Que reste-t-il de la propriété dans l’environnement numérique?

·                          9 sept. 2020

·                          Par Revue Délibérée

 

L’avènement de moyens techniques a conduit à l’empilement de normes destinées à garantir la propriété intellectuelle. Au-delà, c’est bien le concept même de propriété – telle que conçue selon notre modèle libéral dominant – qui, à l’épreuve de l’environnement numérique, a été attaqué, et doit encore être interrogé dans une perspective émancipatrice.

 

Ce texte, écrit par Lionel Maurel, a été publié dans le numéro 10 de la revue Délibérée paru en juillet 2020, dont le dossier était intitulé : "la propriété, sans le vol ?"

© Eve Billa


Lionel Maurel est juriste et bibliothécaire, directeur adjoint scientifique à l’Institut National des Sciences Humaines et Sociales du CNRS. Il est co-fondateur du collectif SavoirsCom1 (politique des biens communs de la connaissance), membre de La Quadrature du Net (organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet) et du Conseil d’Administration de La Coop des Communs. Il est également membre du Comité de la prospective de la CNIL, du Conseil Scientifique et Technique du Centre pour la Communication Scientifique Directe et du Comité pour la Science Ouverte.

 En 2000, le prospectiviste Jeremy Rifkin commençait un ouvrage1par ces mots : « Le rôle de la propriété est en train de subir une transformation radicale ». Partant du constat que « l’économie capitaliste est fondée sur l’idée même d’échanges de droits de propriété sur un marché », il postulait l’avènement d’une nouvelle « économie en réseau, fusion de la micro-électronique, des ordinateurs et des télécommunications », dont la caractéristique était de faire exploser la propriété par la recherche prioritaire de l’accès aux biens et services.

 Un an auparavant, le lancement du site de partage de fichiers musicaux Napster inaugurait effectivement une ère de grandes turbulences pour la propriété intellectuelle et les industries culturelles qui en dépendent, offrant des possibilités d’accès inédites aux internautes, mais dans le mépris de la légalité. Depuis, les technologies de partage se sont succédé (P2P dont le très utilisé BitTorrent, Streaming, DirectDownload) : la technique et le droit ont entamé un véritable jeu du chat et de la souris, dont l’issue reste à ce jour toujours incertaine. Depuis le vote de la loi Hadopi en 2009 jusqu’à l’adoption de la direc­tive Copyright en 2019, la décennie aura été marquée par une multitude de textes adoptés au nom de la « lutte contre le piratage ». Elle a connu aussi de vives controverses opposant les défenseurs du droit d’auteur et de la propriété intel­lectuelle et les partisans des libertés numériques appelant à réformer un corps de règles jugées dépassées par l’avancée de la technique. Vingt ans après la prophétie formulée par Jeremy Rifkin, Internet a-t-il réellement provoqué un effacement de la propriété au profit de l’usage ? L’environnement numérique a bien fait subir à la notion de propriété une « transformation radicale », mais il paraît difficile de déclarer cette dernière dépassée.

Si la propriété littéraire et artistique a traversé une grave crise d’effectivité et fait l’objet de contestations radicales, le droit d’auteur demeure un principe consacré par un impressionnant réseau de normes – internationales, européennes et nationales. Sa consécration comme principe fondamental n’a fait que s’affermir et aucun pays ne l’a réellement remis en question. La propriété industrielle quant à elle paraît également avoir été davantage stimulée par la révolution numérique que fragilisée. Parce que « l’économie de la connaissance » met l’accent sur les actifs immatériels, le nombre des brevets déposés dans le monde a littéralement explosé durant les deux dernières décennies. La Chine, naguère réputée pour être un « paradis de la contrefaçon », a intégré la propriété intellectuelle dans son modèle industriel, au point d’être désormais le premier déposant de brevets au monde. Il en est de même du côté des marques, dont le développement s’est aussi accru, et il n’est pas anodin que les géants du numérique que sont Google, Apple, Amazon, Facebook ou Microsoft détiennent les marques les plus valorisées au monde.

C’est en réalité moins à une disparition de la propriété qu’à une profonde mutation de ce concept juridique que l’avènement du numérique a conduit. Ces transformations comportent plusieurs dimen­sions – complexes et parfois contradictoires entre elles – que cet article se propose de passer en revue, avant d’essayer de cerner le sens de ces évolutions.

LA PROPRIÉTÉ ÉCARTELÉE : ENTRE REMISE EN QUESTION ET DURCISSEMENT

Jeremy Rifkin n’était pas le seul auteur, au tournant des années 1990-2000, à annoncer la fin d’un concept de propriété jugé foncièrement incompatible avec la rupture introduite par les technologies numériques. Dans la célèbre « Déclaration d’in­dépendance du cyberespace »2, publiée en 1996, l’activiste américain John Perry Barlow estimait que les caractéristiques mêmes de l’environnement numérique vidaient la propriété de son sens : « Vos industries de l’information toujours plus obso­lètes voudraient se perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui prétendent définir des droits de propriété sur la parole elle-même dans le monde entier. Ces lois voudraient faire des idées un produit industriel quelconque, sans plus de noblesse qu’un morceau de fonte. Dans notre monde, tout ce que l’esprit humain est capable de créer peut être reproduit et diffusé à l’infini sans que cela ne coûte rien. La transmission globale de la pensée n’a plus besoin de vos usines pour s’accomplir. »

Dans cette conception, la propriété n’a de sens qu’appliquée au monde matériel, et se caractérise par la mise en rivalité des titulaires de droit sur un même bien : son usage par un acteur exclurait nécessairement autrui de sa jouissance, justifiant la distribution des titres de propriété pour organiser une allocation efficace. Or Internet est fondamentalement une machine à copier d’une redoutable efficacité, et ce d’autant que le développement des ordinateurs personnels a mis entre les mains d’une large partie de la population des moyens de reproduction aussi puissants que ceux auparavant réservés aux professionnels.

Ce nouveau contexte technologique allait bouleverser la norme juridique, dont l’effectivité se trouvait fortement remise en question. Néanmoins, le droit est rapidement retombé sur ses pieds. John Perry Barlow estimait que « la notion juridique de propriété [est fondée] sur la matière » quand, dans le cyberespace, « il n’y a pas de matière ». C’était méconnaître que le droit d’auteur s’est toujours appliqué à un élément immatériel – l’oeuvre de l’esprit – et que ses concepts fondamentaux sont formulés d’une manière suffisamment générale pour s’appliquer dans l’environnement numérique. En 1996, année de parution de la « Déclaration d’indépendance du cyberespace », un tribunal français jugeait pour la première fois3 que le partage entre des étudiants sur un serveur d’une chanson de Jacques Brel constituait bien des actes de « reproduction » et de « représentation » – illégaux sans autorisation –, car soumis au monopole des ayants droit.

Non seulement la propriété intellectuelle était bien applicable dans l’environnement numérique, mais les législateurs, partout dans le monde, n’ont cessé d’en renforcer l’étendue, la portée et la durée. De nouveaux objets ont ainsi été saisis par le droit, comme les informations. En 1984, Stewart Brand, un des pionniers de l’internet prononçait la phrase fameuse « Information wants to be free »4, mais dès 1996, une directive européenne créait un droit des bases de données étendant l’emprise de la propriété à ces objets. Par ailleurs, des actes comme le téléchargement de fichiers, que certains juges avaient été tentés d’assimiler à une forme de copie privée, étaient finalement qualifiés par la loi comme des reproductions illégales5. La durée du droit d’auteur subissait également un allongement, avec un passage de 50 à 70 ans après la mort de l’auteur, d’abord décidé en 1998 aux États-Unis pour empêcher Mickey Mouse d’entrer dans le domaine public, puis par l’Union européenne en 2006.

La « mort du droit d’auteur »6 fut donc annoncée plusieurs fois, mais la situation est plus complexe : en tant que droit de propriété intellectuelle, ce droit n’a jamais été aussi puissamment consacré, tout en étant fortement contesté en pratique dans son effectivité.

LA PROPRIÉTÉ CONFISQUÉE : L’ÉROSION DES DROITS DES UTILISATEURS

Du côté des utilisateurs, et non plus des titu­laires de droits, l’évolution de la propriété dans l’environnement numérique a aussi eu un effet ambivalent. Si l’on prend en compte les pratiques illégales, Internet et le numérique ont conduit à une explosion des usages et à une démultiplication des possibilités, au prix du respect des règles de droit. Mais paradoxalement, les utilisateurs souhaitant continuer à s’inscrire dans la légalité ont vu de leur côté leurs droits peu à peu s’éroder.

Dans l’environnement analogique, un certain équilibre est garanti par le principe d’indépendance des propriétés intellectuelle et matérielle7. La propriété intellectuelle porte toujours sur des éléments immatériels (l’oeuvre du droit d’auteur, l’invention du brevet, le signe de la marque), mais laisse à l’utilisateur la propriété du support physique, une fois celui-ci acquis. Par exemple, un livre papier garantit à son propriétaire la possibilité d’exercer tout un ensemble d’actes, y compris lorsqu’il véhicule une oeuvre protégée par le droit d’auteur : l’utiliser, le conserver, le transporter, le prêter, le donner et même le revendre sur le marché d’occasion. Prenons à présent la même oeuvre, mais achetée sous la forme d’un livre numérique (eBook) : l’exercice de ces facultés peut être techniquement entravé ou devient par défaut illégal, parce qu’il implique nécessairement de réaliser une reproduction de l’oeuvre.

En 2009, une affaire retentissante impliquant la firme Amazon a révélé cette fragilisation des droits des utilisateurs induite par le passage au numérique8. Les usagers de la liseuse Kindle avaient eu la surprise de voir disparaître de l’appareil les fichiers du livre 1984 de George Orwell, qu’ils avaient pourtant achetés. Suite à un problème de négociation de droits, Amazon avait organisé leur suppression automatique à distance, acte rigoureusement impossible à effectuer pour des livres papier. Ce qui est appelé « achat » dans l’environnement numérique n’est donc pas l’équivalent de l’acquisition d’une propriété. L’utilisateur d’une offre légale obtient une simple licence d’utilisation, c’est-à-dire une autorisation d’usage soumise à conditions, et parfois révocable. Pour le chercheur Olivier Ertzscheid9, c’est un trait caractéristique du numérique de transformer la propriété en une simple « a-location » d’un accès, et ce phénomène est encore plus manifeste avec les nouveaux types de consommation en flux, type streaming, dans lesquels les fichiers ne peuvent plus être récupérés en local sur les machines des utilisateurs.

Cet effet de « désappropriation » des utilisateurs est renforcé par la consécration juridique des Mesures Techniques de Protection (MTP ou DRM en anglais pour Digital Right Management). Introduits par une loi en 2006, ces dispositifs anti-copie (ou verrous numériques) avaient pour but d’apporter une solution technique au piratage et la loi a fait de leur contournement un délit distinct de la contrefaçon10. Mais, pour Olivier Ertzscheid11, les DRM rendent aussi possible un « Droit de Regard de la Machine », susceptible de contrôler les usages bien au-delà la copie, par exemple en coupant automatiquement l’accès à des fichiers si un utilisateur change de zone géographique. Le DRM Adobe Digital Edition, le plus employé dans les livres numériques, non seulement empêche les reproductions, mais transmet à l’entreprise Adobe des statistiques très détaillées sur les lectures effectuées, ce qui pose de graves questions de respect de la vie privée. Là encore, tous ces dispositifs sont impossibles avec un livre papier, sur lequel le possesseur exerce une véritable propriété.

Cette érosion des droits des utilisateurs ne concerne plus seulement les oeuvres de l’esprit, mais aussi des objets matériels courants. Beaucoup d’appareils de notre quotidien comportent en effet des logiciels embarqués protégés par la propriété intellectuelle, dont le respect est assuré par des DRM. C’est le cas par exemple des voitures et l’interdiction de contournement des mesures techniques de protection a pour effet d’enlever à l’utilisateur, même légitimement propriétaire de l’objet, toute possibilité de réparation. Aux États-Unis, la situation est telle que les tracteurs agricoles des années 1970, qui ne contenaient pas encore de logiciels, ont vu leur prix augmenter en flèche sur le marché d’occasion, parce que ce sont les derniers modèles que les agriculteurs peuvent encore réparer ou améliorer librement ! Une loi a même été introduite en 2017 au Congrès pour garantir un « droit à la réparation » pour les utilisateurs, portant un nom significatif : YODA pour You Own Devices Act (« vous possédez vos appareils »)12.

On a donc assisté à une sorte de phénomène de vases communicants : à mesure que la propriété intellectuelle se durcissait, la propriété matérielle paraissait se dissoudre, traduisant un déséquilibre croissant entre industriels – de la culture ou d’autres secteurs – et consommateurs.

© Thibaut Gosset

LA PROPRIÉTÉ RÉINVENTÉE : DE LA CULTURE LIBRE AUX COMMUNS NUMÉRIQUES

Face à ces évolutions, des innovations ont émergé afin, non pas de supprimer la propriété intellectuelle, mais d’en renverser les principes de fonctionnement. C’est dans le domaine du logiciel que les premières expérimentations ont eu lieu. Avant les années 1980, les programmes informatiques n’étaient soumis à aucune forme de propriété et le partage était la règle parmi les communautés de développeurs. Mais avec l’essor de l’informatique domestique, la commercialisation des logiciels commença à devenir un enjeu, poussant les indus­triels du secteur (au premier rang desquels une firme comme Microsoft) à réclamer des protections. Aux États-Unis comme en Europe, le logiciel finit par être assimilé à une oeuvre de l’esprit, protégeable par le droit d’auteur13. Les entreprises du secteur pouvaient dès lors interdire l’accès au code source des logiciels, avec des conséquences drastiques sur les pratiques communautaires de développement qui avaient cours parmi les informaticiens.

 Une partie d’entre eux choisit alors de réagir en créant les premiers logiciels libres. C’est à Richard Stallman, un chercheur en intelligence artificielle au MIT, que l’on doit l’idée du « Copyleft », cette inversion du Copyright, qui conduit à utiliser le droit d’auteur, non pas pour poser des interdic­tions, mais au contraire pour garantir des libertés14. La première des licences libres – la GPL (General Public Licence) – est un contrat de droit d’auteur qui autorise explicitement l’utilisation, l’accès au code source, la copie et la modification du logiciel. Le « coup de génie » de Stallman consiste à s’être appuyé sur le droit d’auteur, au niveau contractuel, pour donner une validité à ces licences, sans qu’aucune réforme législative ne soit nécessaire. Les licences libres se sont ensuite diffusées dans le monde du logiciel, aboutissant à des réalisations importantes comme Linux (système d’exploitation libre alternatif à Microsoft), le navigateur Firefox, la suite bureautique LibreOffice, le logiciel de création de sites Internet Wordpress, s’agissant de ceux d’utilisation directe par les utilisateurs, mais bien d’autres encore – moins connus du grand public – qui font fonctionner de nombreuses messageries instantanées, serveurs mails, réseaux sociaux ou sites web.

Quelques années plus tard, un projet conduit par le professeur de droit à Harvard Lawrence Lessig aboutit à la création des licences Creative Commons15, qui étendent la logique du logiciel libre à toutes les oeuvres de l’esprit protégeables par le droit d’auteur : textes, images, musiques, vidéos, etc. Plus modulables et plus simples d’utilisation, les Creative Commons s’adressent cette fois aux créateurs qui veulent laisser circuler leurs oeuvres sur Internet et en favoriser la réutilisation. Cet instrument est aussi adapté à de grands projets collaboratifs nécessitant que les internautes s’accordent les uns les autres des droits d’usage ; c’est le cas de l’encyclopédie libre Wikipédia, sixième site le plus visité au monde, placé sous licence libre. Ces réalisations s’inscrivent dans un courant de pensée – celui de la Culture libre – qui s’emploie à réinventer la propriété pour la faire davantage correspondre au nouveau contexte de l’environnement numérique. Comme l’explique Séverine Dusollier16, les licences libres favorisent une « propriété inclusive », là où le jeu classique du droit d’auteur privilégie la « propriété exclusive ».

Parallèlement, une construction théorique viendra interpréter ces réalisations comme de nouvelles formes de « biens communs ». On doit notamment à la chercheuse américaine Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, d’avoir mis en lumière le rôle des « Communs de la connaissance »17. Pour Ostrom, la propriété exclusive n’est pas l’unique moyen de garantir la production et l’entretien dans le temps de ressources partagées.

 Des communautés peuvent s’auto-organiser, notamment grâce aux moyens de communication numérique, pour mettre en place des systèmes de propriété partagée appuyés sur des modes de gouvernance ouverts. Ostrom avait d’abord développé ce schéma pour l’analyse de la gestion partagée de ressources naturelles (pâturages, rivières, forêts, nappes phréatiques, etc.). Mais à partir du milieu des années 2000, elle a appliqué son modèle aux ressources immatérielles, considérant notamment que les licences libres correspondent à des systèmes de « faisceaux de droits » (bundle of rights) permettant de démembrer les droits de propriété pour les répartir entre plusieurs acteurs, devenant ainsi des parties prenantes au Commun.

En 2016, à l’occasion du vote de la loi République numérique, le gouvernement avait d’ailleurs envisagé d’introduire la notion de « Communs numériques » dans la loi française, en la raccrochant aux « choses communes » de l’article 714 du Code civil18. Il s’agissait de reconnaître l’utilité de ces nouvelles pratiques et de les protéger, mais cette tentative n’a pas passé l’épreuve du Parlement, notamment en raison de l’opposition des sociétés collectives de gestion du droit d’auteur, type SACEM, SACD, etc.

LA PROPRIÉTÉ REVENDIQUÉE : UNE IDÉE TOUJOURS AU SERVICE DE L’ÉMANCIPATION ?

Au XVIIIe siècle, le droit de propriété a été défendu par la pensée libérale comme un vecteur d’émancipation pour les individus, jusqu’alors entravée par le système féodal. Cette conception de la propriété, individuelle et exclusive, appliquée au numérique fait, comme développé précédemment, l’objet de nombreuses remises en question, mais elle est aussi parfois de nouveau mise en avant, dans cette même perspective émancipatrice par certains courants.

C’est le cas par exemple du « Coopérativisme de Plateforme », une proposition introduite dans les années 2010 par les auteurs Trebor Sholz et Nathan Schneider avec une volonté de lutter contre l’ubérisation (entendue comme le recours à des services par l’utilisation de nouvelles technologies, les utilisateurs se mettant directement en contact, de façon quasi instantanée, avec les professionnels)19. Cette pensée critique le paradigme de « l’économie du partage » qui vantait le rôle que les plateformes numériques allaient pouvoir jouer pour promouvoir l’usage par rapport à la propriété. Plus la peine par exemple d’acquérir une perceuse pour l’utiliser seulement quelques fois si on peut l’emprunter ou la louer à d’autres individus en passant par un site internet. Mais dans les faits, cet idéal initial de partage a rapidement été dévoyé par de nouveaux intermédiaires. Des entreprises comme AirBnB ou Uber n’aspirent plus à posséder elles-mêmes des immeubles ou des véhicules, mais restent propriétaires de l’essentiel, à savoir les algorithmes et les données permettant la mise en relation entre des clients et des propriétaires immobiliers ou travailleurs « indépendants ». Pour contrer ces modèles prédateurs à visée monopolistique, Trebor Sholz et Nathan Schneider invitent à redécouvrir les vertus de la propriété, allant même jusqu’à critiquer les modèles du Libre et de l’Open, qui auraient contribué à l’affaiblir. Pour eux, l’alternative à l’ubérisation passerait par des plateformes dont les travailleurs et les usagers seraient les propriétaires, en s’inspirant des coopératives de l’Économie Sociale et Solidaire. Il s’agirait de faire advenir ainsi un « Internet de la propriété » (Internet of Ownership), gage d’une maîtrise retrouvée sur nos vies numériques.

 Dans une veine plus classiquement libérale – et parfois même ultralibérale –, certains courants expliquent que le problème du contrôle des données personnelles serait résolu si le droit reconnaissait aux personnes un véritable droit de propriété sur ces informations20. Actuellement, la législation, notamment celle issue en Europe du fameux RGPD (Règlement Général de Protection des Données) ne considère pas les données comme des biens appartenant aux individus, mais comme des éléments de la personnalité. Pour certains, cette conception « personnaliste » serait en réalité une faille, permettant à des entreprises comme Google ou Facebook d’exploiter ces données sans contrepartie. Mieux vaudrait que chacun puisse faire valoir un droit de propriété, y compris en pouvant céder contre rémunération l’usage des données personnelles. D’autres voix s’élèvent néanmoins21 pour critiquer un risque majeur d’accroître encore la dépossession des individus si on laissait se mettre en place un « marché des données personnelles » où la position des utilisateurs serait sans doute structurellement déséquilibrée face aux géants du numérique.

Ce dernier exemple illustre très bien la trajectoire paradoxale que le concept de propriété a connue avec l’avènement d’Internet et du numérique. Facteur d’émancipation ou mécanisme d’aliénation ? Le débat reste toujours ouvert et prolonge une ancienne interrogation philosophique sur le sens même de la propriété.

Pour le chercheur Pierre Charbonnier, l’institution de la propriété a connu historiquement un phénomène d’« exaptation », concept issu de la biologie décrivant la manière dont un organe peut demeurer tout en changeant de fonction au fil de l’évolution22. La propriété libérale – celle défendue par John Locke par exemple – était effectivement conçue comme un vecteur d’émancipation individuelle, notamment dans le rapport des personnes à l’État. Mais cette conception initiale a été peu à peu remplacée par une « propriété industrielle » qui a permis la concentration du pouvoir dans les mains d’un nombre toujours plus réduit de grandes entreprises.

La trajectoire de la propriété dans l’environnement numérique n’est finalement pas si différente. Certes, avec l’avènement du Web, les technologies numériques ont paru d’abord ouvrir de nouveaux champs d’usages et de libertés aux individus, dont les Communs numériques sont toujours aujourd’hui les héritiers. Mais la domination écrasante des GAFAM est aussi la manifestation d’une forme de « propriété industrielle », qui s’exerce à présent sur des algorithmes, des plateformes et des données. L’empire des GAFAM est d’abord un empire de la propriété et a donné naissance à des entités parfois plus puissantes que des États-nations23. Jeremy Rifkin avait donc sans doute raison de dire que le numérique allait ouvrir une ère de « transformation radicale » pour la propriété, mais il reste sans doute encore beaucoup de travail d’imagination et de réinvention à faire sur ce concept pour lui rendre sa fonction émancipatrice.

Lionel Maurel

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1Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès : la révolution de la nouvelle économie, La Découverte, 2000.

2 John Perry Barlow, « Déclaration d’indépendance du cybe­respace », in Olivier Blondeau, Libres enfants du savoir numérique, Éditions de l’Éclat.

3 Cf. « Droit d’auteur et Internet : la première décision », Les Échos, 25 septembre 1996.

4Voir Information wants to be free, Wikipédia.

5En 1998 aux États-Unis avec le Digital Millenium Copyright Act ; en 2001 en Europe avec la directive « Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information ».

6 Voir par exemple : Richard Malka, 2015 : la fin du droit d’auteur ?, SNE, 2015.

7Article L.111-3 du Code de la propriété intellectuelle : « La propriété incorporelle définie à l’article L.111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ».

8 Julien Lausson, « Amazon a effacé à distance des centaines de livres achetés légalement », Numerama, 18 juillet 2009.

9 Olivier Ertzscheid, « Le nouvel ordre documentaire du numé­rique », Affordance, 10 avril 2012 : https://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/04/nouvel-ordre-documentaire-numerique.html.

10 Il s’agit de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, dite DAVSI.

11 Olivier Ertzscheid, « Pecha Kucha à la BnF », Affordance, 18 novembre 2012 : https://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/11/agenda-pecha-kucha-a-la-bnf.html.

12Kerry Sheenan, « YODA, the Bill That Would Let You Own (and Sell) Your Devices, Is Re-Introduced in Congress », EFF, 7 février 2017.

13 Voir François Pellegrini et Sébastien Canivet, Droit des logiciels, PUF, 2013.

14 Voir Camille Paloque-Berges et Christophe Masutti (dir.), Histoires et cultures du Libre. Des logiciels partagés aux licences échangées, Framabook, 2013.

15Voir https://creativecommons.org/.

16 Séverine Dusollier, « Pour un régime positif du domaine public », Planet Libre, 28 janvier 2015.

17Valérie Peugeot (dir.), Libres savoirs : les biens communs de la connaissance, C&F Éditions, 2012.

18 Lionel Maurel, « La reconnaissance du domaine commun informationnel : tirer les conséquences d’un échec législatif », in Vers une République des Communs ?, Les liens qui libèrent, 2018 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01877448/document.

19Trebor Scholtz, Le coopérativisme de plateforme – 10 principes contre l’ubérisation et le business de l’économie du partage, FYP Éditions, 2017.

20 Voir, en France, Génération Libre, « Mes data sont à moi. Pour une patrimonialité des données personnelles », janvier 2018.

21 C’est le cas par exemple du Conseil d’État, voir son rapport Le numérique et les droits fondamentaux, 2014.

22 Pierre Charbonnier, Abondance et libertés, La Découverte, 2020.

23 Sur ce renversement des premières aspirations émancipatrices liées à Internet, voir Félix Tréguer, L’utopie déchue, Fayard, 2019.

Collé à partir de <https://blogs.mediapart.fr/revue-deliberee/blog/070920/que-reste-t-il-de-la-propriete-dans-l-environnement-numerique?userid=f2479073-8fd0-41ef-90ab-839d659f85bc>