Eloge macabre d’un couturé

Oraison funèbre de Karl L., styliste qui refusait qu’on l’enterre dans l’affliction et savait qu’après la vie, plus rien ne vaut.

Vivant, Karl Lagerfeld m’a longtemps laissé indifférent. Mort, il commence à m’importer.

Ses dernières volontés ont le brio d’une sortie sans les bravos. Elles ont aussi la noirceur de la terre brûlée. Il ne veut ni fleurs ni couronnes, et exige qu’on l’oublie sans attendre.

Il y a chez le disparu qui ne donne pas cher de sa peau, une façon assez crâne de faire table rase de son individualité balayée d’un revers spectral. Il y a chez ce veuf de lui-même, un dédain des hommages qu’il refuse qu’on lui rende sans qu’il les ait initiés, contrôlés, mis en scène. Il y a enfin ce mépris pour l’après-soi, cette incroyance en l’éternité. Ce fol orgueil d’un Don Juan virginal et d’un Commandeur de sa statue, est aussi une morale de l’action et une détestation de la postérité.

Vivant, Karl m’ennuyait. Il n’avait pas l’aura malade et la mélancolie venimeuse de Saint Laurent, et de son tailleur-pantalon émancipateur de femmes. Il n’avait pas la jovialité joufflue et amariné de Jean Paul Gaultier, et de sa jupe pour hommes dégenrés. Il n’avait pas la prescience unisexe d’Agnès b., l’effervescence colorée de Kenzo ou la mauvaiseté porno chic de Tom Ford.

Il avait le sens du commerce et l’art du spectacle, et surtout le dur désir de durer et de tous les enterrer sous les pelletés d’une méchanceté qui était aussi une lucidité. Celle-ci grinçait comme les prothèses en acier d’une nuque raidie par un complexe handicapant qui aurait besoin d’un col amidonné pour regarder devant. Et d’une lavallière endeuillée pour passer la corde au cou de qui oserait lui faire de l’ombre.

De Karl vivant, je ne célébrerai que sa juste prédilection pour des égéries parfaitement intéressantes. Le barbe-bleue asexué savait sortir des armoires de l’époque, et rémunérer en diamants éternels qui n’avaient rien d’un prix de gros, des mannequins maigres qui étaient aussi des intelligences insolentes.

Inès de la Fressange est le parangon de cette vertu découvreuse du talent-scout prussien. Bel esprit à langue pointue, elle sera en tout point l’égale du lecteur de Saint-Simon et de Bossuet. Rancunier, il lui brûlera les ailes quand elle s’envolera pour lui en remontrer. Sinon, il y a, chez ce solitaire sans descendance, un amour de la particule et un souci de faire vivre les lignées. Il y aura Caroline et puis Charlotte, Vanessa et puis Lily Rose et également Lou Doillon, cygne noir issue d’une bohème Birkin, peu Chanel dans l’âme. Maquignon à grosses lunettes qui, avant la perruque poudrée, ont pu le faire ressembler… à Bérégovoy, Lagerfeld saura repérer Carole Bouquet et Claudia Schiffer, Keira Knightley et Marine Vacth. Sans oublier, surtout pas, Anna Mouglalis, sa voix de tourbe et de malt, et son entêtante tête bien faite.

Défunt, Karl me ravit par son implosion organisée (1). Vitaliste hyperactif et homme de fer refusant de déférer aux injonctions sociales, il s’est toujours évité les enterrements des autres. A défaut de pouvoir échapper au sien, il entend bien que personne ne s’amarre à son corps mort. Il ne veut pas rouiller aux barreaux de la sentimentalité obligée ni empoussiérer les parquets de la sensiblerie humaine. Il veut le feu, la cendre et la dispersion.

Il a décidé de faire une unique concession aux affections perdues. Ce collectionneur qui a vendu les maisons de cœur pour que rien ne perdure a gardé deux urnes qui contiennent les maigres restes de ses passions passées.

Une seule et unique fois, il veut se mélanger à elles. Il veut retrouver sa mère admirée qui lui annonça avec retard la mort de son père pour en minorer l’impact. Et il veut se consumer post-mortem avec son amant rêvé et très peu consommé. Ce Jacques de Bascher, dont il finançait les orgies et qu’il voyait partir au bras de Saint Laurent.

Karl vivant engrangeait les salaires à la Mbappé et les dividendes à la Neymar. Et c’est pourquoi il sera amusant d’assister à la querelle en héritage façon Johnny entre le chat Choupette et le filleul aux allures de Petit Lord Fauntleroy.

Karl décédé, lui, nous dispense de la sonnerie aux morts dans la cour des Invalides et des Harley ronflantes devant l’église de la Madeleine. Et ce n’est pas parce que l’Allemand a pu être résident fiscal monégasque que sa candidature à l’hommage national sera invalidée. C’est parce qu’il savait que la vie va jusqu’à la mort. Et pas plus loin.

(1) Marie Ottavi dans Libération du 22 février.

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