Dans les coulisses du “Crisco”, le génial (formidable, fantastique, prodigieux) dictionnaire électronique des synonymes

Julia Vergely

Publié le 26/07/20

Créé au début des années 1990, le Crisco a aujourd’hui 150 000 à 200 000 visites par jour.

plainpicture/Dave Wall

 

En mars dernier, le dictionnaire des synonymes en ligne était en grève, laissant les internautes en panique. Retour sur l’histoire de cet outil indispensable pour tout journaliste, traducteur, universitaire, écrivain… qui se respecte.

Sans lui, beaucoup d’articles de presse auraient une tout autre saveur. Sûrement un peu plus fade (insipide, banale). Les textes seraient probablement pleins de vilaines répétitions (rabâchages, rengaines, redites). Les journalistes lui doivent tant, tout comme les traducteurs, les correcteurs, les universitaires, les écrivains, et autres plumitifs, scribes et gratte-papier. Il aide quiconque a un jour besoin d’écrire une lettre, un rapport, un compte rendu ou même un courriel.

Cet outil précieux, qui a trouvé sa place dans beaucoup de barres de favoris de navigateurs et qui parfois reste éternellement ouvert, à portée de clic, dans un onglet, c’est le Dictionnaire électronique des synonymes, le DES. D’aucuns l’appellent « le Crisco », du nom du laboratoire qui l’a créé (le Centre de recherches inter-langues sur la signification en contexte), voire « le dictionnaire des synonymes de Caen », son lieu de naissance.

En mars dernier, le laboratoire a fait grève, en protestation contre le projet de loi sur la recherche, et a décidé de mettre hors ligne son outil, trois semaines durant. Panique ! Sur Twitter, beaucoup d’internautes s’étaient alors affolés, se demandant comment écrire sans lui… Il était donc temps de s’intéresser aux coulisses de ce dictionnaire inégalé (il a bien quelques rivaux, mais ce ne sont que des pis-aller).

150 000 à 200 000 visites par jour

« Le DES a été inventé au début des années 1990, à l’initiative de deux ingénieurs du Crisco, Bernard Victorri et Sabine Ploux, nous raconte Thierry Ruchot, directeur du laboratoire. C’était un projet expérimental, à la fois informatique et linguistique, qui consistait à voir si l’on pouvait réaliser un dictionnaire électronique de synonymes à partir de plusieurs bases de données. Il n’était pas question, à l’époque, de le mettre à la disposition du grand public, c’était l’ère de l’avant-Internet ! Et puis finalement, il a été mis en ligne en 2000 et il est devenu un outil pour beaucoup de monde. » Tellement de monde, que le dictionnaire totalise chaque jour entre 150 000 et 200 000 visites.

Ce sont les gens qui font la langue, pas les dictionnaires”, Maria Candea, linguiste Entretien Romain Jeanticou

À la manœuvre pour maintenir son fonctionnement au quotidien et pour continuellement l’enrichir : une informaticienne, Laurette Chardon, troisième ingénieure à occuper ce poste depuis la création du DES. Car l’originalité de ce dictionnaire est qu’il repose sur un modèle mathématique, la théorie des graphes. « L’idée de départ a été de visualiser la synonymie sous forme de graphes, avec des sommets qui représentent des entrées, et des arêtes (un trait), les liens synonymiques. On dit que le DES est symétrique : un mot peut en remplacer un autre, et inversement. Il faut toujours un contexte, une phrase, dans laquelle les mots peuvent se substituer l’un l’autre pour avoir une synonymie », explique Laurette Chardon. Le site du DES montre aussi une formule expliquant comment se fait l’ordre d’apparition des synonymes dans les résultats de recherche :

Il s’agit donc de mathématique et informatique appliquées à la linguistique. Laurette Chardon, qui dit ne pas connaître tous les méandres de cette matière littéraire, a pourtant dû suivre quelques cours à l’université afin d’apprendre suffisamment de bases pour gérer le DES correctement. Chaque jour, elle regarde quels ont été les mots les plus recherchés : « La grande majorité des mots sont des termes génériques, plutôt du domaine professionnel. On a toujours beaucoup de “faire”, de “permettre”, de “responsable” ou de “en effet”. Ponctuellement, on a des petites particularités. Je suis toujours étonnée le 1er janvier de trouver de nombreuses recherches des mots “joie”, “bonheur” ou “sérénité”, les gens semblent faire leurs cartes de vœux avec le DES ! Parfois l’actualité vient dicter les besoins : pendant le confinement, j’ai vu ressurgir le mot “scolaire”, que je ne croisais pas du tout avant. » On n’aurait pas parié que la synonymie avait aussi ses saisonnalités et ses modes.

Un outil collaboratif

Autre originalité assez méconnue du DES : il est collaboratif et tout le monde peut proposer des liens synonymiques pour l’enrichir, grâce à un formulaire sur le site. Une page est attribuée aux statistiques de propositions : en moyenne une centaine chaque mois (avec un étonnant record de 256 propositions en mars 2019), dont 70 à 80 % sont retenues. « Nous avons des utilisateurs assidus, qui font vraiment des propositions pertinentes », note Laurette Chardon.

Un tableau d’honneur leur est consacré. Le premier contributeur est anonyme mais responsable de la bagatelle de 548 entrées, le second, Pierre, de 444, et nous en devons encore 408 à un certain Alain Leconte. « Parfois les liens sont évidents et nous les validons très rapidement, parfois nous devons aller rechercher les définitions des mots ou trouver un corpus qui entérine le contexte », poursuit l’ingénieure.

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Et si le contexte est essentiel en matière de synonymie, il pose un certain nombre de problèmes qui sont une petite épine dans le pied des chercheurs du Crisco. Une notice sert d’avertissement avant consultation du dictionnaire, dans laquelle on peut lire : « Certains mots possèdent des synonymes à connotation sexiste, homophobe, injurieuse, raciste ou qui stigmatisent l’aspect physique ou un handicap, qui ne peuvent évidemment s’employer dans un contexte neutre. » Ainsi, en faisant rapidement une petite expérience, on peut remarquer que le nom « séducteur » renvoie vers tout un tas de synonymes très valorisants (charmeur, fascinant, don Juan, ensorceleur, etc.), tandis que son féminin « séductrice » n’a de synonyme que le très péjoratif « aguicheuse ».

Si [les] maux existent dans la société, nous devons refléter les mots qui permettent de le dire.” Thierry Ruchot

Certains mots renvoient vers des synonymes qui sont en réalité des insultes s’ils sont utilisés dans un certain sens. « Nous avons entamé une réflexion là-dessus, souligne Thierry Ruchot. Le message d’avertissement n’est pas toujours bien compris par les utilisateurs, nous songeons à le modifier. Certains y voient une volonté de politiquement correct, qui n’est pas du tout celle du laboratoire, d’autres au contraire s’offusquent de voir les mots problématiques figurer dans le DES. Nous partons de l’idée que ces mots font partie de la langue et qu’ils reflètent la société. Or, ce n’est pas à nous de la changer ! Si ces maux existent dans la société, nous devons refléter les mots qui permettent de le dire. » Avec une contrainte non négligeable selon les chercheurs : l’utilisateur doit savoir que quand il emploie tel ou tel mot, celui-ci n’est pas neutre. Jusqu’ici les mots litigieux était signalés d’un astérisque, mais le laboratoire planche sur une nouvelle manière de faire.

Pas de publicité, mais la possibilité de faire un don

Toujours est-il que le DES est un formidable outil, dont la consultation est gratuite, « un acquis immuable, un service public fourni par l’université » peut-on lire sur son site. Le Crisco se refuse à mettre de la publicité, mais depuis quelques années, il est possible de faire un don au sacro-saint dictionnaire : 905 euros ont ainsi été récoltés depuis le début 2020. En janvier dernier, un utilisateur s’est délesté de 10 euros, avec ce poignant message : « Que serais-je sans toi… » En mars, un traducteur a donné 50 euros, souhaitant « longue vie à Crisco » !

L’équipe a aussi eu un aperçu de sa popularité pendant l’interruption de service du DES en mars dernier : « Nous avons eu beaucoup de messages, généralement dépités, mais avec une certaine compréhension tout de même, et la plupart étaient assez sympathiques. La pétition contre le projet de loi sur la recherche qu’on a publié sur la page d’accueil du site a recueilli à ce jour entre quatre mille et cinq mille signatures. Pas mal, pour un site universitaire ! » s’enorgueillit le directeur. Il est donc temps de faire preuve de bienveillance, charité, altruisme, amitié, gentillesse ou douceur envers ce dictionnaire. Donnez au DES, il vous l’a déjà bien assez rendu.

Le Dictionnaire Electronique des Synonymes

Julia Vergely

 

 

 

 

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