Ruffin, les boules Quies et le «core business»
Par Daniel Schneidermann — 10 mars 2019
François Ruffin à Mourenx en octobre 2018. Photo Laurent Ferriere. Hans Lucas pour Libération
Les mots de start-up utilisés par les élus de la majorité disent beaucoup du monde auquel ils appartiennent.
C’est un mardi à l’Assemblée. Ruffin fait du Ruffin. Dans le cadre de la commission spéciale sur la loi Pacte, il intervient contre la privatisation d’Aéroports de Paris. Il souligne les bizarreries administratives du dossier, les soupçons d’attribution truquée, reprend longuement une enquête de Mediapart, revient sur le fiasco de la privatisation des autoroutes. Il s’émeut, bafouille, parle fort. Si fort que la présidente de la commission spéciale, Olivia Grégoire, lui demande de se calmer, personne n’est sourd, M. Ruffin. Incident. Enervement général. «Vous allez baisser d’un ton M. Ruffin, je préside cette commission.» «Je suis comme je suis, mettez des boules Quies !» Et alors, cette phrase de la présidente : «Est-ce que vous pourriez avoir un minimum de respect, je sais que c’est pas votre core business, pour la présidente que je suis ?»
«Votre core business.» Etonnement général devant la vidéo de l’incident, aussitôt mise en ligne, aussitôt naturellement virale. Qui donc connaît cette expression, «core business», qui fleure délicieusement sa macronie ? En substance, il s’agit de la traduction anglaise de «cœur de métier». Par exemple, le core business d’une boulangerie est constitué de la vente de baguettes et de pains divers. En macronie, le core business du chômeur consiste sans doute à traverser la rue pour trouver du boulot, etc. Au niveau supérieur de sophistication, on trouve sur Internet cette définition : «Le cœur de métier d’une entreprise de SEO (search engine optimization) est la distribution de prestations de services en optimisation du référencement des interfaces digitales sur les moteurs de recherche, réseaux sociaux, et autres supports numériques.»
Qui sont les locuteurs de cette langue mystérieuse ? Vraisemblablement des êtres augmentés, qui comprennent et utilisent aussi des idiomes comme «team building», «start-up nation», «bottom-up», «business model», «feed back», «to do list», «up to date», «open bar», «disruption», ou encore «fluidifier le process».
Cette expression n’est pas venue par hasard dans la bouche de la députée Grégoire. C’est dans le cadre de la commission spéciale sur la loi Pacte que s’est déroulé cet affrontement sur les décibels ruffiniens. La loi Pacte, au nom délibérément opaque, est à peu près aussi inconnue du Français moyen que le core business. De quel «pacte» s’agit-il ? Conclu entre qui et qui ? En substance, elle se propose de «libérer la croissance», en allégeant quelques lourdes obligations administratives pesant sur les patrons. Alléger, simplifier, fluidifier, assouplir : tout un registre utilisé par les mêmes virtuoses du core business. Et au milieu de cette fluidification générale, la loi Pacte va organiser la vente de quelques bijoux de famille (Engie, la Française des jeux, Aéroports de Paris), pour financer «l’innovation de rupture». Autour de l’étrange privatisation d’ADP, volettent de forts soupçons d’affairisme. Ne s’agit-il pas d’offrir un lot de consolation à Vinci, après le renoncement à Notre-Dame-des-Landes ? Ce sont ces soupçons qu’énumère Ruffin quand la présidente Grégoire lui coupe le micro.
Core business : en un mot, la présidente Grégoire a laissé entrevoir un univers. C’est à ce monde-là qu’appartient cette ex-cadre sup de Saint-Gobain, qui a fondé ensuite un cabinet de «conseil en stratégie d’influence» (en français, de lobbying). Non seulement elle pratique cette langue-là, mais elle la pratique à l’Assemblée, dans le cadre de ses fonctions de présidente de la commission Pacte, en tenant donc pour acquis que tout le monde la comprend localement. Pourquoi cette expression est-elle si violente ? Parce qu’elle englobe Ruffin de force dans «le monde de Macron», qu’elle le recrute comme consultant vendeur de vent, dans ce monde où l’on glisse du lobbying à la tribune, et retour. Ses discours, ses amendements, ses interventions, ses vidéos, tout son travail d’élu : un business.
L’éternel coupable, néanmoins, c’est Ruffin. Relatant l’incident, le site de l’Express titre sur «les invectives de Ruffin en commission». Quand il enfile un pull ou un maillot de foot dans l’hémicycle, quand il lance «venez avec vos boules Quies», quand il évoque Rothschild, ou s’en prend dans son livre au physique de Macron, Ruffin «rompt le pacte républicain». Mais personne ne critique la députée Grégoire, quand elle parle, à l’Assemblée, la langue de sa principauté de consultants en stratégie d’influence. Et pourtant, se révèle là un monde qui a perdu de vue l’intérêt général. Les coups de gueule de Ruffin ne sont pas seulement intéressants en eux-mêmes, mais par l’univers qu’ils dévoilent.
Collé à partir de <https://www.liberation.fr/debats/2019/03/10/ruffin-les-boules-quies-et-le-core-business_1714187>