas des anomalies, mais la règle, comme tous ceux qui ont eu affaire à la police dans la rue le savent.
Il n’y a pas d’une part le racisme individuel des policiers et d’autre part le caractère structurel du racisme : c’est bel et bien la structure raciale générale de cette société qui fait des policiers des individus racistes.
Les policiers agissent non seulement comme des individus racistes et violents, mais comme une corporation, qui en tant que telle reprend de manière consistante ce racisme structurel, et le défend. Aucun syndicat policier ne va dénoncer la politique de ségrégation raciale et géographique qui est appliquée quotidiennement par la police. Au contraire, il s’agira d’obtenir plus de moyens pour mener à bien cette tâche. Que des policiers tirent à balles réelles lors d’une manifestation contre les violences policières, alors qu’on doit le lendemain voter une loi élargissant les règles de la légitime défense des policiers, cela dit assez que la police – comme « corps constitué » – sait ce qu’elle fait et où elle veut en venir.
La police n’est pas en tant que telle responsable du traitement particulier réservé à une catégorie d’individus en fonction de leur couleur de peau, mais son travail est de faire perdurer cette situation, parce qu’elle est en charge du maintien de l’ordre, et que c’est cet ordre-là qu’elle doit maintenir. C’est là sa fonction, comme c’est également la fonction de l’ensemble des institutions de la société, du tribunal à l’école, une fois la distinction raciale devenue structurelle. La particularité de la police est qu’elle doit le faire respecter par la force. Elle en veut les moyens juridiques et matériels, et tant que sa fonction sera telle, l’Etat les lui accordera, non pas parce qu’il tremble devant sa police, mais parce que c’est en adéquation avec la politique qu’il mène. Il lui restera à condamner les bavures, à promettre des sanctions qui ne viennent jamais (ce qu’on appelle « laisser la justice faire son travail »), et éventuellement à se rendre, en présidentielle personne, au chevet des victimes.
La police est un corps parfaitement improductif. Il n’y a donc pas à s’étonner que les policiers n’aient pas inventé leur propre racisme, ni leur sexisme ou le mépris social dont ils font preuve envers tout ce qui ne ressemble pas à un costume-cravate, qui sont le produit d’une société qui instaure les assignations de genre, de race et de classe comme conditions de la richesse de quelques-uns, et qui sépare les individus en assignant à chacun sa place dans la division généralisée du travail.
Mais il arrive qu’un jeune homme de 27 ans qui porte un uniforme enfonce une matraque dans l’anus d’un jeune homme noir de 22 ans, et que cela semble résumer parfaitement la situation, qui est insupportable.
Face à cela, les émeutes, qui explosent à chaque « goutte d’eau » qui fait déborder un vase qui se remplit sans cesse, sont évidemment nécessaires, à tous les sens du terme. Moins évidente est la constitution d’une visibilité politique des « banlieues », ce terme même échouant à dire tout ce qui existe là d’oppression raciale et d’organisation spécifique de l’exploitation capitaliste.
La critique de la police, qui est la réalité commune de tant de situations diverses, pourrait être le point de départ de luttes menées de manière plus concertée, brisant le silence et l’invisibilité, et obligeant à d’autres réponses que policières. Si ramener la violence de la police dans les banlieues à ce qu’elle est dans le reste du territoire peut paraître utopique, il est peut-être possible de rendre visible l’écart qui existe entre les deux, ce qui serait déjà beaucoup, parce que pour certains, demander la justice commune, c’est déjà trop demander.
Reste à savoir si cet écart, une fois rendu visible, ne serait pas de nature à rassurer plus qu’à scandaliser ceux qui sont du bon côté, et tiennent à y rester. Mais c’est une autre histoire, et l’objet d’autres tristesses.
Le 17 février 2017
AC
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