Livreur à vélo, l'exploitation à la cool

·                                      2 mai 2019

·                                      Par Jérôme PIMOT

 

Depuis plus de trois ans que je navigue sur les réseaux sociaux au contact des livreurs, dont je fus, jamais je n'avais lu un tel témoignage. Jules, livreur à vélo, en plus de nous « délivrer » ici un texte poignant, authentique et précis sur son travail, nous amène à penser que la start-up française Frichti est sans doute PIRE que les étrangères Deliveroo ou Uber Eats.

 

Tout commence dans un open space de 400 m² en plein Marais, baby-foot, paniers de fruits, canapés, bar cafétéria. Je suis là pour une réunion d'information pour devenir livreur à vélo chez Frichti, la nouvelle start-up de livraison de repas sur Paris. Avec moi, une vingtaine de mecs de mon âge, entre 20 et 35 ans, dix Noirs, sept Marrons, trois Blancs, tous plus au moins le même style : survêt' Nike, sacoche, casquette, maillot de foot, doudoune. On déambule comme une meute ébahie dans cet open space au milieu des employés de la boîte. Posés sur les canapés design, à moitié allongés mais pas trop, en tailleur façon yoga, d'autres jeunes de notre âge, quasiment tous blancs, tous un MacBook dernier cri en main, tous très stylés, avec les dernières fringues branchées sur le dos, des hipsters dans toute leur splendeur, regardent passer la meute. Nous entrons dans un bocal vitré. Entassés sur des tabourets, collés les uns aux autres, sans un verre d'eau, on attend. De l'autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d'informatique ou de digital networking. Moi, je suis avec des immigrés et des fils d'immigrés, des gens qui parlent à peine français, des gens dont le marché du travail ne veut pas, des blédards.

 

Un formateur nous parle de Frichti. Il explique à Mamadou comment dire bonjour quand il livrera sa salade de carottes râpées.

 - Présentez-vous !

- Mamadou Sissoko.

- Non, on dit : « Bonjour, je m'appelle Mamadou Sissoko. » Allez, recommence !

Malaise...

Des gars comme Mamadou, Frichti en recrute à tour de bras, tous sous le statut d'auto-entrepreneur. On est vingt fois plus que ce dont ils ont besoin mais ça ne leur coûte rien et ça leur permet d'être sûrs d'avoir de la main d’œuvre en permanence. Parce qu'une fois la réunion d'information finie, on n'est pas embauché pour autant. Pour pouvoir travailler, il faut s'inscrire sur un créneau, un shift, et là c'est la concurrence qui commence entre nous : le jeudi à 15h précises, on doit se battre virtuellement sur un site internet, cliquer sur les shifts pour réserver une place. On doit être des centaines à cliquer partout sur le site dans l'espoir d'avoir du boulot, le serveur sature, le site bugge… Résultat des courses : en trois minutes tout est complet, j'ai obtenu deux shifts de trois heures à l'autre bout de la ville pour la semaine prochaine, seulement six heures de travail alors que j'en voulais une trentaine, au mieux je vais gagner 60 €.

J'arrive au centre d'où partent les commandes, appelé hub pour rester dans l'esprit start-up : le local ne ressemble à rien, 5m² de carrelage sale, un écran d'ordinateur avec un code à scanner pour marquer sa présence. Je comprends vite que cet ordinateur va être mon principal interlocuteur. Les livreurs et les managers sur place ne disent pas bonjour, personne ne m'explique quoi que ce soit, seul mon smartphone m'écrit « Bienvenue au hub ». Une liste de codes s'affiche sur mon écran, je les retrouve sur des sacs en papier entreposés dans une chambre froide, je charge les sacs en papier remplis de carottes râpées dans mon sac à dos isotherme. Depuis le début, j'ai dû échanger au maximum quinze mots avec la boîte qui m'emploie mais ça y est, je bosse pour eux.

Je roule à toute blinde dans les rues bondées de Paris, des ruelles étroites prévues pour des piétons il y a trois siècles dans lesquelles des camions bloquent toute la chaussée et des boulevards haussmanniens dans lesquels ces mêmes camions bombardent pour rattraper leur retard. C'est la jungle urbaine, qui ira le plus vite, qui passera devant le premier, qui prendra le plus de risques pour gagner une seconde. J'ai l'impression que je vais crever à chaque carrefour mais l’adrénaline m'excite et me fait prendre toujours plus de risques, aller toujours plus vite, ne jamais s'arrêter, surtout pas aux feux rouges, perte de temps. Je fais corps avec la conduite frénétique parisienne où seuls ceux qui roulent comme des dingues sont respectés par les autres. Si tu es trop lent, tu te fais maltraiter, on ne te laisse pas passer, on te fonce dessus, je n'ai pas le choix, bouffer ou être bouffé, j'ai choisi mon camp.

Mon téléphone bipe, il m'indique qu'à partir de maintenant je suis en retard sur ma commande, un chronomètre rouge démarre. Impossible d'être dans les temps, le timing est calculé sans prendre en compte le trafic et les temps de livraison à pied : trouver où accrocher son vélo, monter chez le client, l'attendre, regarder le prochain itinéraire, boire une gorgée d'eau... Seuls les temps de trajet théoriques à vélo sont pris en compte par le chronomètre, c'est intenable, je suis tout le temps en retard, ça m'énerve donc je roule plus vite, je prends plus de risques, je bois moins d'eau. J'ai l’impression que plus je carbure, plus j'ai des commandes, je suis en train de me faire pote avec l'ordinateur. Au bout de deux heures de course folle, je retourne au hub. À peine passé la porte, mon téléphone est reconnu par l'ordinateur. Je ne sais pas comment il fait mais il sait que je suis là. Mon téléphone bipe : des nouvelles commandes à faire immédiatement. J'achète un café au distributeur, un agent de Frichti m'appelle sur mon téléphone : l’ordinateur m'a vu prendre une pause. Ce n'est plus mon pote.

Cet ordinateur avec lequel j’essaie de sympathiser - et qui en gros est mon patron - ne s'est pas présenté, je ne sais pas ce qu'il regarde dans mon téléphone, comment il me juge, comment il collecte mes données pour faire des statistiques de mes performances et quelles sont les répercussions de ces statistiques sur la quantité et la qualité du travail qu'il va me donner par la suite. Est-ce qu'il va me faire partir à l'autre bout de Paris pour faire une seule commande parce que je suis trop lent ? C'est possible. Je dois sûrement avoir une note que je ne connaîtrai jamais. Mais quelque part, être jugé par une machine porte l'avantage d'une certaine objectivité. Il ne peut pas ne pas aimer ma gueule, il se concentre sur des faits. Le problème - en dehors du fait que je ne sais pas comment il fonctionne - c'est que je ne peux pas lui dire que le numéro 53 de la rue Bouchardon est introuvable parce qu'il est caché dans un angle de la place Saint-Martin et que c'est pour ça que j'ai trois minutes de retard. Non, tout ce que je peux lui dire c'est : « Commencer nouvelle livraison ».

7 jours sur 7, 7 heures par jour avec une coupure de trois heures en milieu de journée, pour 1200 €, c'est ce que fait un coursier avec qui je discute. Il me dit qu'il a de la fièvre en rentrant chez lui. Entre l'effort physique, le poids du sac, les escaliers à monter, le rythme infernal, la pollution et le stress de la circulation, ça ne m'étonne pas. Il me dit qu'au début, les plateformes payent bien pour attirer des coursiers et que plus les candidats affluent aux inscriptions, plus les rémunérations baissent. Les coursiers ne disent rien parce qu'ils savent qu'ils sont des centaines à vouloir bosser pour pas assez de place disponibles. C'est la concurrence entre eux, à celui qui acceptera de bosser pour le moins cher. Un retour aux conditions de travail d'il y a deux siècles ou à celles du tiers monde, au choix. Ils ont la dalle, ils parlent à peine français, beaucoup en « permis de séjour », rémunérés sur des comptes au bled. Personne ne veut les employer en France, alors pour eux 5 € de l'heure, c'est déjà ça. À ce rythme-là, dans quelques temps les coursiers seront payés 1 € de l'heure, et il y aura encore du monde pour vouloir pédaler.

Le soir, je change de hub. Je me retrouve dans une ruelle sordide comme seul le 18e arrondissement sait en produire. Une dizaine de Noirs et de Marrons traînent devant le hub. Un type me dit que ça fait quatre heures qu'il est là. Il a fait une seule commande. Il a gagné 15 €. « Entre zoner ici ou zoner ailleurs, autant zoner ici. » On en est là. On recrute des gars pour zoner devant le hub. C'est gratuit et ça permet de livrer les commandes très rapidement. Comme si un restaurant avait vingt serveurs pour se partager un poste. Les clients sont servis immédiatement, les serveurs mangent les miettes. Un manager débarque en furie : « Les gars, il va falloir pisser dans le trou ! Sinon plus d'accès aux chiottes ! Vous savez quoi ? Ça, c'est depuis qu'il y a que des blédards ici. Avant, quand il y avait des Français, c'était pas comme ça ! » Je suis le seul Blanc et en plus, je viens d'aller pisser. Grosse gêne.

Les managers sont aussi des Noirs et des Marrons, seulement eux ils parlent bien français. Ils doivent avoir un bac pro vente tandis que les coursiers n'ont peut-être même pas le brevet des collèges.

Un blédard, c'est quoi en fait ? Littéralement du mot arabe « bled » qui veut dire village. Un blédard, c'est un campagnard et le gars de la campagne est réputé pour être rustre, pour ne pas maîtriser les règles du savoir-vivre en bonne société. Aujourd'hui, le blédard - selon mon interprétation - c'est le campagnard de la ville-France. C'est un étranger qui n'a pas assimilé la culture française. Les codes sociaux qui permettent de s’intégrer et de se faire respecter. Quelqu'un qui est accusé de pisser à côté, mais surtout quelqu'un qui ne maîtrise pas la langue, quelqu'un qui n'a pas eu la possibilité de passer son bac.

C'est ces mecs-là qu'on retrouve aujourd’hui tout en bas de l’échelle de la start-up nation, payés au lance-pierre, à la tâche, sans salaire minimum, sans arrêt maladie en cas d'accident, sans congés payés, sans chômage, avec des outils de travail à leurs frais : un smartphone obligatoirement 4G qui vaut cher, un vélo souvent décrépit avec des freins à moitié cassés, pas de casque, pas de lumières pour assurer leur sécurité la nuit.

Alors certains parlent de syndicats. D'autres essaient de se faire requalifier en salariés, ce que la cour de cassation à validé car cela coule de source, nous sommes auto-entrepreneurs mais nous n'entreprenons rien du tout. Nous répondons aux besoins et aux ordres d'une entreprise, donc nous sommes des employés. Ce salariat déguisé est une faille qui ressemble en tous points à du travail au noir.

D'autre parlent de jouer sur l'image de ces boîtes très attachées au marketing. Un bad buzz pourrait les amener à réviser les conditions de travail des coursiers à la hausse : proposer des contrats salariés, remonter les rémunérations, fixer un minimum horaire, fournir les outils de travail, réduire les cadences, garantir du travail en arrêtant de sur-recruter, être transparent sur les algorithmes… Beaucoup de facteurs peuvent être améliorés pour obtenir des conditions de travail dignes.

Parce que faut-il vraiment balayer deux siècles d'acquis sociaux dans le seul but de satisfaire des cadres dynamiques qui veulent garder la ligne en mangeant des carottes râpées emballées dans trois boîtes en plastique livrées en sept minutes à leur agence de design par un esclave à vélo ?

Non, c'est tout notre corps social qui est en jeu.

Jules Salé

 

Collé à partir de <https://blogs.mediapart.fr/jerome-pimot/blog/020519/livreur-velo-lexploitation-la-cool>