Philippe Boisseau, l’insurrection, il y tient
Cet ancien ouvrier a constitué une cartographie historique du Paris révolutionnaire, entre barricades et usines disparues.
Photo Claude Pauquet. VU
Les rues de Poitiers sont tranquilles ce matin, la bruine crachote. Dans sa parka rouge, Philippe Boisseau fait visiter les églises, le baptistère, l’ancien tribunal et sa salle majestueuse : «Ici, Jeanne d’Arc aurait posé le pied pour monter à cheval. Et derrière, on peut voir des vestiges de l’enceinte gallo-romaine.» La déambulation s’arrête pour le déjeuner, reprend après. On a crapahuté quatre bonnes heures. L’ancien ouvrier de chez Bosch et Renault vit dans la cité tranquille du Poitou depuis quatre ans, mais a grandi entre les Lilas et Bobigny.«Paris me manque, j’aime quasiment tout dans cette ville, concède-t-il. Mais je suis peinard à Poitiers. Je m’ennuie parfois mais, à mon âge, c’est bien de s’ennuyer un peu. Et, à Paris, je n’ai plus grand-chose à découvrir.»
Son attachement à la capitale reste a minima virtuel. Lorsqu’à Libération, on a défriché l’histoire de Paris pour cartographier ses lieux populaires, on est très souvent tombé sur le site qu’il a créé, Parisrevolutionnaire.com. Et on a voulu savoir qui se cachait derrière cette besogne. Depuis plus de trente ans, il a recensé quelque 16 500 adresses de barricades, de logements de résistants, d’usines disparues. On trouve des balades enivrantes et on peut découvrir le passé insurrectionnel et populaire des lieux. «Je participais à un rallye en équipe en 1988 dont le thème était la Commune de 1871. J’avais amené la bonne source, et on a remporté le premier prix. Ça a été le déclic. Je me suis dit : "Tu as toutes ces adresses, il faut que tu en fasses quelque chose !"» Il crée une base de données sur Amstrad, qu’il complète sans relâche depuis.
Dans son appartement, rares sont les bouts de mur vierges de livres. On entre dans son repaire, grande pièce dans laquelle sont accrochés trois plans de Paris de plus d’un mètre de haut. On y trouve aussi 360 ouvrages, 11 000 portraits et quelque 50 000 photos et gravures. Philippe Boisseau se décrit «collectionneur» mais aussi «détective». Les anecdotes s’enchaînent, dans lesquelles il attend trente minutes qu’une porte s’ouvre, demande à des habitants de pouvoir rentrer chez eux pour voir les locaux d’un journal du XIXe siècle.
Sa soif d’apprendre ne souffre pas de satiété. Dans le sublime baptistère de Saint-Jean, un échange s’engage avec une guide. Il la questionne sur la possible destruction du havre dans lequel on discute, assène que Prosper Mérimée a convaincu d’arrêter le massacre sous Napoléon III. Elle certifie que l’affaire s’est résolue en 1840, plus de dix ans auparavant. Au seuil de la cathédrale gothique voisine : «Rien ne me fait plus plaisir que lorsqu’on me reprend quand je dis une connerie.» Des conneries, il en écrit pourtant peu sur Parisrevolutionnaire.com. L’engagement qu’on perçoit sur son site, comme dans le livre qu’il a coécrit en 2015 sur l’ouvrier communard Augustin Avrial - Boisseau est par ailleurs membre des Amis de la Commune, un «titre auquel [il] tient beaucoup» - n’est pas à chercher dans son milieu familial, «issu de la petite bourgeoisie». A 16 ans, il entre dans l’usine Motobécane de Pantin pour un job d’été. «Je me retrouve à bosser à la chaîne. J’ai découvert un milieu plus humain que celui d’où je sortais, et là, ça a fait tilt. Ça a joué fondamentalement dans mon évolution.» En 1967, c’est le service militaire. Rétif à toute forme d’autorité, il est envoyé en bataillon disciplinaire, puis dans les Antilles… le 13 mai 1968. Lors de la perm qui précède sa traversée de l’Atlantique, Philippe Boisseau est sur les barricades du Quartier latin en capote militaire. Arrivé en Guadeloupe, il est chargé de conduire le camion de la production d’une série télé, Docteur Caraïbes, et joue même comme figurant. Avant de repartir en France, il passe en candidat libre le bac, loupé plusieurs fois, et obtient la mention très bien.
Philippe Boisseau entre à Sciences-Po mais «claque la lourde» après quelques mois, l’ambiance élitiste lui pesant trop. Moniteur d’auto-école, instituteur… Il enchaîne les boulots, puis rentre dans l’usine Bosch de Saint-Ouen en 1975. La volonté est notamment politique : il fait partie des établis, qui entrent dans les usines par choix, pour faire avancer les idées révolutionnaires, un projet d’inspiration maoïste - lui se définit, aujourd’hui comme hier, «marxiste-léniniste».
Il raconte les grèves, le chronométrage des salariés, les contradictions entre ouvriers et dirigeants syndicaux «achetés» par la direction. Il évoque sa rencontre avec sa femme, réfugiée politique portugaise, torturée sous Caetano, et on sent qu’il éprouve pour elle une profonde admiration.
Au lendemain de l’élection de Mitterrand en 1981, l’ouvrier rectifieur arrive dans la mythique usine de Renault-Billancourt. La désindustrialisation est là, les conflits sociaux se durcissent, comme celui qui l’amène, lui et ses camarades, à souder les portes et à ouvrir les lances à incendie sur les CRS. A la fin des années 90, il y a cette grève, victorieuse au bout de neuf mois, mais fatale six mois après : Boisseau est viré deux ans avant la fermeture de l’usine de Billancourt. Il dit, à regret, adieu au monde ouvrier et achève sa marche professionnelle comme infirmier en psychiatrie jusqu’à sa retraite, il y a dix ans.
«Je me considère un peu comme un des derniers Mohicans. Je fais partie d’une génération de militants qui n’existe plus, qui s’éteint», ce qui lui vaut une fiche dans le célèbre dictionnaire du mouvement ouvrier, le Maitron. Et son engagement, qu’il soit en faveur des Palestiniens ou, plus localement, contre un incinérateur polluant à Bobigny en 2012, ne s’est pas estompé. Un coup de fil rompt nos discussions. Une réunion de gilets jaunes a lieu au quartier dans l’après-midi, en vue du grand débat national. Il a rarement voté dans sa vie. En 2017, il s’est essayé à Mélenchon, «pas du tout pour le soutenir mais pour foutre le bordel». Il fustige le mépris de Macron, un mépris «qui fait des ravages, qui est la mère de toutes les violences».
Quand lui et sa femme ont voulu quitter Bobigny, ils se sont installés dans une barre HLM du sud de Poitiers et se sont rapprochés de leur fille, l’un de leurs trois enfants. «Ma femme a vécu dix-sept ans en pavillon, elle voulait habiter en cité, assure-t-il. J’étais d’accord mais frustré par l’absence de jardin.» Il arrête sa bagnole, veut nous montrer la petite parcelle de terre qu’il a du coup achetée, impasse de la Retraite tranquille. Au fond, le Clain à l’eau vert émeraude se délecte. Le flot de paroles s’est un peu ralenti, comme pour se rallier au calme du lieu. Un banc est attaqué par la mousse, quelques poireaux sortent timidement de terre. Dans son lopin, où il fait du jardinage, «sa gym», Philippe Boisseau confie : «C’est mon paradis ici. Et je préfère profiter du paradis maintenant parce que je ne suis pas sûr qu’il existe après la mort.» C’est bien le seul endroit dont il semble ne pas être curieux.
1947 Naissance aux Lilas (Seine-Saint-Denis).
1974 Entrée chez Bosch.
1990 Licenciement de chez Renault.
2011 Ouverture du site Paris révolutionnaire.
2015 Augustin Avril, un communard inventif (Société d’histoire de Revel Saint-Ferréol).
Collé à partir de <https://sfrpresse.sfr.fr/article/e1eb1545-da70-41a3-a305-c0efca9c7ebd>