Au détour des livres (10). Les «Mille et Une Nuits» d'un philosophe malade

11 août 2017 Par Sophie Dufau

- Mediapart.fr

Dans un essai érudit, vif et par endroits très personnel, Ruwen Ogien met en pièces le dolorisme, cette théorie qui voudrait que « ce qui ne tue pas rend plus fort ». Car non seulement cette assertion est fausse, mais surtout elle risque de « conduire les plus faibles, les plus gravement malades ou handicapés au fatalisme, à accepter le sort cruel qui leur est fait, comme si c’était le mieux qu’ils pouvaient espérer ».

Quand, un jour de mai 2013, Ruwen Ogien apprit que la « bonne mine » que lui trouvaient ses amis n’était que le symptôme d’un cancer du pancréas, il ne fut ni abattu ni en colère. Aucun « cri de terreur ou de désespoir » comme en poussa le curé de campagne de Bernanos, aucun fatalisme du genre : « Je ne verrai probablement pas la coupe du monde de football en 2022 au Qatar. » Il resta relativement « indifférent à l’annonce » et douta même du diagnostic du médecin : « Chez nous, on meurt plutôt d’antisémitisme. »

Plus tard, le traitement faisant son travail, il eut quand même « le sentiment assez atroce d’être aussi fragile et vulnérable que doit l’être un chômeur vieillissant, sans qualification, à la recherche d’un emploi minable et mal payé ».

Le philosophe Ruwen Ogien © Kristiina Hauhtonen

Mes Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie est sans doute l'essai où le philosophe Ruwen Ogien, connu pour ses travaux sur l’éthique, se dévoile le plus. Non par désir de s’exhiber, mais parce qu’à travers ces lectures – de Michel Foucault ou Susan Sontag par exemple – il lui semble que « ce qui a motivé [leur] désir de ne rien dire de leur expérience personnelle de la maladie c’est, en partie au moins, la crainte de devenir un “paria”, c’est-à-dire d’être traité comme un déchet social. (…) C’est précisément cette crainte qu’il me paraît important de décrire et d’analyser ». « Refuser de s’exposer ainsi, écrit-il plus loin, n’est rien d’autre qu’une posture élitiste, un moyen de faire savoir qu’on n’appartient pas à la masse bavarde des mortels. »

L’humour est chez Ruwen Ogien un moyen de relater avec une extrême pudeur son expérience. C’est sa grande qualité. Peut-être est-ce aussi un moyen d’adoucir sa critique radicale de nos attitudes face à la maladie : le désarroi de ses proches ; la violence du paternalisme médical ; et la bêtise de certains penseurs. C’est sa grande force.

Sur le désarroi des proches, on se reconnaîtra dans ce « besoin irrésistible de donner des conseils, même les plus délirants » : « manger des légumes sombres, me gaver d’ail, toujours ajouter un peu de curcuma. On me recommande le reiki, la sophrologie, le yoga, le soutien psychologique, les massages ayurvédiques, la réflexologie, le toucher créatif et même les cercles de chants spontanés ». Toutes choses qu’il fait semblant d’approuver (sans les suivre bien sûr).

Sur le paternalisme médical, Ruwen Ogien remarque que les informations dont on dispose aujourd’hui donnent « paradoxalement au médecin l’occasion de blâmer le patient, coupable d’avoir pris trop de risques avec sa propre santé (en fumant, en buvant, en bronzant, en s’exposant à un environnement toxique, etc.), coupable de ne pas suivre les protocoles thérapeutiques exactement comme il faudrait (…), coupable enfin de sa prétention à être expert de son affection à égalité avec le soignant professionnel ». Il se souvient aussi des promesses de bonne conduite qu’il a dû faire pour pouvoir sortir de l’hôpital, « comme un criminel qui a fini son temps d’incarcération et que la direction voit sortir avec inquiétude ». Il constate enfin, avec l’acuité qui caractérise son regard, que lorsque les médecins acceptent d’abandonner « un peu de leur pouvoir aux patients, ce n’est jamais bon signe en fait. Ça sent la fin ».

Mais il a surtout noté l’injustice faite par le corps médical aux patients les plus démunis, les plus fragiles en remarquant combien il est lui-même « obligé de mettre en scène [les] qualités sociales supposées “positives” (arriver à l’heure, être bien habillé, parler sans confusion ni affection) pour avoir des chances que [son] traitement soit prolongé et ne pas risquer d’être considéré comme un individu “superflu”. Ces efforts de mise en scène de la part des patients atteints d’une grave maladie pour séduire le personnel soignant et leur propre entourage m’ont fait penser aux contes des Mille et une nuits ». D’où le titre de son livre. De cette nécessité de devoir déployer des trésors d’énergie pour maintenir le suspense quant à son état et gagner ainsi l’intérêt des soignants et peut-être une journée de plus. Comme Shéhérazade.

Sur la bêtise de certaines théories philosophiques (le point qui importe le plus à Ruwen Ogien), il met en pièces le dolorisme, pensée selon lequel le malheur est utile, bénéfique, la souffrance nous rendant meilleur. « Pour le dolorisme, la maladie est un défi enrichissant, une épreuve qui donne au patient un avantage épistémique et moral sur les bien-portants. » La souffrance nous donnerait ainsi l’occasion de nous détacher de la vie matérielle, nous offrirait une plus grande disponibilité à penser, nous permettrait de nous élever spirituellement, de nous perfectionner personnellement, etc. L’idée que « ce qui ne tue pas nous rend plus fort » est attribuée à Nietzsche, mais a très vite diffusé dans l’opinion commune comme « un lot de consolation formidable pour tous les malheurs de la vie ». Au point que Johnny Hallyday, « nietzschéen sans le savoir peut-être mais sachant indubitablement ce qui plaît aux gens », remarque Ruwen Ogien, l’a prise pour titre d’une de ses chansons.

Ce dolorisme, très empreint de préceptes religieux, prend aujourd’hui des atours modernes avec la psychologie « positive », « largement fondée sur le concept flou de résilience, c’est-à-dire en gros, de la capacité à construire une vie bonne, réussie, quelles que soient les horreurs que l’on a subies et même en prenant appui sur elles ». Or il n’est pas vrai, note Ruwen Ogien, « que le fait d’avoir souffert immunise nécessairement à l’égard des préjugés racistes, misogynes ou d’autres aussi répugnants. Il n’est pas vrai que la souffrance passée nous rende incapables de malveillance ou de cruauté à l’égard d’autres personnes, même celles qui ne nous ont causé aucun tort ». Pour prouver que « la maladie ne rend pas nécessairement meilleur ou plus intelligent, mais peut au contraire rétrécir notre horizon mental et affectif en nous focalisant sur des signes très terre à terre de notre possible survie », il offre avec courage tout un chapitre de ses Mille et Une Nuits au journal qu’il tenait durant sa maladie.

[[lire_aussi]]

Si le dolorisme ou la résilience n’avaient au bout du compte que des intentions consolatrices, Ruwen Ogien pourrait les accepter comme des « illusions utiles ». Mais il perçoit à travers elles des discours politiques et sociaux autrement plus pervers : d’une part, face à ceux qui jugent nos sociétés en déclin, en décomposition ou en pleine décadence, le dolorisme permet de brandir « l’esprit de sacrifice », le « sens de la souffrance » capables de nous éloigner « du bien-être matériel et des plaisirs immédiats ». Plus prosaïquement, ces théories nous « empêchent de prendre tout à fait au sérieux les souffrances physiques des malades, même les plus intolérables ». « Elles peuvent nous rendre aveugles ou indifférents à l’incroyable cruauté sociale à laquelle les personnes atteintes d’une affection grave et de longue durée sont confrontées dans leur vie de tous les jours ». Elle peuvent « conduire les plus faibles, les plus dépendants, les plus pauvres, les plus gravement malades ou handicapés au fatalisme, à accepter le sort cruel qui leur est fait, comme si c’était le mieux qu’ils pouvaient espérer ».

Elles ont « comme les idées de Leibniz dont Voltaire se moquait, un côté bêtement optimiste, répugnant aux yeux de tous ceux dont la vie est précaire, marquée par les échecs et les peines profondes ». Elles tendent à « culpabiliser tous les défaitistes en pensée ».

Philosophe résolument logique et libertaire, Ruwen Ogien déroule ici, en croisant ses idées, son expérience avec celles de Susan Sontag, Simone de Beauvoir, Talcott Parsons, Fritz Zorn, Hervé Guibert, Dr House, Marcel Proust, Alexandre Soljenitsyne, Philip Roth, Laurent Fignon… une argumentation originale dans l’univers des essais consacrés à la maladie. Irréductiblement attachée à démontrer, comme dans chacun de ses essais, que chacun a la liberté de faire ce qu’il veut de sa vie à partir du moment où il ne nuit pas aux autres, la pensée tout en vitalité de Ruwen Ogien n’a rien abdiqué à la maladie. Même s’il vit celle-ci « comme une profession qui exige un apprentissage, un certain savoir-faire, une organisation, une planification active de nos journées, une ligne de “carrière”, etc. (…) Être malade est en train de devenir mon vrai métier et j’aimerais bien être licencié ». Raté. Ruwen Ogien est mort le 4 mai 2017.

*****

Ruwen Ogien

Mes Mille et Une Nuits.

La maladie comme drame et comme comédie

Éditions Albin Michel, 2016

256 pages, 19 €

 

Collé à partir de <https://www.mediapart.fr/tools/print/702706>