L’homosexualité, interdite de séjour en Ehpad

 

A 89 et 100 ans, elles ont décidé de s’aimer, malgré l’âge et malgré l’Ehpad. Une exception, car en maison de retraite, les seniors LGBT, stigmatisés par les résidents et le personnel, se rendent invisibles. Et s’isolent.

 

08 mars 2019

 

 

Derrière les portes ocre des chambres de cette maison de retraite médicalisée située près de Paris, se jouent, d’ordinaire, des histoires tristes : un homme, en fauteuil, tête basse, bras ballants, qui râle ; une femme qui répète inlassablement le même prénom : « Eléonore ! Eléonore ! Eléonore ! »

Mais en entrant, à 19 h 30, dans la chambre d’Anne (les prénoms ont été modifiés), on découvre le tableau d’une passion qui défie les lois du grand âge, de la dégradation des corps et de la « bienséance ». Deux femmes de 89 et 100 ans, lovées l’une contre l’autre dans un minuscule lit médicalisé.

Imposante et fantasque grand-mère aux bras ornés de bracelets, Anne raconte à son aînée, Judith, délicate petite dame de 1,50 m au maintien parfait, l’activité apéro-jazz de la veille. Judith, bien que réputée sévère, lui réclame parfois un baiser. Sur le front. Sur la joue. Et, lorsqu’elle s’abandonne totalement, dans le cou. Les deux femmes se réchauffent, se consolent, s’écoutent.

« Il faut le voir pour le croire, s’exclame Anita, nouvellement responsable des aides-soignantes du 5e étage. Ça se passe tous les jours, du lundi au dimanche. L’une ne reste pas sans l’autre. C’est rare, surtout en maison de retraite. Avant, je travaillais au 4e. Mes collègues du 5e me racontaient. Mais je disais : “Ce n’est pas possible. Ce n’est pas vrai.” Il fallait que je monte à cet étage pour voir ça ! Normalement, nos pensionnaires, ils se crêpent le chignon. Là, c’est comme si elles se connaissaient depuis toujours. »

 

« Ça jase, on parle de nous »

Chaque soir, après un interminable dîner en compagnie d’autres résidents pas vraiment à leur goût, dans les replis du lit de Judith, le temps s’arrête pour les deux résidentes. Mais lorsque la porte s’ouvre, à l’improviste, il reprend son cours brutal : « Je déteste cette manière qu’ont les aides-soignants d’entrer sans frapper, s’agace Anne. La dernière fois, un homme du personnel a sursauté en nous voyant toutes les deux. J’étais très énervée. Je lui ai dit que j’allais rejoindre ma chambre et lui ai demandé de partir. Malgré mon âge, je ne suis pas libérée du jugement des autres. Je sais que ça jase, qu’on parle de nous dans les couloirs. Et cela m’empêche de vivre cette histoire comme je le souhaiterais. »

Cette passion singulière a débuté par un AVC. Le 1er janvier 2018, Judith avait convié un couple d’amis à célébrer la nouvelle année. A peine l’avaient-ils quittée qu’elle a senti son corps lui échapper. Surmontant une douleur aiguë, elle est parvenue à appeler les pompiers et à leur ouvrir le portail de sa demeure en région parisienne. Et puis, elle est tombée.

A son réveil, sa vie telle qu’elle l’avait toujours connue était terminée. Les mots qu’elle aimait tant lui restaient parfois en travers de la gorge. Sa mémoire, dont elle remplissait allègrement son quotidien, s’est mise à lui faire défaut. Cette femme solitaire, cultivée et orgueilleuse, ancienne psychiatre, habituée aux longues marches et aux salons bourgeois, s’est ainsi retrouvée en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), diminuée et seule.

Les premiers jours, elle parlait peu, se montrait méchante avec le personnel, refusait de manger. Et puis, un soir, au détour d’un couloir, elle a entendu la voix assurée d’Anne : « Je parlais de l’Ecole du dimanche [une institution protestante] avec un pensionnaire lorsque ce petit bout de femme en gilet nous a sèchement coupés : “Vous êtes protestante ? – Oui, ai-je répondu. – Moi aussi. Vous étiez scout ? – Oui. – Moi aussi.” Depuis, on est liées à la vie à la mort. »

 

 « Anne est amoureuse de Judith ! Point barre  »

Les deux pensionnaires affrontent désormais leur quotidien ensemble. Le matin, elles se retrouvent au réfectoire pour le petit déjeuner. Judith, qui a du mal à se défaire d’un siècle d’habitudes, trottine jusqu’à la boulangerie pour accompagner son café d’un croissant frais. Elles enchaînent ensuite les activités communes : yoga du rire, tricot, goûter philo, karaoké. Pour accompagner son amie, Judith a bien voulu se départir de sa réserve naturelle. Même passé un siècle, il n’est jamais trop tard.

Après le déjeuner, Anne insiste pour que son aînée fasse une sieste – « elle n’a pas la même résistance que moi » – et la fait réveiller environ une heure plus tard – « pour qu’elle ne perde pas sa journée ». Ensuite, il leur arrive souvent de faire la résidence buissonnière pour un shopping en ville, une balade en cannes tripodes ou même une sortie au restaurant.

« Ce sont deux femmes incroyablement alertes et autonomes pour leurs âges », résume Sophie, leur professeure de yoga. Une autonomie très rare et parfois compliquée à gérer pour l’établissement qui n’a pas le droit d’empêcher ces allées et venues.

Laurent, ancien cadre de santé de la maison de retraite, se souvient, amusé : « Un soir, elles ont dit à tout le monde qu’elles sortaient se balader. Et à 22 heures, elles n’étaient toujours pas rentrées. L’Ehpad était en ébullition. Moi, je savais qu’elles étaient au resto. Mais, elles m’avaient fait promettre de ne pas le dire. »

« Parce qu’on est vieux et moches, il paraît qu’on n’aurait pas le droit de tomber amoureux. Mais alors, deux femmes, vous n’imaginez pas ! » Laurent, ancien cadre d’Ehpad

Comme tout couple naissant, les deux seniores profitent alors pleinement de l’instant présent. Mais leur santé fragile vient rapidement dissiper les vapeurs enivrantes de l’insouciance. Quelques semaines après son arrivée, Judith est victime d’un nouvel AVC et doit être hospitalisée durant plusieurs semaines.

C’est à ce moment-là que Laurent s’est rendu compte du lien qui les unissait : « J’ai retrouvé Anne en larmes, dans un état de déprime absolu. Elle me disait que Judith était toute sa vie. Les soignantes ne comprenaient pas son attitude. Je les ai entendues la rembarrer lorsqu’elle demandait des nouvelles de son amie. Et je trouvais ça malsain. Alors, j’ai décidé d’organiser une réunion avec tout le personnel. Je leur ai dit : “Anne est amoureuse de Judith ! Point barre.” Vous auriez vu leur réaction. Elles étaient en état de choc. Déjà, les histoires d’amour classiques en maison de retraite, c’est impensable. Parce qu’on est vieux et moches, il paraît qu’on n’aurait pas le droit de tomber amoureux. Mais alors, deux femmes, vous n’imaginez pas ! »

 

« Messes basses des autres résidents »

L’ancien cadre de santé se souvient d’une autre histoire douloureuse à laquelle il a été confronté dans l’établissement Les Bords de Seine, à Neuilly (Haut-de-Seine), l’une des résidences les plus luxueuses de France. Un ancien PDG d’une grande marque de cosmétiques y était pensionnaire. Plusieurs fois par semaine, son compagnon, bien plus jeune que lui, venait lui rendre visite. Une situation que n’a pas supportée le personnel soignant : « Les filles ne l’appelaient pas M. Untel. Elles disaient qu’elles allaient voir “le pédé”. » Et lorsqu’un autre résident, apparemment homosexuel, a été admis quelques mois plus tard, Laurent se souvient de la réaction brutale de son équipe : « On a déjà un pédé à l’étage ! » « Avec moi, ça fera trois », leur a-t-il sèchement répondu.

Stéphane Sauvé, ancien directeur d’Ehpad, également homosexuel, a lui aussi constaté que les maisons de retraite sont, pour les gays et les lesbiennes, des lieux extrêmement hostiles. « Je me rappelle une lesbienne de 80 ans environ. A chaque fois que ses copines venaient lui rendre visite, c’était la cour de récré. J’entendais les messes basses des autres résidents, les moqueries. On la montrait du doigt. Et l’après-midi, lorsqu’on lançait une animation danse et qu’il n’y avait pas assez d’hommes, aucune femme ne voulait danser avec elle. Alors, elle restait seule dans son coin. »

Laurent et Stéphane racontent une pression psychologique sournoise, une mise à l’écart aux conséquences souvent dramatiques. Le premier a ainsi observé, impuissant, le changement de comportement radical du pensionnaire de la maison de retraite Les Bords de Seine lorsqu’il a commencé à ressentir l’animosité du personnel soignant : « Il ne sortait quasiment plus de sa chambre et ne parlait plus à personne. » Les dernières semaines avant sa mort, Laurent était l’un des seuls à pouvoir encore échanger avec lui, et ce avec beaucoup de difficultés : « On sentait une blessure profonde. Il s’était mis à parler si faiblement que j’avais du mal à l’entendre. »

Faire le moins de bruit possible. Occulter une partie de son identité. Se cacher derrière le paravent de la normalité. Voilà à quoi seraient réduits la plupart des homosexuels en Ehpad. Le résultat de cette stratégie d’effacement est saisissant. Alors que, selon un rapport de 2013 de la ministre déléguée aux personnes âgées, les seniors LGBT seraient plus d’un million en France, le mouvement associatif Grey Pride, qui travaille pourtant sur le sujet depuis 2016, se désole de n’avoir aucun témoignage à relater.

 

Peur des représailles

Olivier Rivoal, de l’Ecole supérieure européenne de l’intervention sociale, qui vient de consacrer son mémoire à cette problématique, n’en revient toujours pas. Après avoir envoyé une invitation à entretien à 177 Ehpad du Bas-Rhin, il n’a obtenu qu’une seule réponse. « Nous accusons bonne réception de votre demande. Nous ne pouvons cependant y réserver une suite favorable, dans la mesure où nous n’avons pas de résidents correspondants à votre recherche. »

« Pourquoi est-ce un sujet tabou ? Parce que, dans l’imaginaire collectif, les homos sont jeunes. Ils font la fête, enchaînent les partenaires, ne fondent pas de famille. On ne les imagine pas vieillir » Yannick Kerlogot, député

Les pensionnaires homosexuels ont su se rendre totalement invisibles. Une anecdote vécue par Stéphane Sauvé l’illustre : « Après l’admission d’un résident, j’accompagne une aide-soignante dans la chambre du nouvel arrivant. Elle se présente et lui indique très gentiment qu’elle est venue faire sa connaissance. Elle parle de tout et de rien : “Il est très beau, ce meuble. C’est une bonne idée, ce cadre.” Et puis, elle lui demande : “Qui est ce monsieur, sur la photo ?” J’ai vu le visage de cet homme se fermer, et il a bégayé : “C’est mon cousin. C’est mon cousin.” Deux jours plus tard, je retourne le voir. Il avait enlevé le cadre ! On était pourtant dans sa chambre. Dans sa chambre ! C’est un mécanisme d’auto-exclusion classique. Le peu qu’il lui reste de vie privée, la personne ne s’autorise pas à en disposer. De peur des représailles, du jugement des autres. C’est effrayant. »

Dans les politiques publiques, dans les procédures d’accompagnement des établissements comme dans l’esprit des gens, les seniors LGBT n’existent pas. « Pourquoi est-ce un sujet tabou ? Parce que, dans l’imaginaire collectif, les homos sont jeunes. Ils font la fête, enchaînent les partenaires, ne fondent pas de famille. On ne les imagine pas vieillir », se désole Yannick Kerlogot, député (La République en marche) des Côtes-d’Armor, membre du groupe d’études discriminations et LGBTQI-phobies dans le monde à l’Assemblée nationale.

 

Déposer l’armure

« Il va falloir que les gens comprennent que toutes les personnes LGBT vieillissent. C’est un fait. On n’a pas tous été contaminés par le sida », poursuit Stéphane Sauvé.

Pour leur venir en aide, l’ancien directeur d’Ehpad porte un projet à bout de bras depuis deux ans : La Maison de la Diversité, un habitat participatif d’une vingtaine de logements réservés aux homos. « On me dit : “c’est trop ghettoïsant” ! Mais aux Etats-Unis, si tu n’es pas dans un label “gay friendly”, tu perds des parts de marché ! Il est temps que l’on rattrape notre retard. Ces homosexuels ne demandent rien à personne, juste le droit d’être dans un lieu sécurisant pour finir leurs jours. Toute leur vie, ils ont porté une armure pour lutter contre les attaques homophobes. Je souhaite simplement qu’au soir de leur vie, ils puissent la déposer. »

 

Aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, au Danemark ou encore en Suède, des structures privées pour résidents homosexuels existent depuis plusieurs années. A Madrid, la première maison de retraite LGBT publique au monde ouvrira ses portes courant 2019.

Et la demande n’a jamais été aussi forte. En Californie, le dernier concept de résidence LGBT fait face à une liste d’attente de près de 2 000 personnes. A Berlin, un second Ehpad « gay friendly » vient d’être inauguré et un troisième est prévu pour 2022.

Si les anciennes générations ont appris toute leur vie à se dissimuler et endurent en silence de devoir vivre le grand âge dans un dernier grand mensonge, les baby-boomers LGBT ne comptent pas retourner dans le placard. La plupart ont pu vivre leur homosexualité de manière assumée. Certains se sont mariés. D’autres ont fondé une famille. Ils demandent aujourd’hui à finir leurs jours comme ils les ont vécus.

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La centenaire Judith fait, elle, partie de l’ancien monde. Elle se refuse à évoquer le moindre élément de sa vie sentimentale passée. Tout juste apprendra-t-on de son entourage qu’elle n’a pas eu d’enfants et qu’elle a vécu toute sa vie avec sa mère. Anne est un personnage complexe. Une femme fougueuse qui a multiplié les conquêtes masculines et a eu trois filles aimantes qui viennent lui rendre visite chaque semaine.

Elle n’accepte pas d’être catégorisée, et reconnaît simplement vivre une passion imprévue : « Dans ma vie, j’ai eu des relations essentiellement avec des hommes. Mais Judith a déclenché en moi quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer. J’essaie de voir ce qui m’attire chez elle : ce n’est pas vraiment le physique », lâche-t-elle dans un tendre éclat de rire. Puis elle reprend : « Elle est odieuse. Elle est radine. Elle m’agace terriblement. Mais je l’aime. »

 

Canne contre canne

Ces deux femmes, qui ne demandent rien d’autre que le droit à la différence, se sont offert une parenthèse inattendue cet été, dans le midi. Judith y possède une maison dans laquelle elle pensait ne plus jamais se rendre – « Je l’ai fait construire il y a plus de quarante ans. » Son neveu, l’une des rares personnes à lui rendre encore visite, lui a proposé son aide pour y passer quelques jours en août. Il lui a aussi suggéré d’inviter l’une de ses amies.

En entendant cela, Anne a sauté sur l’occasion : « J’ai dit : “Vous cherchez vraiment quelqu’un pour accompagner Judith ? ! Je suis preneuse.” Mais ça n’a pas été simple. Mes trois filles s’y sont opposées, au départ. Mon aînée m’a dit grossièrement : “On ne connaît pas ces gens-là” en parlant de la famille de Judith. Elle a résisté, a vérifié que tout était en place, que je n’allais pas crever là-bas. »

Ses filles l’ont finalement laissée partir, en tentant de baliser au maximum l’escapade, ce qui a fait beaucoup rire Judith : « Elles lui ont fait une énorme valise. Il y en avait trois fois trop. Et elle n’a pas sorti une robe de l’été. » Anne poursuit, dans un sourire nostalgique : « Oui, c’est vrai que j’ai porté la même robe jour après jour. Mais je n’avais besoin de rien d’autre. »

Pendant trois semaines, les deux femmes ont pu marcher canne contre canne sans entendre de ricanements, s’embrasser dans le cou sans risquer de voir leur intimité violée, regarder la mer et se croire éternelles : « Tout le monde pensait que nous allions rentrer divorcées. En fait, nous sommes revenues plus mariées que jamais. »

 

Victor Castanet