Publié le 30 avril 2008 par Frédéric Joignot

 

« J’AI PRIS MON DERNIER ACIDE À 97 ANS ». RÉCIT D’UNE RENCONTRE AVEC ALBERT HOFMANN, LE PÈRE DU LSD DISPARU À 102 ANS.

Portrait de Hofmann sur le site MAPS, l’Association des Études Psychédéliques.

 

NEWS. NEWS. NEWS. Le chimiste ALBERT HOFMANN, l’inventeur du LSD, est décédé le 29 avril d’une crise cardiaque à Bâle (Suisse). En écho à cette disparition, voici un reportage au « LSD Symposium » de février 2006, où se retrouvait l’avant-garde des chercheurs sur les psychotropes – anthropologues, psychologues, historiens, mythologues, ethnobotanistes, chimistes ou philosophes.

Albert Hofmann y avait fêté ses 100 ans entouré de plusieurs milliers de « fans », chercheurs donc, mais aussi artistes, amateurs de psychotropes de tous âges, jeunes de la génération techno et anciennes figures du mouvements psychédélique. Une cérémonie émouvante, haute en personnages allumés. Albert Hofmann nous a confié ce jour là comment il avait pris une dernière fois du LSD à 97 ans, et pourquoi – mais aussi raconté sa vie de chercheur infatigable sur les psychotropes,  leur composition chimique, leurs effets psychédéliques et mystiques, leur rôle particulier dans l’histoire des civilisations, des arts et des religions… (publié en partie dans Le Monde Magazine en mai 2006)

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REPORTAGE AU LSD SYMPOSIUM

(BÂLE, SUISSE)

-J’ai repris du LSD il y a trois ans. Une petite quantitéAlbert Hofman parle, du haut de ses 100 ans, la voix claire.

Il a bien dit il y a trois ans ? Il a pris du LSD à 97 ans ? C’est bien cela ?  »

La jeune journaliste de TF1 s’étonne, rieuse. Nous sommes avec Albert Hofmann dans la salle de presse du symposium « LSD. Problem child and wonder drug  » (LSD. Enfant terrible et drogue prodige). Albert Hofmann, continue en allemand, le plus sérieusement du monde : « Je voulais tester une faible dose, elle pourrait peut-être donner un antidépresseur à base de LSD. Je pense qu’à notre époque où l’humanité devient toute urbaine, l’homme perd le contact avec la nature. Il ne ressent plus qu’il fait partie du monde, il n’éprouve plus son unité avec le vivant, il ne voit plus la splendeur de l’univers, alors il désespère…« .

À 100 ans, Albert Hofmann réfléchit encore à un possible usage bénéfique du diéthylamide de l’acide lysergique, un alcaloïde tiré de l’ergot du seigle, le fameux « acide » de l’époque psychédélique chanté par les Beatles (Lucy in the Sky with Diamonds), aujourd’hui consommé pendant les « raves » et les festivals de musique techno – toujours complètement illégal. Le LSD qui nous emmène pour plusieurs heures « en voyage » dans notre psyché – en « trip » – et parfois en un affreux « horror trip », comme le rappelle à chaque fois Albert Hofmann : il a raconté le sien, avec ses bons et ses effrayants moments, dans son ouvrage : LSD, mon enfant terrible (éditions du Lézard, 1997).

Lire aussi :

Portrait de Hofmann sur le site MAPS.

En son honneur, ce 14 janvier 2006, quatre-vingts intervenants se succèdent dans les salles du palais des congrès de Bâle, pour ce deuxième LSD Symposium, des neuropsychiatres, des psychologues, des ethnobotanistes, des chimistes, des mythologues, des pharmacologistes, la plupart des chercheurs es-psychotropes de la planète, mais aussi des musiciens, des peintres, des éditeurs et quelques anciennes figures du mouvement psychédélique comme John Dunbar, le galeriste londonien chez qui Yoko Ono et John Lennon se sont rencontrés, ou Ralph Metzner, le pionnier de la recherche sur le LSD à l’université d’Harvard avec l’incroyable Timothy Leary. 

Ils sont tous venus fêter le centième anniversaire d’Albert Hofmann, mais aussi discuter trois jours durant des dernières découvertes sur les plantes psycho-actives, les drogues de synthèse, les états modifiés de conscience, les nouveaux médicaments anti-dépresseurs, le chamanisme d’hier et d’aujourd’hui, l’ethno-botanique, l’anthropologie, l’histoire des religions… Le vaste et riche et indispensable champ de recherche initié en grande partie par les travaux audacieux et novateurs d’Albert Hofmann dans les années 1950-1960…

« Le LSD devrait pouvoir être utilisé comme la morphine, en usage contrôlé et réglementé, et non pas interdit, reprend Albert Hofmann dans la salle de presse. Il servirait à un usage psychiatrique, dans les cas difficiles, car il facilite la ré-émergence des contenus psychiques refoulés. La recherche sur le LSD, qui n’est ni un anti-douleur, ni un stimulant, mais une substance capable de modifier notre état de conscience, nous aiderait à mieux comprendre comment fonctionne notre esprit, et notamment le sentiment mystique… »

En quoi, Mr Hofmann, cette modification pourrait-elle aider psychologiquement quelqu’un ?

« –Il me semble qu’une légère dose de LSD permettrait d’aider un esprit dépressif à s’ouvrir au miracle de la vie, à la conscience d’en faire partie. Au fond, toute la question est la place que nous voulons accorder au sacré dans notre monde, n’est-ce pas ? »

Il fait une pause, son regard brille :

« -J’ai 100 ans, je suis reconnaissant d’avoir encore les yeux grands ouverts, d’apprécier le printemps, les promenades dans la nature, d’éprouver toute cette magnificence. Le LSD facilite l’accès à une vision sacrée, à une perception de la richesse du monde qui n’est pas matérialiste.« 

La journaliste du JT de TF1 lance, amusée embêtée : « –Je ne suis pas sûre que le journal laisse passer ça ! »

En effet, ce ne sera pas à l’antenne. Le LSD a mauvaise réputation, Albert Hofmann le sait bien. Mais pendant ces trois jours, à la tribune du LSD Symposium, en conférence de presse, il continuera de défendre son « enfant terrible ».

Portrait de Hofmann sur le site MAPS. DR

L’homme s’est montré toute sa vie un chimiste de talent attentif aux possibilités médicales de ses découvertes. Il s’est intéressé très tôt aux agencements moléculaires des poisons végétaux, aux venins, à la chimie des animaux, aux plantes sacrées, cherchant à en tirer des médicaments efficaces ou des effets utiles. En 1930, utilisant du suc digestif d’escargot de Bourgogne, il réussit à isoler la structure chimique de la « chitine » dont sont faites les carapaces, les ailes et les pinces des insectes et des crabes – il montrera qu’elle est analogue à la cellulose, le matériau des végétaux. En 1932, à 26 ans, embauché par les laboratoires Sandoz de Bâle, il s’intéresse à la scille et à la digitale laineuse, des fleurs vénéneuses dont les glucoses sont capables de soutenir un cœur affaibli – ou de l’arrêter. En 1935, il révèle la structure de leurs éléments actifs, et montre, en chimiste talentueux, leur parenté avec les toxines des glandes cutanées de certains crapauds venimeux.

C’est tout naturellement qu’il s’intéresse bientôt à un autre poison, l’ergot du seigle (claviceps purpurea), un champignon responsable d’intoxications quasi-épidémiques de folie collective – appelée « le feu des ardents » depuis le Moyen Age. En 1940, il isole les alcaloïdes de l’ergot, dont l’un d’entre eux « l’acide lysergique ». Sa découverte éclaire leur rôle thérapeutique comme inhibiteur de l’adrénaline. Puis il élabore le « methergine », un anti-hémorragique puissant, doublé d’un médicament aidant à contracter l’utérus, très utilisé en obstétrique. Ensuite, il travaille sur l’ »hydergine », un médicament qui favorise l’irrigation cérébrale et combat les troubles de la sénilité. L’hydergine, toujours en usage en gériatrie, fut longtemps un des produits vedettes des laboratoires Sandoz. Enfin, il met au point le « dihydergot », un régulateur efficace de la pression sanguine.

Première auto-médication

(Un buvard imbibé de LSD représentant le premier trip d’Albert Hofmann à vélo)

Nous sommes en 1943, Albert Hofmann pense qu’il a n’a pas exploré tous les secrets de l’ergot, et surtout ceux de « la 25e substance des descendants synthétiques de l’acide lysergique », le LSD 25, dont il espère obtenir un stimulant respiratoire et circulatoire, vu sa parenté chimique avec l’acide nicotinique (la « coramine », analeptique connu). Il entreprend donc le 16 avril une première cristallisation sous forme de sel tartrique. Ce jour-là, une « étrange angoisse » et un « vertige » le surprennent, et doit rentrer chez lui se reposer. « Dans un état crépusculaire, les yeux fermés, écrit-t-il le lendemain, j’étais sous le charme d’images d’une plasticité extraordinaire, sans cesse renouvelées, qui m’offraient un jeu de couleurs d’une richesse kaléidoscopique« .

Albert Hofmann comprend qu’il a été contaminé par une dose infinitésimale de LSD 25, absorbée par sa peau pendant la manipulation des cristaux. Surpris par la force de ses visions, pensant avoir découvert un puissant « phantasticum » proche de la mescaline ou du haschich, il décide aussitôt de procéder à une auto-expérimentation.

Le 19 avril 1943, on lit sur la fiche descriptive de l’expérience : « 16H20 : O,25 mg de tartrate. Dilué dans 10 CC d’eau, aucun goût à la prise. 17H : premiers vertiges, sentiments d’angoisse, troubles de la vision, paralysies locales, hilarité incompressible.

18 H : Retour à la maison à vélo. »

C’est une dose très forte de LSD, 0,25 milligramme. Albert Hofmann, secoué par une ivresse inconnue, a raconté comment tout s’est mis à « vaciller dans son champs de vision » pendant qu’il pédalait sur son vélo : « Les choses m’apparaissaient comme dans un miroir déformant. En même temps, j’avais l’impression de faire du surplace. »

À peine chez lui, il s’allonge : « A ce moment-là, mon environnement s’est transformé de façon angoissante. Toutes les choses bougeaient, les objets familiers, le mobilier prenaient des formes grotesques, menaçantes. Elles étaient comme animées d’un mouvement perpétuel, comme emplies d’une angoisse« . Il reste conscient, mais sa volonté s’égare, la chambre continue de se déformer. « Un démon avait pénétré à l’intérieur de mon esprit, il avait pris possession de mon corps, de mes sens et de mon âme. Je sautais, je criais pour m’en débarrasser. La substance avait eu raison de moi, elle était ce démon sarcastique qui triomphait de ma volonté.« 

Il craint un instant de devenir fou, puis a l’impression de sortir de son corps. Le médecin arrive, l’ausculte, mais ne constate aucune anomalie physique, et lui conseille le repos. Rassuré, Hofmann s’abandonne alors aux curieux effets du produit : « Je commençai à jouir du spectacle inouï de formes et de couleurs (…) Des images multicolores, fantastiques arrivaient sur moi, s’ouvraient en cercles ou en spirales, puis se refermaient telles des fontaines de couleurs jaillissantes (…) Toutes les perceptions acoustiques, le bruit d’une porte, d’une voiture passant dans la rue, se transformaient en sensations optiques (…) Le lendemain, je m’éveillais l’esprit clair… Un sentiment de bien-être m’enveloppait, comme si une nouvelle vie s’offrait à moi (…) Le soleil brillait ; tout étincelait et luisait dans une lumière fraîche. Le monde était comme recréé » (extrait de LSD, mon enfant terrible).

Albert Hofmann est persuadé qu’il a découvert une substance psycho-active puissante, agissant à des dosages infimes, et ne donnant aucune gueule de bois successive à l’ivresse. Il pense aussitôt à un usage utile en neurologie, et envoie ses conclusions au professeur Rothlin, chef du département de pharmacologie chez Sandoz. Celui-ci teste à son tour le sel d’acide, en microdoses, avec deux confrères. Emportés par des effets « impressionnants » et « fantastiques« , les chercheurs convainquent  laboratoires Sandoz de lancer un programme de recherche sur le LSD 25 et évaluer sa toxicité.

Recherches en psychiatrie

Dans les années qui suivent, le LSD va donner naissance à des nombreuses expérimentations, tant animales qu’humaines. Sandoz en tire le Brom-LSD ou « Deseril », un inhibiteur de la sérotonine non hallucinogène, utilisé contre les allergies inflammatoires et la migraine. Sa toxicité physiologique se révèle très faible chez l’homme, par contre chaque prise de LSD, stimulant les centres du système nerveux sympathique (l’hypothalamus, repérable à la dilatation des pupilles), se révèle très active au niveau psychologique : visions et hallucinations, reviviscence de souvenirs, sentiments de dépersonnalisation se succèdent. Les effet psychiques sont forts, magiques, déroutants. Un usage prudent s’impose.

Nous sommes en 1947, l’utilisation en psychiatrie commence, menée dans la clinique du docteur W.A. Stoll à Zurich, qui a lui-même testé une dose de 0,06 milligrammes avant d’autoriser cette application. « Je me sentais en communion avec tous les poètes romantiques ou fantastiques, écrit-il, je pensais aux contes d’Hoffmann, je voyais le Maelström de Poe (…) Plus d’une fois, j’eus l’impression d’accéder au pinacle de l’art, je ressentais toute la béatitude, toute l’exaltation d’une vision artistique ». Cette euphorie fait bientôt suite à une « phase dépressive » : « Je voyais bien du feu, mais c’était des holocaustes nocturnes, sur les créneaux d’une ville, dans une lande lointaine.« 

Les travaux de cure psychiatrique accompagnée de prises de LSD se voient bientôt relayés en Europe et aux Etats-Unis, avec des résultats surprenants. En Angleterre, le docteur Ronald A. Sandison, donne des faibles doses de Deseril (le LSD fabriqué par Sandoz ces années-là) à ses patients, et les encouragent à peindre, se raconter – s’exprimer. Il met au point ce qu’il appelle la « thérapie psycholytique » – du grec « lytique », pour évoquer le relâchement des tensions et de l’angoisse dans la psyché.

Aux Etats-Unis, le psychiatre Henri Osmond invente la « thérapie psychédélique » (c’est à dire « dévoilant, ou déployant l’esprit »). Elle consiste en une prise plus forte de LSD, susceptible de déclencher chez un angoissé une expérience proche de « l’illumination religieuse ou mystique », pour ensuite l’aider à reconstruire sa personnalité. Le docteur H.A Abramson de son côté, un autre Américain, se sert de LSD pour mener des cures de désintoxication à l’alcool. Ses résultats se montrent encourageants. En Hollande, le directeur de l’Institut de Psychanalyse d’Amsterdam, Jan Bastiaan se sert du LSD pour tenter de soulager les troubles psycho-traumatiques chez des survivants de camps de concentration. À Prague, le psychiatre Stanislas Grof mène ses premières « LSD thérapies », ce qui le met sur la voie de la « psychologie humaniste », intéressée à la dimension spirituelle de toute personnalité.

DR. Une danse d’Albert Hofmann

Entre 1946 et 1966, 4000 études sur l’usage du LSD en psychiatrie, psychanalyse et psychothérapie se voient publiées. Une étude de synthèse américaine publiée en 1960 par le docteur Sydney Cohen, concernant 44 praticiens, 5000 patients et 25.000 prises de LSD, fait état d’un bilan médical riche, et sans danger excessif, de ces « oniroanalyses » : 0,04% de réaction suicidaire, 0,18% d’évolution psychotique de plus de 24 heures. Une étude médicale anglaise de 1971 concernant 4300 patients et 49500 administrations de LSD donnera des résultats proches : 0,07% de risque suicidaire, 0,9% pour les évolutions psychotiques (cités par le psychiatre Christian Sueur, mission Médecins du Monde).

Surtout, l’usage contrôlé du LSD, associé à des psychothérapies, permet quelquefois une amélioration de la situation des patients dans des cas réputés difficiles : les troubles post-traumatiques graves, les douleurs et les dépressions liées au cancer, les angoisses des patients en fin de vie, les névroses obsessionnelles, l’alcoolisme et l’addiction aux opiacés et à la cocaïne – par contre son usage anti-psychotique est résolument écarté.

LA CIA et le LSD

Ces années-là, les puissants effets du LSD n’intéressent pas seulement les psychiatres. Dès 1951, dans le cadre des opérations « Artichaut » puis « M.K Ultra », la CIA multiplie les tests sous LSD, avec des doses massives, auprès de soldats pas toujours prévenus, afin de mettre au point un nouveau sérum de vérité, puis une arme chimique déstabilisante – rien d’utilisable n’en sortira.

Pendant ce temps, en Europe et aux Etats-Unis, des écrivains fameux comme Ernst Jünger, Arthur Koestler, le poète beatnik Allen Ginsberg, William Burroughs ou Aldous Huxley – l’auteur du « Meilleur des Mondes » (1932), où est décrit un antidépresseur annihilant toute forme de révolte, le « soma », puis des « Portes de la perception » (1954), consacré à la mescaline et aux relations entre les psychotropes et la création -, s’intéressent au « Deseril ». Jünger et Huxley contactent Albert Hofmann. Le chimiste prendra du LSD avec les deux. En 1951 avec Ernst Jünger, en 1961 avec Aldous Huxley – l’année où Hofmann, désormais en quête des effets psychoactifs des plantes traditionnelles, synthétise le principe actif d’un champignon sacré mazatèque, le psilocybe mexicana, après en avoir ingéré 32 têtes, soit 2, 4 grammes, et vu son confrère lui parler « avec une tête de statue aztèque« .

De toutes ces expériences, avec l’aide de l’ethnobotaniste américain Richard Evan Shultes, passionné ar l’usage traditionnel de plantes hallucinogènes et enthéogènes (daturapeyotlayahuasca

, psylocibine…) par les peuples indigènes d’Amérique Latine, Albert Hofmann dégagera plus tard une réflexion pionnière sur la classification des « plantes magiques », l’origine psychédélique de certains rituels mystiques, et le rôle des psychotropes dans les domaine religieux. Un nouveau champ s’ouvre à la recherche, où la chimie rejoint la botanique, l’ethnobotanique et l’anthropologie.

En janvier 1963,  Albert Hofmann reçoit d’un certain docteur Timothy Leary, de l’université de Harvard, une commande de 100 grammes de LSD 25 et de 25 kilos de psilocybe mexicana. Soit l’équivalent d’un million de doses de LSD et de 2,5 millions de psilocybine. Timothy Leary veut apporter le LSD, en masse, à la nouvelle génération qui découvre l’usage ludique et érotique de la marijuana, voyage autour de monde en passionnant pour les civilisations non occidentales, entend explorer sa psyché avec l’aide des spiritualités orientales – mais aussi avec les psychotropes chamaniques . La vague psychédélique des années 1960 se lève…

MDMA et rave-parties

Hoffman au LSD Symposium à Bâle. DR

Retour au LSD symposium de Bâle. Salle Sydney, 16H30, trois élégants papys, John Dumbar, le créateur de l’Indica Gallery où exposait Yoko Ono, John « hoppy » Hopkins, le fondateur de l’UFO Club – la salle où jouèrent Pink Floyd, Soft Machine, Procol Harum – et Barry Miles, l’ami de Paul Mac Cartney, racontent devant un public de jeunes Suisses rieurs et quelques invraisemblables voyageurs aux dreadlocks kilométriques, le « Swinging London » des années 1960…

La période psychédélique des Beatles, l’extraordinaire déferlante musicale, graphique et littéraire partie des Etats-Unis, l’esprit expérimental dans les mœurs comme avec les psychotropes, la distribution gratuite de LSD pendant les « love in » de San Francisco, tout y passe… Bien sûr, des questions fusent sur Timothy Leary, officiellement renvoyé de Harvard début 1963, et sur son célèbre slogan, devenu la formule magique de la jeune génération opposée à la guerre du Vietnam : « Turn in, tune on, drop out » (Branche toi ( sur ce qui bouge), accorde-toi (avec toi-même), laisse tomber (la vie banale).

John Dumbar répond, rappelant comment le rêve de Leary de faire évoluer l’humanité à travers un usage libre et généralisé des psychédéliques s’est mal terminé. Surveillé, poursuivi par des familles de Harvard dont les enfants se sont mal remis de « bad trip », condamné à 30 ans de prison pour possession de marijuana, arrêté, il s’enfuit de la prison de San Luis Obispo, et devient « l’ennemi public N%1 » du gouvernement.

Il doit fuir les Etats-Unis pour l’Algérie, puis la Suisse – où il Albert rencontre Hofmann, qui dira de lui : « Aimable, il plane bien haut dans les nuages, et a tendance à sous-estimer les difficultés pratiques, la morne réalité et ses dangers« . Hoffman reproche à Leary de militer pour un usage profane, de consommateur débridé des hallucinogènes –  de méconnaître les rituels, les savoir-faire et les traditions mystiques, spirituelles, chamaniques, religieuses, qui les accompagnent; de sous-estimer leur force et leur impact psychiques et psychologiques.

Au moment où, dans la salle Sydney, John Dumbar rappelle l’arrestation de Timothy Leary par la CIA en Afghanistan, des cris fusent. C’est l’amie de Timothy Leary à l’époque, Johanna Harcourt-Smith – une femme âgée, belle, battante, impressionnante. Elle racontera comment ils furent tous les deux « enlevés par les agents américains » en plein aéroport de Kaboul, et rapatriés manu militari « Personne ne voulait me croire à l’époque ! s’écrie-t-elle. Aujourd’hui si ! avec les kidnappings de Georges W. Bush au Moyen-Orient suite au 9.11 (l’attentat du 11 septembre 2001) ! « 

(Buvards de LSD)

Les conférences les plus fréquentées du LSD Symposium – organisé par la Gaïa foundation, 2000 visiteurs payants, beaucoup d’Allemands et de Hollandais, moyenne d’âge 35 ans – seront celles données par un autre chimiste réputé, Alexander Shulgin, un des « inventeurs » du MDMA ou « ecstasy », une méta-amphétamine inspirée par la structure chimique de la noix de muscade brevetée en 1914 par les laboratoires Merck, et redécouvert en 1976.

Alexander Shulgin, docteur en biochimie, ancien employé de Dow Chemicals pour qui il a mis au point un excellent insecticide, est une figure dans le monde des « design drugs » – les drogues de synthèse, assemblées de toute pièces sur ordinateur. Et une légende vivante de la scène musicale techno, le mouvement psychédélique d’aujourd’hui : à ce jour 6 millions de personnes auraient pris de l’ecstasy sur la planète selon Médecins du Monde.

À 80 ans, « Sasha » Shulgin continue de fabriquer chez lui, à côté de San Francisco, des molécules psychotropes originales. Depuis 30 ans, il a dessiné, testé sur lui-même, puis avec sa femme Ann et quelques amis sûrs, quelques 200 produits psycho-actifs. Il a raconté son expérience dans deux énormes ouvrages, toujours pas traduits en France,  » Pihkal » et « Tihkal » (Transform Press). Il a publié toutes ses découvertes dans des revues scientifiques, persuadé que ses recherches nous aident à mieux comprendre comment fonctionnent « l’empathie », « l’émotion artistique » ou « l’anticipation » – tout ce qui « nous rend humains ». Impossible de se contenter de l’expérimentation animale, ou de « disséquer des cerveaux », dans ces domaines défend-il. Il faut les vivre. Les ressentir. Se laisser emporter. Même si lui-même ne prend aucune substance de façon régulière… Le jour où il a testé le MDMA ou « ecstasy », il eut, dira-t-il, l’extraordinaire impression de « redécouvrir Prokofiev » – il n’imaginait pas du tout que la « rave generation » allait sacraliser sa molécule.

 La salle est pleine et enthousiaste pour l’accueillir, lui, un géant souriant à la barbe immaculée, et sa femme Ann, sérieuse, didactique et concentrée. Pendant deux heures, ce fut passionnant. Sur les dangers d’abord. Des produits frelatés. Des amphétamines prises à hautes doses. Sur la nécessité de pouvoir tester la pureté drogues en circulation pendant les fêtes techno (comme le préconise Médecins du Monde). Puis, la discussion est devenue plus personnelle.

-Quel est le produit le plus intéressant que vous avez étudié ?

-Celui que je cherche en ce moment.

-Comment procédez-vous pour les tester ?

-Je prends la plus petite dose possible. J’attends…

-Pourriez-vous décrire une belle expérience psychédélique ?

-Quand je réfléchis sur un problème et que je déjoue mes schémas de pensée habituels.

-Que faites-vous quand vous faites une « mauvais voyage » ( « a bad trip »)?

-Il ne faut jamais suivre une pensée effrayante, ne jamais essayer d’aller jusqu’au bout de l’idée.

-Que pensez-vous des expériences thérapeutiques faites avec le MDMA ?

-Je crois qu’il peut nous aider à affronter les parties les plus noires de nous-mêmes.

Au LSD Symposium, on a beaucoup répété que nous vivions un « nouveau 1492 ». La nouvelle, la dernière « terra incognita » à explorer, reste notre psyché dont Shulgin et ses semblables sont  « les psychonautes ». Cela ne va pas sans soulever d’épineuses questions tant expérimentales que psychologiques et philosophiques. Difficile en effet d’explorer son esprit avec son esprit, nous risquons d’atteindre un point aveugle, ou des états limites où la recherche elle-même – l’usage de psychotropes – affecte son objet : la psyché. Autre danger, la saccager cette psyché, pendant l’expérimentation, avec des doses trop fortes. Mais l’idée d’aborder des contrées menaçantes n’a jamais découragé les explorateurs.

Voilà sans doute pourquoi j’ai rencontré deux Anglais – dont un Lord – dirigeant une fondation d’études psychiques, qui s’étaient… trépanés. Eux mêmes.Ils m’ont montré où, un petit trou dans leur boîte crânienne, recouvert de peau, creusé près de la fontanelle. La trépanation, affirment-ils, favorise une meilleure irrigation du cerveau, et donc « l’expansion des capacités de l’esprit« . Ils éprouvent une meilleure qualité de pensée, affirmaient-ils, depuis qu’ils ont foré ce trou dans leur tête. Mais comment en être sûr ? Les voyageurs de la Terra Incognita de l’esprit affrontent bien des périls… sans eux nous ne connaîtrons rien de nos démons.

 

Bibliographie.

LSD, mon enfant terrible. Albert Hofmann. Editions du Lézard. Beau livre illustré. 260 p. 22,87 €.

Histoire générale des drogues. Antonio Escohotado. 2 tomes. 1100 pages. 20 €. L’esprit frappeur (2003). Une somme extraordinaire d’érudition.

Les portes de la perception. Aldous Huxley. 10/18 (2001). Des textes désormais classiques.

L’infini turbulent. Misérable miracle. Connaissance par les gouffres. Trois recueils d’Henri Michaux consacrés aux psychotropes. Poésie/ Gallimard. 6,80 €.

Trip, speed and Taz. Sur internet. Une analyse du Dr Christian Sueur sur les drogues de synthèse pour le Ministère de la Santé (12/02)

 

Collé à partir de <https://www.lemonde.fr/blog/fredericjoignot/2008/04/30/albert-hofmann-le-pere-du-lsd-disparait-a-102-ans-apres-avoir-ete-fete-au-world-psychedelic-forum-bale/>