27/06/2014

Lettre de Laura Huxley sur l'euthanasie d'Aldous Huxley: "Il s'en est allé simplement, gentiment en l'espace des quatre dernières heures."

EUTHANASIE - En avance sur son temps, dans ce domaine et bien d'autres, Aldous Huxley, gravement atteint d'un cancer de la gorge, est mort par injection volontaire de LSD. Sa femme, Laura, raconte ce moment particulier, cette euthanasie, aux enfants de l'écrivain dans cette lettre bouleversante.

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Les débats et verdicts sur l'euthanasie et le droit à une fin de vie digne, assumée et décidée, sont légion, signe d'un vrai questionnement de la société française sur ce sujet brûlant. En avance sur son temps, dans ce domaine et bien d'autres, Aldous Huxley, gravement atteint d'un cancer de la gorge, est mort par injection volontaire de LSD. Sa femme, Laura, raconte ce moment particulier, cette euthanasie, aux enfants de l'écrivain dans cette lettre bouleversante.

 

 

 

Lettre de Laura Huxley à Julian et Juliette Huxley

6233 Mulholland Highway

Los Angeles 28, California

December 8, 1963

Mes très chers Julian et Juliette:

J'ai tant de choses à dire sur la dernière semaine de la vie d'Aldous, et plus spécialement le dernier jour. Ce qui est arrivé est non seulement important pour nous, ses proches et ceux qui l'aimions, mais c'est aussi une quasi-conclusion, voire mieux, une prolongation de son œuvre.

Avant tout, je dois vous confirmer avec une totale certitude, subjective, qu'Aldous n'a jamais consciemment considéré l'éventualité de son décès jusqu'au jour de sa mort.

(...)

Il semblait évident et transparent, dans ses rêves et parfois dans ses conversations, qu'inconsciemment il savait qu'il allait mourir. Mais il ne l'a jamais mentionné consciemment.

(...) Au cours de ses deux derniers mois, je lui donnais presque chaque jour une opportunité, une ouverture pour parler de la mort, mais évidemment cette ouverture avait deux issues - l'orienter soit vers la vie, soit vers la mort, et il la dirigeait toujours vers la vie. Nous avons lu en entier le manuel du Dr. Leary, extrait du Livre des Morts. (...) C'est vrai qu'il prononçait parfois des phrases telles que: "Si je m'en sors", en lien avec ces nouvelles idées d'écriture, et qu'il se demandait quand aurait-il la force de travailler. Son esprit était très actif et il semble que ce Dilaudid ait remué une strate nouvelle qui fut peu souvent atteinte en lui.

(...)

Je sentais qu'il s'enfonçait, qu'il perdait pied rapidement. Se nourrir était quasiment hors de propos. Il avait à peine pris quelques cuillerées de liquides et de purées. En fait, chaque fois qu'il prenait quelque chose, cela déclenchait sa toux. Jeudi soir, j'appelais le Dr. Bernstein pour lui dire que son pouls était très élevé, qu'il avait un peu de fièvre et que tout laissait pressentir l'immanence de la mort. Mais l'infirmière et le médecin me dirent qu'ils ne pensaient pas que c'était le cas, mais que si je le voulais, le médecin passerait le voir cette nuit. Puis, de retour dans la chambre d'Aldous, nous avons décidé de lui injecter du Dilaudid. Il était presque neuf heures, il s'endormit, et j'ai alors demandé au médecin de venir le lendemain matin. Aldous dormit jusqu'à deux heures du matin, puis il reçut une nouvelle injection et je le vis à nouveau à six heures et demi. (...)

De nouveau, je sentis que la vie l'abandonnait, quelque chose allait moins bien que d'habitude, sans que je sache exactement quoi. Puis vers neuf heures, Aldous commença à être très agité, très mal à l'aise, véritablement désespéré. Il avait besoin qu'on le bouge sans cesse. Rien n'allait. C'est vers ce moment là que le Dr. Bernstein arriva et qu'il pris la décision de lui administrer une injection qu'il lui avait déjà donnée une fois auparavant, quelque chose qui s'injecte par intraveineuse, très lentement - cela prend cinq minutes, et c'est une drogue qui dilate les bronches et facilite ainsi la respiration.

La drogue l'avait gêné la première fois, sans doute trois semaines avant, lorsqu'il eut cette crise dont je vous avais parlé. Mais là, elle l'aida. Cette fois-ci c'était vraiment terrible. Il ne pouvait pas s'exprimer mais il était dans un état épouvantable, rien n'allait, aucune position ne lui convenait. J'essayai de lui demander ce qu'il se passait. Il avait du mal à parler mais il parvint à me dire: "Rien qu'essayer de te parler empire les choses". Il voulait être bougé sans cesse: - "Déplace-moi." "Bouge mes jambes." "Bouge mon bras." "Bouge mon lit."

(...)

Tout d'un coup, il devait être dix heures, il pouvait à peine parler, et il demanda une tablette afin d'écrire, et pour la première fois il écrivit - "Si je meurs", et donna des indications pour son testament. Je savais ce qu'il voulait dire. (...) Écrire lui était très, très difficile. Il poussa un soupir de soulagement en apprenant qu'il n'avait pas à signer. Je lui avais demandé la veille de signer des papiers importants, et il m'avait répondu: "Attendons un peu", c'était, par ailleurs, sa façon à présent de dire qu'il était incapable de faire quelque chose. (...) Il voulait vous écrire une lettre - "et particulièrement à propos du livre de Juliette, il est charmant" m'a t-il dit plusieurs fois. Et lorsque je lui proposais de l'écrire, il répondait: "Oui, attendons juste un peu", d'une voix si fatiguée, si étrangère de sa façon d'être habituelle. Alors, lorsque je lui ai dis qu'il n'avait rien à signer, que tout était en ordre, il poussa un soupir de soulagement.

"Si je meurs." C'était la première fois qu'il avait dit une telle chose en référence au PRÉSENT. Il l'avait écrit. Je savais, je sentais que pour la première fois il contemplait cela. Une demi-heure auparavant, j'avais appelé Sidney Cohen, un psychiatre qui était un des médecins pionniers dans l'usage du LSD. Je lui ai demandé s'il avait déjà donné du LSD à un homme dans son état. Il me répondit qu'il l'avait déjà fait deux fois et que dans le premier cas cela avait conduit à une sorte de réconciliation avec la Mort, dans le second cela n'avait rien changé. Je lui ai demandé s'il me recommandait d'en donner à Aldous dans son état. Je lui ai raconté que je l'avais proposé plusieurs fois à Aldous au cours des deux derniers mois mais qu'il m'avait toujours répondu vouloir attendre d'aller mieux. Le Dr. Cohen me dit alors "Je ne sais pas. Je ne pense pas. Qu'en pensez vous?". Je lui dis, "Je ne sais pas. Dois-je lui proposer? "Il me répondit, "Je lui proposerait d'une façon très oblique, demandez simplement "Est-ce que tu voudrais prendre du LSD [à nouveau] ?"" (...) Et plus tard, sentant mon besoin de savoir pour agir, il (Aldous) me dit, l'air à l'agonie, "Là où j'en suis, il y a si peu à partager". C'est alors que je compris qu'il savait qu'il allait mourir. Toutefois, cette incapacité à s'exprimer était juste d'ordre musculaire - son cerveau était clair et même, je pense, à un pic d'activité.

(...) Je pris le LSD et je dis : "Je vais lui donner du LSD, il me l'a demandé". Le docteur eut un moment d'agitation, car vous connaissez bien le malaise que produit cette drogue dans l'esprit médical. Puis il dit, "Très bien, à ce stade, cela ne fait aucune différence." Quelle que soit sa réponse, aucune "autorité", pas même une armée d'autorités n'aurait pu m'arrêter. Je me rendis dans la chambre d'Aldous avec l'ampoule de LSD pour préparer la seringue. Le docteur me demanda si je voulais qu'il lui fasse la piqure - sans doute avait-il vu mes mains trembler. Sa question me fit prendre conscience de mes tremblements et je lui répondis, "Non, je dois le faire". Je me suis calmée, et lorsque je lui administrai la dose, mes mains étaient très fermes. Puis, d'une certaine façon, un grand soulagement nous envahit tous les deux. Je pense qu'il devait être 11h20 lorsque je lui ai injecté la première dose de 100 microgrammes. Je me suis assise près de son lit et lui ai dis, "Mon chéri, peut-être que dans un petit moment, j'en prendrai avec toi. Voudrais-tu que j'en prenne également, dans un petit moment?" J'ai dit dans un petit moment car je n'avais aucune idée de quand je devrais ou pourrais en prendre. (...) Et il me répondit "Oui". Il faut garder à l'esprit qu'à cet instant, il parlait très, très peu. Puis je lui dis, "Veux-tu que Matthew lui aussi au prenne?" Et il me répondit, "Oui". "Et Ellen?" Il me dit, "Oui." Enfin je mentionnai deux ou trois personnes qui avaient travaillé sur le LSD et il me dit "Non, non, basta, basta". Puis je dis, "Et Jinny?" Et il me dit, "Oui" avec emphase. Puis nous n'avons plus rien dit. Je me tenais simplement assise sans parler pendant un moment. Aldous n'était plus tellement agité physiquement. Il paraissait - quelque part je sentais qu'il savait, que nous savions tous les deux ce que nous faisions, et cela a toujours été un grand soulagement pour Aldous. Je l'ai vu parfois très contrarié durant sa maladie jusqu'à ce qu'il sache ce qu'il allait faire, que ce soit une opération ou un scanner, et alors, il était totalement transfiguré. Cet immense sentiment d'apaisement l'envahissait, et plus rien ne l'inquiétait, il disait "allons-y", et nous y allions ce qui le libérait. À présent, j'avais la même sensation - une décision avait été prise, il l'avait prise à nouveau très rapidement. D'un coup, il avait accepté l'imminence de la mort; il avait pris ce remède moksha qu'il croyait efficace. (...)

Au bout d'une demi-heure, l'expression de son visage changea un peu, et je lui demandai s'il sentait les effets du LSD, et il me répondit que non. Pourtant, je pense que quelque chose se passait déjà. C'était l'une des caractéristiques d'Aldous. Il tardait toujours à admettre les effets d'un médicament, quel qu'il soit, même si l'effet était très certainement présent, à moins qu'il ne soit très, très puissant, il disait le contraire. À présent, l'expression de sa figure ressemblait de plus en plus à celle qu'il avait à chaque fois qu'il prenait ce remède moksha, quand il était envahi d'une immense expression d'une complète béatitude et d'amour. Ce n'était pas le cas ici, mais son visage avait changé. Je lassai passer une autre demi-heure, et je décidai alors de lui donner une nouvelle dose de 100mg. Je l'informai ce que je m'apprêtai à faire, et il acquiesça. Je lui donnai sa dose et je me mis à lui parler. Il était très calme à présent; il était très calme et ses jambes devenaient de plus en plus froides, de plus en plus j'apercevais des zones violettes de cyanoses. Puis je me mis à lui parler et lui dit "Libre et léger" une litanie que je lui répétais la nuit avant qu'il ne s'endorme, ces dernières semaines, et désormais, je le lui disais avec plus de conviction, plus d'intensité - "Va, va, laisse-toi aller, mon chéri; en avant et plus haut. Tu t'en vas en avant et plus haut; Tu t'en vas vers la lumière. Volontairement et consciemment, tu t'en vas, volontairement et consciemment, et tu le fais sublimement - tu t'en vas vers la lumière; tu t'en vas vers un amour plus grand; tu vas plus loin et plus haut. C'est si facile ; c'est si beau. Tu le fais si facilement, avec tant de splendeur. Libre et léger. Vers l'avant et plus haut. Tu t'en vas vers l'amour de Maria avec mon amour. Tu t'en vas vers un amour plus grand que ceux que tu aies jamais connu. Tu t'en vas vers le meilleur, le plus grand amour, et c'est facile, c'est si facile, et tu le fais avec tant de splendeur." (...) À un moment, je lui ai demandé, "Est-ce que tu m'entends?" Il serra ma main. Il m'entendait. Je fus tentée de lui poser plus de questions, mais il m'avait imploré ce matin de ne plus lui poser de questions, et le sentiment général était que tout allait bien. Je n'osai pas m'enquérir, le déranger, et ce fut la seule question que je lui ai posé "Est-ce que tu m'entends?" Peut-être aurais-je du lui en poser plus, mais je ne l'ai pas fait.

Plus tard, je lui posai à nouveau la même question, mais la main ne bougeait plus. Désormais, entre deux heures jusqu'au moment où il est mort, cinq heures vingt, il y eut une paix totale à une exception. Il devait être trois heures trente ou quatre heures, lorsque j'aperçus le début d'une lutte sur sa lèvre inférieure. Elle commença à bouger comme s'il allait lutter pour respirer. Puis je lui ai donné la direction avec plus de vigueur. "C'est facile, et tu le fais avec splendeur et volonté et conscience, totalement conscient, totalement conscient mon chéri, tu t'en vas vers la lumière." Je répétai ces mots, ou d'autres similaires durant les trois ou quatre dernières heures. Par moment, je succombais à ma propre émotion. Le soubresaut de la lèvre inférieure ne dura qu'un court moment, il paraissait répondre entièrement à ce que je disais. "Facile, facile, et tu le fais volontairement, et consciemment, en toute splendeur - tu t'en vas en avant et plus haut, léger et libre, en avant et plus haut vers la lumière, dans la lumière, dans l'amour absolu." Le soubresaut cessa, la respiration devint de plus en plus lente, et il n'y avait plus la moindre indication de contraction ou de lutte. Simplement cette respiration qui ralentissait, de plus en plus lente, et à cinq heures vingt, la respiration cessa.

(...)

En fait, l'arrêt de la respiration ne fut pas dramatique, car elle s'arrêta si lentement, si gentiment, comme un morceau de musique qui s'achève en un sempre piu piano dolcemente. J'avais le sentiment qu'en fait, la dernière heure de respiration n'était qu'un réflexe d'un corps habitué à ce geste, depuis 69 ans, qu'il avait répété des millions et des millions de fois. On n'avait pas l'impression que l'esprit s'en était allé avec le dernier souffle. Il s'en est allé simplement, gentiment en l'espace des quatre dernières heures.

(...)

Nous ne saurons jamais si tout cela n'est pas qu'un souhait de notre pensée, ou si c'est réel, mais il est certain que tous les signes extérieurs ainsi que notre sentiment intérieur sont une indication que cela fut splendide, apaisé, et facile.

(...)

Il semblait non seulement, qu'après tout ce qu'il avait dit et écrit sur la mort, il méritait d'y être conduit sans le savoir. Et il avait une confiance en moi si complète - qu'il aurait pu prendre pour acquis que si sa mort s'approchait, je lui en aurais certainement informé et assisté. Par conséquent, mon soulagement pour sa soudaine prise de conscience et son rapide ajustement et immense. Ne ressentez-vous pas la même chose?

À présent, la manière dont il est mort doit-elle être pour nous, et seulement pour nous source de soulagement et de consolation, ou d'autres doivent-ils aussi pouvoir en bénéficier? Qu'en pensez vous

 

Collé à partir de <https://www.huffingtonpost.fr/nicolas-bersihand/debat-sur-leuthanasie_b_5533161.html>