François Ruffin: l’air mutin
Le trublion insoumis, qui dérange autant LREM que LFI, sort un livre anti-Macron et un documentaire sur les gilets jaunes. Personnage complexe tiraillé entre l’action politique de terrain et le journalisme satirique, le député avance en masquant ses ambitions.
Au Théâtre Toursky à Marseille, samedi, lors de l’avant-première de «J’veux du soleil».
Photo Olivier MONGE. MYOP
François Ruffin est un animal politique paradoxal, écartelé entre ombre et lumière. Le député insoumis de la Somme se démène, s’échine pour ne pas verser dans la banalité. Il tente des coups. Provoque. Irrite. Séduit. Gentil ou méchant, il clive. Tous ceux qui l’observent trouvent ce qu’ils cherchent.
L’ombre : le fondateur du journal Fakir parle cru, se fond dans la masse, s’envisage comme un «animateur démocratique». Pas question de se placer au-dessus du peuple. Parfois, à l’observer, on a le sentiment que ses habits d’élu pèsent lourd. Le doute se lit dans son regard. Des interrogations paraissent le tarauder, aussi. Mardi, dans un entretien au média en ligne Brut, il s’est livré sans gants : «Moi, j’ai un sentiment de médiocrité régulier, en particulier à l’adolescence, et je me demande si je vais m’en sortir un jour. Ce sentiment d’être nul, d’être une merde, de ne pas trouver son chemin. Ou est-ce qu’on va être valorisé ? Est-ce qu’il y a des gens qui vont nous aimer ?»
La lumière : François Ruffin aime se retrouver au centre du jeu ; voir son nom écrit en gros sur les affiches ou les écrans ; devancer, initier la tendance. Depuis le début du quinquennat, il enchaîne les livres ; le dernier en date, Ce pays que tu ne connais pas, s’adresse directement à Emmanuel Macron. L’élu a également produit un documentaire, J’veux du soleil. Un tour de France des ronds-points tenus par les gilets jaunes en lutte.
Les deux faces du personnage offrent un cocktail détonnant. Un objet ferraillant non identifié. Forcément, ça fait causer. Nombre de ses adversaires politiques observent son ascension avec une forme d’inquiétude. Certains pointent la «dangerosité» de sa stratégie populiste : un combat entre élites et citoyens. D’autres s’interrogent et se demandent jusqu’où il peut aller dans ses barouds, qu’il met en scène contre le président de la République, son meilleur ennemi.
Les questions s’enchaînent. Que cherche-t-il au juste ? Une candidature à la prochaine présidentielle ? François Ruffin regarde ailleurs. Il s’en moque : persuadé que sa place se trouve au milieu de la foule, des petites gens, loin des commentateurs, et que tous les maux du pays se régleront via des réformes sociales. Depuis le début de son mandat, il évolue au gré des événements, sans vraiment demander l’avis de ses copains insoumis. Un député lesté d’un fatras de doutes, qui souhaite rassembler le plus grand nombre tout en la jouant solo, entouré d’une petite équipe de collaborateurs acquis à sa cause.
20 juin 2017 : La France insoumise arrive en nombre place du Palais-Bourbon pour la rentrée parlementaire. Ils sont 17. De nouvelles têtes. Des rires. De l’agitation. Des photos. Un moment historique. François Ruffin, lui, se tient (déjà) un peu à l’écart. Distant. Pas son truc, les fêtes de famille. Posé à l’ombre, le tout nouveau député de la Somme souffle : «Il faut que je trouve ma place, mon style.» Les caméras et les micros s’approchent. Elles l’entourent. Il prévient qu’il ne sera pas le «clown» de l’hémicycle. Trouve rapidement son style, joue de son originalité. Un langage sans détour, une paire de baskets, une chemise sortie du jean. Dans l’hémicycle, Ruffin multiplie les coups d’éclat. A chaque fois, ses réseaux sociaux relaient ses interventions. Les compteurs s’affolent. Le 8 mars 2018, Journée des droits des femmes, il prononce un discours pour réclamer l’égalité salariale, prend pour exemple les femmes de ménage de l’Assemblée : plus de 13 millions de vues sur YouTube.
Quelques mois plus tard, l’édile s’emporte contre les parlementaires de la majorité, après le rejet de la loi sur les élèves handicapés : «J’espère que le pays ne vous le pardonnera pas. Ce vote, j’en suis convaincu, vous collera à la peau comme une infamie», éructe-t-il, la voix chevrotante. Nouveau carton. Son collègue, le député LFI du Nord Ugo Bernalicis, fait dans l’ironie : «Avec toutes ses vues, François fait de la concurrence aux chatons sur YouTube.» L’agitateur joue sur tous les tableaux. A l’intérieur de l’Assemblée, à l’extérieur aussi. Dans le sillage de Nuit debout, le 5 mai 2018, il organise la Fête à Macron, afin d’arroser la première année du chef de l’Etat au pouvoir. Au soleil, à Paris, entre Opéra et Bastille, 38 000 personnes défilent. Une ambiance de lutte festive. Une réussite. La veille de la marche, dans les colonnes de Libération, le patron de la CGT, Philippe Martinez, prévenait : «Ça fait longtemps que je le connais, il est syndiqué à la CGT. C’est quelqu’un que je respecte. Après, ce n’est pas un jour un homme politique, un jour le porte-parole de Nuit debout, un autre le rédacteur en chef de Fakir et le lendemain le réalisateur de Merci patron !. Il faut qu’il assume d’être un député de La France insoumise, c’est un homme politique.»
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Le hasard n’existe presque jamais chez Ruffin. Derrière son style détaché, il anticipe tout, notamment ses relations avec les médias. Le député ne commente pas l’actualité, fuit les journalistes politiques, refuse l’exercice du portrait. Pas de réaction non plus sur un dossier de fond pour alimenter un article. En septembre, lorsqu’une collègue du journal lui écrit pour le faire intervenir sur la gauche et le protectionnisme, il répond : «En général, je ne donne pas d’interview pour faire des petits bouts dans les articles. A chacun son snobisme. Parlementairement. François.»
Un mercredi d’octobre, on s’est installés sur un petit bout de pelouse dans sa ville d’Amiens, une interview en plein air, pour évoquer un de ses livres, une enquête sur Sanofi (Un député et son collab’ chez Big Pharma). Sur son rapport à la presse, l’ancien stagiaire de Libé - lorsqu’il était étudiant - argumente : «Je refuse de perdre du temps avec des journalistes politiques, car je suis sûr de me retrouver dans une polémique.» Ce jour-là, le député porte encore une autre casquette : il accompagne ses enfants au sport, au cirque plus précisément. Ruffin tente de passer un maximum de temps avec sa fille et son fils.
Hélas, les journées sont trop courtes et les dossiers trop nombreux au Palais-Bourbon. Sous le soleil d’automne, le fondateur de Fakir livre une anecdote. Un an après son élection, il a organisé son référendum révocatoire, dans sa circonscription de Picardie. Une promesse de campagne : le membre du groupe La France insoumise propose aux habitants de sa circonscription de le révoquer et de provoquer une nouvelle élection, si 25 % d’entre eux le souhaitent. Le député a reçu deux lettres. La première d’un homme qui n’habitait pas la circonscription, et la seconde de… son propre fils, qui souhaiterait un peu moins partager son paternel. Malheureusement pour lui, la naissance des gilets jaunes n’a rien arrangé, bien au contraire.
Des citoyens qui squattent les ronds-points pour parler «pouvoir d’achat» et qui rêvent de faire tomber Jupiter : un cadeau tombé du ciel. Un virage personnel dans son quinquennat. Il se démultiplie, fait la tournée des barrages à Amiens, Flixecourt, Abbeville ; tente, sans succès, de mêler les gilets jaunes à Nuit debout. Sans oublier de poster photos et vidéos, comme lors de chacune de ses actions. On le voit entouré de gilets jaunes, noircissant son calepin. «Je suis un cahier de doléances ambulant», promet-il. Tous les samedis, il embarque avec «les gens» en autocar. Ça ne se passe pas toujours bien. Des gilets jaunes lui ont demandé un matin de descendre du car au départ de Flixecourt. L’un d’eux s’en est expliqué dans le Courrier picard : «Nous avons une volonté de clarté avec ce dernier. [En fait] il ne soutient pas notre mouvement, il veut être soutenu par notre mouvement.»
François Ruffin a toujours aimé se faire remarquer. Pas tout le temps de la meilleure des manières. Le 2 décembre, par exemple. Au lendemain de l’«acte III» des gilets jaunes et de la dégradation de l’Arc de triomphe, plusieurs journalistes reçoivent un message en milieu d’après-midi. Le député donne rendez-vous devant l’Elysée, auquel il ne peut accéder, sécurité oblige. Un peu plus loin, devant le Théâtre Marigny, écharpe tricolore autour du torse, il lit une feuille. La séquence est bien entendu diffusée en direct sur les chaînes d’info. «Qu’ai-je entendu durant deux jours ? "Il va terminer comme Kennedy" ; "Vous voyez la croix sur le terre-plein, il va finir pareil." Ces mots sont prononcés par des intérimaires, par des retraités paisibles, des habitants ordinaires. Je me suis appliqué à les tempérer, à argumenter, à modérer. La violence ne mène à rien.» Relayés, les mots prononcés par le député de la Somme créent la polémique. Même ses collègues insoumis tiquent. En privé, le fondateur de Fakir assume, explique qu’il faut toujours tenter et que ça ne marche pas à tous les coups. En février, à l’Elysée, Emmanuel Macron est revenu sur cet épisode devant une poignée de journalistes : «Ruffin joue un rôle factieux au sens propre du terme. Quand il dit : "Il va arriver à Macron la même chose qu’à Kennedy", personne n’a considéré que c’était scandaleux. A ce moment-là, il y a eu une dévitalisation physiologique de notre démocratie.»
A la fin de l’année civile, après son tour de France des ronds-points, une nouvelle polémique surgit. Lors d’une conférence de presse au Palais-Bourbon, afin de présenter une proposition de loi visant à instaurer le référendum d’initiative citoyenne (RIC), François Ruffin rend hommage à Etienne Chouard : l’homme qui a porté, bien avant la naissance des gilets jaunes, l’idée de RIC et qui fut un temps proche d’Alain Soral, avant d’en pincer aujourd’hui pour François Asselineau. Présents face aux micros, et près de Ruffin, sept députés insoumis se décomposent. Ils n’ont rien vu venir. Après la tempête, lors d’une interview à Brut, Jean-Luc Mélenchon a pris ses distances : «François a son caractère, mais quand même ce monsieur Chouard, ce n’est pas nous !»
Durant les fêtes de Noël, Ruffin disparaît des radars : ni média ni rond-point. Il reste en famille. On le retrouve début janvier avec J’veux du soleil, un documentaire consacré aux gilets jaunes. L’Amiénois se lance dans un mini-tour de France pour des avant-premières. Quelques semaines plus tard, en février, à la surprise générale, il publie son pamphlet anti-Macron où il se pose en adversaire principal du chef de l’Etat. «Votre tête ? Les visages sont marqués, normalement on y devine la trace de la souffrance. Mais vous, non, c’est sans cernes : vous transpirez l’assurance. Vous exhalez une classe. Vous portez en vous une suffisance. Ce rejet physique, nous sommes des millions à l’éprouver», s’emballe-t-il. Un peu plus loin, celui qui rêve de voir la France dirigée par un «président-reporter» - suivez son regard - met en garde : «J’étais à peine élu que les journalistes m’interrogeaient déjà sur 2022. Cette élection pervertit tout : ça vous effleure, ça grossit en vous comme une tumeur. Les médias, les sondages, les collègues vous farcissent d’une ambition qui n’est pas la vôtre. Il faut y résister, alors, à la présidentielle, sans quoi on glisse dedans comme sur un toboggan, saisi par un tourbillon.»
Le cas Ruffin fait jaser. Le personnage intrigue. Il prend des coups aussi. La majorité lui tape dessus. Sans compter la droite et la gauche. Tous l’accusent de jouer avec le feu, de faire sauter les «digues républicaines». Yannick Jadot, tête de liste écolo pour les européennes, souffle : «Ruffin est très sincère, il est proche des gens, il souffre avec eux. [Mais] j’ai le sentiment qu’il peut être dangereux, qu’il est prêt à tout, prêt à faire alliance avec tout le monde, contrairement à Mélenchon qui ne franchira jamais quelques frontières.» Au sein de la mouvance insoumise, les langues se délient lentement. Tous soulignent la face «sincère et touchante» du Picard. Mais Le côté solo agace chaque jour un peu plus. Sa stratégie aussi. Un soir, un dirigeant LFI nous a écrit : «Disons que pour un type modeste qui veut en finir avec le présidentialisme, il y pense beaucoup et sans trop de modestie.»
Ceux qui côtoient de près le «député-reporter» mettent en avant un autre aspect du personnage. Il étale ses doutes, ses interrogations, ses phases dépressives. François Ruffin ne s’en cache pas. Dans son bouquin, il écrit sans armure qu’il a déjà songé «à en finir». Des mots qui n’étonnent pas grand monde dans son entourage. «Mettre fin à sa vie, c’est peut-être excessif, mais se lever un matin et tout envoyer chier, ce n’est pas impossible. Peut-être qu’il changera d’avis le lendemain. François est cyclique», détaille une tête pensante insoumise. Un collègue député confirme : «Quand je discute avec lui, il me dit souvent qu’il veut arrêter, faire autre chose de sa vie.»
Au milieu de ce maelström, le chef des insoumis ne s’affole pas. Jean-Luc Mélenchon échange régulièrement avec François Ruffin. Un «ami», dit-il. Il sait que le député de la Somme ne rentrera jamais dans une «case». Liberté presque totale, donc. Une seule réelle dispute entre les deux hommes : c’était lors de la Fête à Macron. Le député de la Somme a «pété un plomb» lorsqu’il a vu défiler un bus à impériale avec tous les élus insoumis à bord. Une récupération politique alors qu’il avait travaillé dur pour organiser l’événement avec ses copains de Nuit debout. Tout est rentré dans l’ordre après quelques jours de froid.
L’été dernier, dans un bar près de la gare du Nord, le tribun s’est projeté dans le futur. Au moment d’évoquer la relève, il a refusé de lister ses préférences. «Je me garde de la folie de croire que je pourrais dominer l’avenir. Je les aide tous, garçons et filles, sans savoir sur lequel la suite va tomber», a dit Mélenchon à Libé. Au sujet de Ruffin, le chef des insoumis a précisé que celui-ci ne doit à «aucun moment reculer» mais avancer sans «crainte», et que si un matin la «croix lui tombe dessus, il n’aura d’autre choix que de la porter, c’est comme ça». Un proche de Mélenchon s’interroge à haute voix : «Jean-Luc doit faire attention, car François est vraiment très populaire. Au fond de lui, il est convaincu qu’il n’ira pas au bout, qu’il n’a pas encore les épaules et le mental pour mener tout un mouvement à la présidentielle. Hollande ne disait-il pas la même chose à propos de Macron ?»
D’autres questions restent en l’air. Si un matin, par hasard, la croix se retrouve sur le dos de Ruffin, voudra-t-il la porter ? Et si oui, quelle direction prendra-t-il ? Et avec qui ? Pour le moment, l’Amiénois ne change pas de ligne : il refuse de commenter l’actualité, se tient à bonne distance des journalistes politiques. L’agitateur laisse les curieux s’agiter, les flashs crépiter autour de sa personne. Enfant, déjà, il rêvait d’être un artiste, une star.
Collé à partir de <https://sfrpresse.sfr.fr/article/62ce4342-deea-4daf-ac40-2d0058d7c269>
«Foutre !»
Robin des Bois ou le père Duchesne ? François Ruffin préfère à coup sûr le premier au deuxième. Héraut des petits et des sans-grade, ami du peuple, acharné à prendre aux puissants pour soulager les pauvres, le député affilié, avec distance, à La France insoumise, se voit en paladin qui confond volontiers les faubourgs d’Amiens à la forêt de Sherwood. Il y a gagné une popularité certaine, disant sur un mode brut et familier ce que le peuple en question est censé penser tout bas. A l’Assemblée, où sa voix rauque fait souvent événement, pour le meilleur ou pour le pire, sur les ronds-points, dans son journal ou à travers ses films efficaces et drôles, il marque désormais l’opinion, pour devenir, excroissance populiste du populisme mélenchonien, un phénomène politique.
Pourtant, la comparaison avec le père Duchesne est plus juste, la violence révolutionnaire en moins - Ruffin n’a encore envoyé personne à la guillotine. Mais il en parle, promettant à Emmanuel Macron le sort de Kennedy, phrase éminemment choquante, même si l’intéressé affirme qu’il n’a fait que répéter une formule entendue. Jacques-René Hébert doublait sur la gauche le parti sans-culotte, dépassant Robespierre en violence verbale, comme Ruffin dépasse Mélenchon, et distribuait un journal émaillé de jurons - «foutre !» - que les vendeurs à la criée présentaient avec cette «punchline» : «Il est bougrement en colère aujourd’hui le père Duchesne !» En colère, Ruffin l’est bougrement, pour des motifs respectables. Mais son outrance, l’agressivité de ses attaques ad hominem, ne servent guère la démocratie, creusant les fractures au lieu de les réduire. Son succès est un symptôme de l’époque, où la nuance, le respect de l’adversaire, la référence à un socle démocratique commun ne sont plus de mise. Fait-il ombrage à Mélenchon ? On ne sait. Mais Hébert, lui, à force d’excès, a fini par être guillotiné… sur ordre de Robespierre.
Collé à partir de <https://sfrpresse.sfr.fr/article/b719b37c-555a-4f07-9693-5498f172a5c3>
«Incarner la France qui souffre, relayer tout ce qui, selon lui, vient du peuple»
Pour le professeur à Sciences-Po Marc Lazar, François Ruffin excite la «haine politique et personnelle de Macron».
3 min
François Ruffin place de la République à Paris, le 29 novembre 2018, lors de la «fête à Macron».
Photo Boby pour Libération
Marc Lazar publie à la fin du mois Peuplecratie, la métamorphose de nos démocraties (Gallimard). Il y analyse la montée du populisme. Professeur à Sciences-Po Paris et à Rome, il souligne les points commune et les différences entre les positionnements de François Ruffin, Jean-Luc Mélenchon et le Mouvement Cinq Etoiles en Italie.
Ruffin est-il un personnage à part dans le paysage politique ?
Oui. Par ses provocations, sa transgression systématique des règles, jusque dans l’enceinte parlementaire, la mise en scène continue de ses idées, de ses actions et de sa propre personne. François Ruffin pratique la dénonciation systématique et excite la haine politique et personnelle d’Emmanuel Macron. A sa façon, il illustre quelques-unes des mutations de nos démocraties. La personnalisation à outrance qui le rend incontrôlable, y compris par le groupe parlementaire de La France insoumise, voire Mélenchon lui-même, le rôle essentiel des médias sociaux, son populisme presque primitif se résumant à une opposition entre le peuple supposé uni et une classe dirigeante présentée comme homogène et complotant continûment contre le peuple. D’où la volonté de François Ruffin d’incarner la France qui souffre et de relayer tout ce qui, selon lui, vient du peuple, Nuit debout en 2016, maintenant les gilets jaunes.
Il y a une différence entre Mélenchon et Ruffin ?
Oui. Jean-Luc Mélenchon a une longue expérience politique : le trotskisme dans sa jeunesse, celui de l’OCI [Organisation communiste internationaliste] où il a appris, entre autres, l’importance de l’organisation et la thématique fondamentale de la défense de la laïcité, renforcée par son appartenance à la franc-maçonnerie. Puis le Parti socialiste, ensuite le Parti de gauche, enfin La France insoumise. Mélenchon dispose d’une solide culture politique et historique de la gauche révolutionnaire. Désormais, il est à la fois fidèle à cet héritage et s’en est éloigné en opérant une double rupture : politique, puisque selon lui l’antagonisme entre gauche et droite laisse la place à l’opposition entre le peuple et «la caste», et organisationnelle en fondant un mouvement combinant de la participation et son pouvoir personnel. Avec son style à lui, Mélenchon veut être auprès «des gens», une expression qu’il affectionne, et se radicalise politiquement, comme en atteste son soutien résolu aux gilets jaunes. Son populisme, plus élaboré conceptuellement, revêt aussi un aspect plus «viscéral», proche de celui de Ruffin.
Actuellement, est-il possible de se lancer en politique sans une forme de populisme ?
Selon moi, le populisme est un style politique le plus souvent incarné par un leader tout-puissant. Il repose sur quelques préceptes efficaces : le peuple contre l’élite, une vision dichotomique de la politique, l’affirmation qu’il n’existe pas de problèmes compliqués, mais seulement des solutions simples, ce qui induit une temporalité de l’urgence et un langage simplificateur, l’invention d’ennemis divers et variés. Or le populisme, au pouvoir ou pas, grâce en outre aux réseaux sociaux, est en train de transformer nos démocraties, instaurant ce que j’appelle avec Ilvo Diamanti la «peuplecratie», soit une démocratie immédiate, sans médiation d’aucune sorte, instaurant une urgence politique absolue, où la souveraineté du peuple est sans limite avec, donc, la marginalisation et même la subversion de toutes les formes de contre-pouvoir élaborées par la démocratie libérale et représentative. De ce fait, ceux qui entendent combattre les populistes sur le fond tendent à recourir à ce style populiste, au moins pour emporter une élection, voire pour gouverner. La peuplecratie n’a pas gagné mais déstabilise déjà nos démocraties.
Quelle est la principale différence entre le populisme de droite et de gauche ?
Elle concerne les immigrés. Le populisme de droite les dénonce de manière virulente, surtout s’ils sont musulmans. Celui de gauche continue de définir la nation comme étant ouverte. Toutefois, en Allemagne, une dirigeante de Die Linke, Sahra Wagenknecht, a fondé un mouvement, Aufstehen («se lever»), qui combine volonté de durcir la politique d’accueil des migrants et mesures sociales classiques de gauche.
Il y a des similitudes entre LFI et le Mouvement Cinq Etoiles ?
Le Mouvement Cinq Etoiles a des propositions que l’on pourrait qualifier de gauche, d’autres plutôt de droite à propos des migrants, et un fort volet écologique. Il s’est toujours défini comme ni de gauche ni de droite. Ce mouvement est bien moins cohérent que La France insoumise, même si celle-ci est traversée par des tensions internes. Cela étant, il y a quelques similitudes. Les deux essayent d’inventer des formes d’organisation originales, ils rejettent les autres partis - même si le M5S gouverne désormais avec la Ligue - et ils dénoncent la misère sociale provoquée par les politiques d’austérité venues de l’UE, qu’ils combattent, sans siéger dans le même groupe au Parlement de Strasbourg. J’ajoute que les excès et les provocations de Ruffin font un peu penser aux débuts politiques de Beppe Grillo.
Collé à partir de <https://sfrpresse.sfr.fr/article/2f460a76-39d7-4e2a-8f87-c03c131404d5>
François Ruffin à Marseille: «J’veux du soleil» sans faire de l’ombre à Mélenchon
L’élu picard a présenté son documentaire sur les gilets jaunes et réfuté toute rivalité avec son chef de parti.
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François Ruffin était avec Jean-Luc Mélenchon, samedi à Marseille, pour la présentation de son film, coréalisé avec Gilles Perret, «J’veux du soleil».
Photo OLIVIER MONGE. MYOP
Marcelle, 73 ans, fend la foule qui palabre devant le Théâtre Toursky. Objectif : François Ruffin, sa main plus précisément, que la retraitée secoue vigoureusement. «Merci pour ce que vous faites», lance la militante au député insoumis, qui lui sourit timidement. Ce samedi après-midi à Marseille, ils sont près de 900, déjà conquis, à avoir répondu à l’invitation de l’élu picard, qui sillonne le pays pour présenter son dernier film, J’veux du soleil, coréalisé avec Gilles Perret. Un road-movie sur les routes de France, ou plutôt de rond-point en rond-point, à la rencontre des gilets jaunes. Un documentaire sur Corinne, Carine, Khaled, Rémi, Marie… Tous en jaune et en galère, mais surtout mobilisés et solidaires. «Un vrai film d’amour sur les gens», argumente Ruffin pour les journalistes qui l’ont alpagué sitôt arrivé devant le théâtre. Le député s’y attendait, il n’échappera pas aux questions sur ses ambitions politiques et sa possible rivalité avec Jean-Luc Mélenchon. C’est lui qui a ouvert la brèche dans son livre, publié le mercredi précédent, en évoquant son «rêve» d’un «président-reporter», tout en assurant ne pas se projeter vers la présidentielle. Le sujet excite d’autant plus les micros que le Picard fait escale à Marseille, la ville où Mélenchon a élu domicile électoral.
Electron. «Il n’y a aucune rivalité entre nous, assure Ruffin face caméra. J’espère surtout qu’il ne va pas me piquer ma place de député-reporter !» La vanne aurait plu à l’ancien journaliste Jean-Luc Mélenchon, qui arrive justement devant le théâtre. Salut chaleureux, complicité affichée… «Je l’aime beaucoup, j’ai vraiment hâte de voir le film», insiste l’élu marseillais, louant les qualités de «créateur» du jeune député. En retrait, Marcelle, la retraitée insoumise, observe. Les journalistes l’énervent. «Ils créent des histoires là où il n’y en a pas ! peste-t-elle. Mélenchon et Ruffin sont complémentaires. Ce mélange entre l’ancienne et la nouvelle génération, c’est la richesse du mouvement. Ruffin est un électron libre ? Et alors ? Moi, j’ai une famille, ça ne m’empêche pas de faire cavalier seul quand j’en ai envie !»
A quelques mètres, dans la foule, Julie, 29 ans, fait la moue : «Bien sûr qu’il y a une compétition, soutient-elle. Ruffin, je l’ai découvert au moment de Merci Patron !. Je le trouve plus investi, plus proche du peuple. Je me suis demandé en venant si Mélenchon était un peu jaloux. On va bien voir…» A côté d’elle, Bruce, un militant d’Avignon, hausse les épaules. «C’est vrai qu’on entend des gens qui les opposent, même dans le mouvement, et c’est normal, c’est le jeu, souligne-t-il. Mais on n’en est pas encore à la présidentielle, il y a beaucoup de choses à penser avant.»
Batteries. C’est l’heure de rejoindre la salle de projection, pleine à craquer. Noir. A l’écran, Ruffin prend le volant de son Berlingo et part en vadrouille. Sur les ronds-points, les gilets jaunes l’accueillent avec bienveillance, acceptent de raconter leur quotidien chaotique, l’invitent dans leur intimité. Ruffin les écoute, se glisse dans la peau du président Macron pour recueillir leurs doléances. La salle rit, applaudit, siffle le pouvoir et les éditorialistes télé, puis se lève pour une standing-ovation au moment du générique. Le député Ruffin, qui monte sur scène, invite les quelques gilets jaunes présents à le rejoindre. Nelly, qui bat le rond-point depuis plusieurs semaines, a repris espoir. Ruffin a compris, explique-t-elle de retour sur son siège. Plus que Mélenchon ? «C’est un révolutionnaire, alors que Mélenchon, lui, il a vécu toute sa vie dans les institutions républicaines. Il les a chevillées au corps. Nous, les gilets jaunes, on veut justement péter le cadre.» Cas pratique avec une petite constitution, qu’elle sort de sa poche. Nelly y a collé un autocollant «à nous de la réécrire». «Mélenchon veut bien, mais pour cela il veut passer par un cadre, une constituante, explique-t-elle. Pour nous, c’est trop incertain. Ruffin, lui, est capable de dire : on loue un stade et pendant quatre heures, on va écrire les articles !»
Sur scène, l’Amiénois se montre plus diplomate : «J’ai mon président préféré dans la salle - je dis "préféré" car je le préfère largement à l’autre ! Je ne suis pas le plus corporate de LFI. Mais je suis très fier d’appartenir à ce mouvement.» Avec Mélenchon, «nous avons deux regards très différents, avec peut-être une réflexion plus théorique venant de lui sur cette révolution citoyenne. Mais on a eu cette intuition commune qu’il fallait en être. Sur ce coup-là - et je le dirais pas sur tous les coups -, il a eu l’habileté d’y aller sans les gros sabots.» A la sortie de la projection, Mélenchon ne cache pas son enthousiasme. «On recharge les batteries après un film comme ça», dit-il, avant de penser à haute voix : «On nous oppose, je ne sais pas pourquoi… Mais ce qui compte surtout, c’est quelle tâche utile on fait.»
Collé à partir de <https://sfrpresse.sfr.fr/article/391d9ce3-30fb-42a0-b12f-8c52b2f618a2>