Anne Sylvestre, sorcière, comme les autres…
Propos recueillis par Cécile Prévost-Thomas, Hyacinthe Ravet
Dans Travail, genre et sociétés 2010/1 (n° 23), pages 5 à 25
1En septembre 2007, Anne Sylvestre fête son Jubilé sur la scène du Trianon à Paris : 50 ans d’écriture, de composition, de métier, de rencontres, 50 ans de chanson au service d’un art dont elle est l’une des plus fidèles ambassadrices. Depuis ses premiers pas sur la scène du cabaret parisien La Colombe à l’âge de 23 ans jusqu’à son Jubilé qu’elle mène depuis trois ans sur les routes de France, son « chemin de mots »[1][1]« Sur mon chemin de mots » est le 12e titre de l’album D’amour… et de musiques s’est enrichi de près de 500 chansons réparties entre un répertoire dit pour enfants et un répertoire dit pour adultes. Le premier, composé principalement des Fabulettes se transmet entre générations depuis le milieu des années 1960 et est admis aujourd’hui comme une référence en matière de chansons destinées aux enfants. Malgré sa présence régulière sur scène depuis cinquante ans[2][2]Anne Sylvestre a toujours refusé d’interpréter les Fabulettes…, le second, en revanche, demeure relativement méconnu d’un large public qui, au mieux, se remémorera les chansons les plus anciennes en ignorant qu’Anne Sylvestre n’a jamais cessé d’écrire et de composer.
2Lors de l’entretien, elle évoque non sans humour mais avec clairvoyance les raisons de cette méconnaissance. Celle-ci repose largement sur des préjugés émis à l’encontre des femmes, sur la place que leur réserve notre société et sur ce qu’Anne Sylvestre elle-même symbolise au nom des autres en tant qu’artiste et personne publique. Il faut dire que, dans le milieu professionnel de la chanson, le statut d’auteur-compositeur-interprète semble aujourd’hui encore majoritairement réservé aux hommes[3][3]Cécile Prévost-Thomas, « Les femmes dans la chanson aujourd’hui…. Au cœur des années 1950, parmi les femmes, seule Nicole Louvier (dont la carrière durera de 1953 à 1965) interprétait ses textes et ses musiques. C’est elle qui « autorisa » Anne Sylvestre à écrire ses premiers textes et à composer ses premières mélodies dès 1957. Jusqu’alors interprète de chansons écrites par les hommes, Barbara les rejoindra deux ans plus tard en chantant ses propres textes.
3Anne Sylvestre est vraiment remarquée par le public et la critique avec Mon mari est parti, chanson qu’elle enregistre en 1961. Ce n’est sûrement pas le fait du hasard. Sa sensibilité de femme artiste est en germe dans ce titre qui évoque en filigrane la répartition des rôles entre hommes et femmes et les qualités dévolues à chacun-e. Quinze ans plus tard, en 1975, sortent l’album Une sorcière comme les autres et la chanson du même nom : « Le monde de la chanson, unanime, parle de chef-d’œuvre ! »[4][4]Laurent Carmé [1993, p. 22]. Repris par Anne Sylvestre [2003,…. À cette époque, Anne Sylvestre est depuis deux ans sa propre productrice. Dès lors, elle est libre d’enregistrer ce qu’elle veut. Sa création en porte la trace. À partir de 1973, chacun de ses albums comprendra au moins un titre qui traitera de la place des femmes dans la société, de leurs luttes sociales et symboliques : Non tu n’as pas de nom (1973), La Vache engagée (1975), Clémence en vacances (1977), La faute à Eve (1978), La Vaisselle (1981), Rien qu’une fois faire des vagues (1985), Gulliverte (1986), La reine du créneau (1998), Berceuse de Bagdad (2003), etc. Avec ces chansons, Anne Sylvestre prend volontairement la parole au nom de celles que l’on a trop longtemps fait taire. Mais son écriture va bien au-delà. Toutes en nuances et en tendresse, par moments acerbes et souvent pleines d’humour, sa plume, ses notes dévoilent l’engagement d’une artiste aux côtés des femmes et des hommes, mais aussi des enfants, pour une société plus juste.
4Sorcière, comme les autres… telle apparaît Anne Sylvestre (en reprenant en partie le titre d’album et de la chanson éponymes). « Sorcière… » à la parole critique et anticonformiste, aux prises de position que les médias peinent à écouter et relayer, au chemin qui croise celui du mouvement féministe ; «… comme les autres », parce que, féministe, elle a connu parfois le même opprobre. Mais aussi parce que, en dehors de sa qualité d’auteure-compositeure-interprète, elle est femme, sœur, amie, mère… Sans doute, comme les voix de sirènes dans la mythologie, comme les voix de femmes qui veulent se faire entendre librement et allient la musique à leur parole, celle d’Anne Sylvestre a-t-elle pu exercer à la fois fascination et répulsion. D’autant qu’elle parle des femmes – notamment des difficultés, des questions et des bonheurs d’être une femme – mais qu’elle ne parle pas seulement aux femmes ou pour les femmes. Elle chante à tou-te-s : ne nous privons pas de l’écouter !
5Hyacinthe Ravet : Comment êtes-vous venue à la chanson ?
Anne Sylvestre : Je pense que je n’ai rien fait pour. Cela a dû être tout naturel, parce que j’aimais chanter. Depuis toujours ma mère me chantait des chansons, des chansons alsaciennes, des chansons enfantines et puis comme mes parents aimaient beaucoup Charles Trenet, j’ai entendu des chansons comme Boum dans laquelle il chante : « Et le bon dieu dit boum sur son fauteuil de nuages ». Je dois dire que c’est une image qui m’est toujours restée : un fauteuil de nuages ! Ensuite j’ai fait du scoutisme, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire si on voulait sortir de chez soi, et là j’ai beaucoup chanté aussi. C’était des chants traditionnels. Comme j’avais une bonne oreille et que j’aimais ça, j’ai fait chanter aussi les autres : j’ai fait chanter mes guides à plusieurs voix, j’ai aussi essayé de faire chanter ma petite sœur comme deuxième voix, mais elle n’aimait pas ça. J’ai beaucoup chanté un répertoire écrit par Francine Cockenpot qui a écrit de jolies choses comme Colchique dans les prés, qu’on attribue souvent à la chanson traditionnelle. Quand j’étais adolescente, j’habitais Suresnes et quelquefois avec une copine on venait dans le quartier latin à Paris. Il y avait une librairie qui vendait des recueils de chansons dans laquelle j’achetais des petits bouquins de Francine. On a essayé de m’apprendre le piano mais j’ai abandonné à quinze ans. Le solfège, ça m’ennuyait ; ce qui est complètement idiot parce qu’à ce moment-là, j’avais un très bon professeur qui était organiste et compositeur. Je le regrette encore aujourd’hui, mais j’ai quand même gardé une oreille harmonique de cette époque. Et puis j’étais bonne élève en lettres et j’avais une passion pour le latin, le français et la littérature. La musique et les mots se sont un jour retrouvés, mais rien ne me préparait à être chanteuse, pas même en imagination : je ne pensais pas du tout que j’allais un jour monter sur une scène, j’étais tellement craintive !
Un jour, une guitare
6AS : Simplement, un jour, on m’a prêté une guitare et j’ai commencé à essayer de trouver des accords dessus. Je n’ai jamais été capable de lire une note précise sur un manche de guitare, les notes je les vois sur un clavier de piano mais pas sur un manche de guitare. J’apprenais donc comme ça, à l’oreille. J’ai écrit des petites choses, des poèmes comme ceux qu’on écrit vers l’âge de 20 ans. Mon frère jouait de la clarinette et j’ai écouté du jazz pendant toute mon adolescence. Ce n’était pas ma musique, mais j’ai toujours eu une passion pour le jazz. Un jour, j’ai entendu à la radio une jeune femme qui s’appelait Nicole Louvier. Je pense qu’aujourd’hui peu de gens se souviennent d’elle, mais c’était vraiment quelqu’un de très bien : elle écrivait ses chansons, paroles et musique, elle s’accompagnait à la guitare et on l’entendait ! Elle avait fait des disques et elle passait à la radio : donc ça existait ! Cela a provoqué chez moi un réel déclic parce qu’elle avait à peu près mon âge. Brassens, c’était quand même un monsieur moustachu. Juliette Gréco, c’était une interprète. Je n’aurais jamais eu l’idée de me ranger dans la catégorie de ces gens-là. Alors que Nicole Louvier tout à coup : « Ah ! oui ! oui ! ». Il y avait aussi par exemple Jean-Claude Darnal, quelqu’un de très jeune aussi à ce moment-là, qui faisait des chansons à la guitare. Alors j’ai commencé à me dire « Ah bon, tiens, c’est possible ? ». J’avais quelques chansons que je grattais et à la même époque j’ai découvert la voile. Je me suis inscrite à l’école de voile des Glénans où j’ai emporté ma guitare qui était une espèce de caisse ! Pendant les veillées, on chantonnait et mes copains m’ont dit : « Tu devrais en faire quelque chose ! ». L’un d’entre eux, qui écrivait des chansons et chantait quelques fois au cabaret de La Colombe, m’a dit à la fin du stage : « Écoute, va voir Michel Valette, le directeur de La Colombe, de ma part. Voilà son téléphone… ». Et j’ai attendu au moins un an avant d’appeler le monsieur, en me disant « Mon Dieu… ! » Mais bon, j’étais à la Sorbonne, je m’ennuyais comme un rat mort en Lettres… Parallèlement, je faisais des traductions d’anglais technique pour gagner un peu d’argent. Et puis je me suis dit : « Essaye, si tu n’essayes pas, tu vas regretter ! » et « Qu’est-ce que tu as envie de faire ? » « Prof ? » « Non ! ». Et comme j’allais de moins en moins à la Sorbonne, je me suis décidée à aller voir Michel Valette à La Colombe, en me disant : « Il va me jeter ! ». Je suis arrivée un après-midi avec ma guitare et j’ai chanté quelques chansons. Après chacune d’entre elles, je pensais qu’il allait me dire : « Ça suffit ! ». Mais non, il me disait : « Continuez, continuez, chantez-moi tout ce que vous avez… ». Donc j’en ai chanté quelques-unes et puis, à la fin de l’audition, il m’a dit : « Bon, bon, vous allez passer la semaine prochaine ». Et voilà, c’est comme ça que ça a commencé ! Mais, je n’étais absolument pas prête à chanter, comme ça, sur un tabouret avec des gens en face de moi… Je ne savais pas me maquiller, je me faisais juste un petit trait au coin de l’œil. C’est une copine chanteuse, Colette Chevrot, qui était là déjà depuis un moment, qui m’a montré comment on se faisait les yeux. En plus, j’aurais bien voulu chanter en pantalon mais on me disait : « Non, non, ça fait mauvais genre ! », alors j’avais ma jupe plissée. Mais bon voilà, c’était comme ça. À l’époque, à la fin des années 1950, les gens importants à La Colombe, c’était Guy Béart, Hélène Martin et d’autres. Il y avait des guitaristes classiques qui passaient en début de programme, pendant que les gens mangeaient, et qui très gentiment me disaient : « Tu vois, tu mets tes doigts comme ceci, ça va faire tel accord, ça va faire plus joli ! ». Alors à chaque fois, je gagnais un accord après l’autre. C’est comme ça que j’ai commencé et que la chanson m’est tombée dessus. Ensuite, je suis passée dans d’autres cabarets du même style, comme Le port du salut, Chez Moineau, La Contrescarpe, Le Cheval d’Or. Après, j’ai été prise par le virus. Je n’avais plus envie de faire autre chose que d’écrire des chansons et les chanter. Et pourtant, à La Colombe, au début, chaque fois que je sortais de scène, j’allais dans les toilettes et je pleurais, parce que je n’étais pas contente, parce que je pensais que je ne serais jamais à la hauteur de telle autre personne. En même temps, je m’écoutais avec mon magnétophone à bandes pour enlever tout ce qui aurait pu ressembler à quelqu’un d’autre. Parce que se faire comparer, c’est vraiment une torture ; j’ai toujours très mal vécu ça ! Maintenant encore, quand devant moi on compare quelqu’un qui débute à d’autres, je m’insurge, je ne peux pas m’empêcher de réagir. On ne peut pas faire ça aux gens. Ce qu’on veut en tant qu’artiste, c’est être incomparable !
Chanter ses propres chansons
7HR : Et à l’inverse avez-vous eu des modèles ?
8AS : Des modèles, quels modèles ? Il n’y avait rien ! J’ai beaucoup admiré Hélène Martin et je continue d’ailleurs. Pour moi, c’était et c’est toujours quelqu’un de remarquable.
9HR : Et Barbara écrivait déjà ?
10AS : Au moment où j’ai commencé, je crois que Barbara chantait encore les autres et puis ensuite, on a fait notre chemin chacune de notre côté. Pour la rigueur, on pouvait dire que Brassens était un modèle pour tout le monde mais ce n’était pas forcément un modèle d’inspiration non plus. Personnellement, je me rapprocherais plutôt de Brel. À l’époque, on avait l’occasion de s’entendre les uns les autres. Béart était aussi une sorte de modèle dans l’écriture. Mais je crois que ceux qui étaient nos témoins, notre référence, c’était le public. Tu chantais une chanson et tu voyais bien ce que cela donnait sur les gens, parce qu’ils étaient féroces. Si tu ne les intéressais pas, ils continuaient à manger leur glace ! Il y avait aussi l’écriture, et la façon de s’imposer : on était obligé de s’imposer ! Après on m’a dit : « Ah, mais vous aviez un mauvais caractère… ». Mais attention, il fallait y aller, il fallait se défendre ! Et en plus, chanter ses propres chansons, comme moi, en étant une fille, c’était déjà un acte féministe : c’était s’affirmer dans un métier où les hommes étaient très nombreux et où les femmes étaient des interprètes qui chantaient des chansons écrites par des hommes. Donc c’était déjà un acte, il fallait se battre. Quand j’étais en train de chanter mes chansons et que j’entendais un type qui sortait sa petite amie et lui disait entre deux chansons : « Avec un nez comme ça, elle devrait jouer Cyrano ! », eh bien qu’est-ce que je faisais ? Je me mettais à pleurer et je sortais. C’est rien, mais quand même ! On allait d’un cabaret à l’autre, parce qu’il fallait évidemment jouer dans au moins trois endroits pour avoir de quoi subsister, mais on faisait tout ça à pied, personne n’avait de voiture. Sauf Pauline Julien qui a commencé sa carrière en France et qui avait un scooter. Donc j’avais une paire de chaussures correcte qui allait de Notre-Dame à la rue Guénégaud, puis à la place de la Contrescarpe avec la guitare sur le dos. Quand j’arrivais et que je chantais sur mon tabouret face à des bonnes femmes qui me regardaient les pieds, je pensais que ma tenue et mes chaussures ne devaient pas convenir. C’est vrai qu’à ce moment-là, la tenue de scène, je ne connaissais pas ! Pourtant, il me semble que c’est là que j’ai pris conscience de ce que c’était une chanson qu’on crée et qu’on donne. Et je me disais : « Bon, même si je ne suis pas exactement comme je devrais être, même si je ne la chante pas bien, elle existe ! Ce qui est important là, c’est ce qui est écrit, ce qui est transmis, ce qui est dit », même si ma voix n’était pas… Il faut dire que pendant des années on a chanté sans micro dans les cabarets. Ensuite quand je suis passée aux Trois Baudets, c’était formidable. Jacques Canetti m’a fait chanter avec un micro, assise sur un tabouret de bar parce qu’il avait peur que je tombe tellement j’avais le trac, tellement j’avais les genoux qui tremblaient ! Je me souviens, j’avais un pull noir et une jupe que j’avais faite dans un tissu d’ameublement !
11HR : Donc, toujours en jupe !
AS : Ah oui, toujours en jupe, car sinon ça faisait mauvais genre, et le pli étant pris… Mais on écoutait toutes sortes de choses. Les copains avaient tous une personnalité. Il y avait à prendre, à ramasser partout. On apprenait sur le tas quoi ! Je crois me souvenir que je passais beaucoup de temps à écrire mes chansons. Je pense qu’on était tellement embarqués à vivre et à chanter qu’on n’avait pas le temps de penser. Après j’ai eu quand même deux enfants tout en faisant ce métier et ce n’était pas évident. Je sais que j’ai rencontré pas mal de jeunes auteures, des femmes, des filles qui promettaient, qui faisaient des choses bien. Elles se sont arrêtées dès qu’elles ont eu des enfants ou qu’elles ont été mariées. Pour moi, il n’en était pas question de toute façon, mais il n’était pas question non plus de ne pas avoir d’enfants ! Donc voilà, je me suis débrouillée avec. Au-delà des débuts, il y a eu plein d’autres époques : ça fait cinquante-deux ans que je chante, je n’ai jamais arrêté et je n’ai jamais rien fait d’autre. Je n’ai jamais eu de mécène, je n’ai jamais eu personne qui m’entretienne, donc il y a eu des moments difficiles. Mais il y avait le feu. Il fallait y aller, il fallait vivre. Il fallait attendre par exemple à chaque fois la répartition des droits d’auteur tous les trois mois, pour savoir si on aurait de quoi manger, de quoi emmener les enfants en vacances, de quoi faire ceci ou cela. Et puis toujours, savoir si on aurait du travail, des spectacles. Tout ça, je n’en ai pas un souvenir très précis… Et puis il y a eu des années vraiment… ce que j’appelle les années de brume… Cela se mélange un peu, mais j’ai continué à avancer, à écrire des chansons et à les chanter. Il y a eu des moments compliqués, des moments où on a l’impression qu’on n’intéresse personne.
« Les années de brume »…
12AS : Par exemple, ce moment où les médias m’ont laissé tomber, sauf les journaux ; la presse écrite m’a toujours été à peu près fidèle. C’était dans les années 1970, quand j’ai été étiquetée « la féministe de service ». Le principe était : « On n’écoute pas ce qu’elle dit mais on ne la passe pas ». Avant, je faisais des émissions de télé. Mais ça ne m’a pas empêchée de continuer à travailler et de faire des spectacles. C’est sûr que ça limite un peu les choses et, qu’à ce moment-là, on a senti une désaffection pour la chanson, la chanson signifiante, disons. Mais bon, on est toujours là, même si on était nombreux et que certains ont coulé. Il y a eu une première catastrophe dans les années 1960, à l’arrivée de ceux qu’on appelait les Yéyés, une catastrophe majeure. Au lieu d’être un courant qui se rajoutait à ce qui existait déjà, ça a tout remplacé. Juste avant dans la saison, j’étais passée à Bobino trois semaines en lever de rideau de Jean-Claude Pascal. J’avais fait ensuite six semaines à l’Olympia en lever de rideau de Bécaud qui avaient marché du tonnerre, avec le soutien de Bruno Coquatrix, et j’avais eu de la presse. L’été qui a suivi le débarquement des yéyés, c’était fini ! Moi, j’ai eu quand même la chance d’avoir passé un peu le nez. Je me tenais à la barrière donc je n’ai pas été complètement emportée, j’ai continué à vivoter. Mais tout un tas de chanteurs ont coulé – c’est d’ailleurs à ce moment-là que le cabaret a commencé à se casser la figure. Ils ont fait du théâtre, du cinéma, mais enfin c’était quand même une grosse catastrophe pour la chanson. Après, ça a été ma catastrophe à moi. Dans les années 1970, je me suis retrouvée sans maison de disques, avec un procès chez Philips – qui a gagné – et un autre que j’ai fait aux disques Meys. Je suis devenue productrice indépendante en 1973. Je pense que j’étais, à cette époque-là, la seule chanteuse-auteure qu’on pouvait qualifier de féministe. Et comme je ne m’en suis jamais cachée, cela a été comme toujours : « Ah ! les sales féministes ! ». On n’écoute évidemment pas ce qu’elles ont à dire mais on les balaye. Ça, j’en suis à peu près certaine, c’est vraiment à ce moment-là que ça s’est passé. J’ai continué à chanter, mais une chanson comme Une sorcière comme les autres n’est jamais passée à la radio, Non tu n’as pas de nom est passée pour l’anniversaire de la loi[5][5]Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption… mais à l’époque, jamais non plus. De toute façon, ce que je disais n’intéressait pas ! Ça n’intéressait pas ceux qui décident, ceux qui programment. Je n’étais pas le modèle voulu sans doute. Quand je réécoute maintenant certaines des chansons que j’ai écrites durant cette période, je me dis que, parfois, je le cherchais, j’ai dit des choses assez…
13HR : engagées…
14AS : Eh oui, mais Les pierres dans mon jardin, Me v’la ou Dis-moi Pauline s’adressaient aussi au métier. Je suis une femme et je dis ce que je pense. On ne pardonne pas trop ça. Gainsbourg pouvait dire tout ce qu’il voulait, les autres aussi. Brassens ? « Ah, ben oui mais c’est Brassens ! ». Par exemple, j’ai participé à une émission de télé avec lui, il avait demandé à ce que je sois là. Quand j’ai voulu chanter Les gens qui doutent, on me l’a déconseillé parce qu’il y avait des gros mots dedans. J’ai trouvé que dans une émission de Brassens, c’était un peu gonflé. Évidemment, il a poussé un coup de gueule et j’ai chanté la chanson que je voulais mais…
15HR : Oui, mais une femme qui dit des gros mots…
16AS : Et c’est idiot, parce que s’il y avait eu quelques personnes qui s’étaient donné la peine d’écouter ! Je n’ai jamais eu le couteau entre les dents. J’ai plutôt expliqué les choses mais comme on n’écoutait pas, on mettait juste une croix dessus. J’aurais bien voulu être censurée officiellement, mais même pas. J’ai quand même trouvé un jour chez un brocanteur une chose qui m’a beaucoup troublée : mon tout premier 45 tours Porteuse d’eau. Je l’ai acheté et une étiquette était collée dessus avec le sigle de la RTF (Radiodiffusion Télévision Française). Ca sortait sans doute d’une discothèque. On avait écrit à la main : « À éviter » ! C’était mon premier 45 tours, ça fait un drôle d’effet. Ça m’est arrivé à moi mais ça a dû arriver à d’autres !
17Cécile Prévost-Thomas : Et déjà cette première chanson Porteuse d’eau, c’est un hymne aux femmes…
AS : Oui, elle annonçait Une sorcière comme les autres, qui elle-même annonçait Partage des eaux. À l’époque, heureusement que je ne savais pas ! Quand je repense à des choses comme celles-là, à des injustices, des humiliations, je suis surtout fâchée pour celle que j’étais à ce moment-là, pour la fille qui a reçu ça sur la figure !
Les copains, les frangines et les autres
18CPT : Et du côté des autres artistes, comment étiez-vous perçue au milieu de tous ces hommes ?
19AS : Dans le cabaret, il y avait les copains. On s’écoutait, on se suivait. Il y a eu Boby Lapointe mais aussi des gens comme Ricet Barrier. Il y avait une fraternité. Mais une fois sortie de ce contexte-là, une fois arrivée dans la dimension des spectacles dans les grandes salles, je pense que j’étais assez isolée et une chose était certaine : les filles, les femmes dans ce métier-là, on nous opposait les unes aux autres ; on nous dressait les unes contre les autres. Parce que ce n’était pas possible, dans une même maison de disques par exemple, qu’il y ait deux femmes. S’il y en avait deux, elles devaient se crêper le chignon, c’était normal !
20HR : C’est un peu ce que vous dites dans Frangines ?
21AS : Exactement !
22HR : Du coup vous n’arriviez pas à vous souder, à vous entraider ?
23AS : Non pas tellement. Moi, je sais que j’ai passé six semaines à chanter dans le spectacle de Gilbert Bécaud à l’Olympia, il ne m’a pas dit bonjour une seule fois. Je n’existais pas ! Ce qui fait que depuis que je fais des spectacles avec des gens en première partie, j’ai toujours pris soin d’aller vers eux, d’aller moi-même les saluer, d’être là, parce que sinon c’est terrible ! Mais je pense aussi que pendant toute une période j’étais pas mal isolée parce que j’élevais mes enfants et que je n’avais pas toujours la liberté de sortir, d’aller aux premières, d’aller faire la fête ou d’écouter les autres.
L’engagement par la chanson
24CPT : C’était aux alentours de 1968 ?
25AS : Oui, enfin moi, je n’ai pas vécu mai 68. J’ai pris mes filles sous le bras et je suis allée à la campagne. J’écoutais la radio mais je n’ai pas participé. Peut-être parce que j’étais encore très craintive et puis s’engager, ce n’est pas facile non plus, ça ne vous vient pas comme ça. D’autant plus que je sortais d’une douloureuse histoire familiale, j’en avais vraiment peur. J’avais déjà pas mal souffert. Et ne serait-ce que par exemple donner son nom sur une pétition ou donner son nom pour une cause, ce n’est pas facile. En plus, j’avais en même temps la peur et puis la réaction de me dire « Ah oui, mais je n’ai pas le droit ! »
26HR : En quel sens ?
27AS : Parce que j’avais grandi du mauvais côté[6][6]Anne Sylvestre exprimera un peu après dans l’entretien ce que «…. Et puis, mes chansons se sont trouvées dans le droit fil des luttes des femmes. Mais je n’ai jamais écrit exprès des chansons pour soutenir telle ou telle chose, ce n’était que le reflet de mes convictions profondes ! Au début des années 1970, quand j’ai écrit une série de chansons sur le sujet féminin, on m’a dit : « Ah ! Vos chansons pour les femmes ! ». Mais non, je n’ai pas fait des chansons pour les femmes, je n’ai pas non plus écrit des chansons féministes. Non tu n’as pas de nom, ce n’est pas une chanson sur l’avortement mais sur le choix d’avorter. Elle date de 1973 donc bien avant la loi et son application. On sentait un manque cruel pour les filles et les femmes de ce moment-là, un manque de chansons et de personnages à qui s’identifier. On n’entendait que des chansons écrites par des hommes. Donc, j’ai écrit des chansons non pas pour les femmes mais sur les femmes, en me disant : « Les hommes doivent être contents qu’on leur explique comment ça marche, ce qui se passe ! ». Et souvent, des jeunes gens venaient me dire : « J’ai acheté votre disque Une Sorcière[7][7]Ici et plus tard dans l’entretien, quand Anne Sylvestre évoque…, je vais l’offrir à ma mère… ». Ou une fille m’a écrit une fois : « Tu comprends, va expliquer tout ça à ton mec, ben non, tu n’y arrives pas. Alors tu le prends, tu l’assieds, tu lui mets Une sorcière et là il comprend ! ». Non tu n’as pas de nom, c’est parce que j’en avais assez d’entendre des vieux birbes qui n’y connaissaient rien parler du ventre des femmes, et du mien en particulier ! Clémence en vacances aussi, c’est une chanson qui parle d’une femme qui décide de tout lâcher [« la maison, la cuisine, le ménage, le linge et les commissions »] et de ne plus rien faire. Mais c’est une histoire, c’est une chanson, ce ne sont que des chansons. Il ne faut pas leur donner plus d’importance que ça n’en a. Une chanson, ça va donner l’idée, et puis on va se dire : « Ah oui, c’est vrai ! ». Les gens qui doutent, c’est aussi une chanson engagée. Finalement, elles le sont toutes. De toute façon, pour moi, si ça ne veut rien dire, ça ne m’intéresse pas. À partir du moment où l’on pense, on est engagé, il me semble… Enfin, où l’on pense et où on le dit.
28HR : Mais dire ce que l’on a envie de dire, ce n’est pas si simple…
29AS : Non, ce n’est pas simple. C’est pour ça que j’insiste beaucoup sur le fait que ce sont des chansons, ça n’est pas autre chose. On a beaucoup parlé des livres de ma sœur[8][8]Marie Chaix, auteure, entre autres, du roman Les lauriers du…. Moi aussi, j’ai toujours beaucoup parlé dans mes chansons, mais avec les chansons, il y a une distance. Et quelquefois je me disais : « Attention, je me dévoile, là… », mais personne n’y voyait rien. Je me disais « C’est transparent ! » et c’était opaque ! Alors que, si on veut bien écouter, tout à coup, on va dire « Ah bon ! C’était ça ? ! ». Ben oui, mais essayez d’imaginer un petit peu quoi ! Parce que la chanson qui va raconter : « Alors je me suis levée, j’ai fait ci, j’ai fait ça, et j’ai pensé que… », ça ne m’intéresse pas ! Moi, j’aurais dû faire une chanson qui aurait dit : « Voilà, mon père était collabo et je suis allée le voir à Fresnes… » ? Je n’allais pas faire une chanson avec ça ! Mais j’ai écrit La p’tite hirondelle, Le Pont du Nord et une Chanson Dégagée qui était la première. Mais les gens n’écoutaient pas, en fait. Souvent ils n’écoutent pas ! Ils disent : « Ah oui, c’est drôle ça ! ». Ou dans les plus récentes comme La poule aux œufs d’or, les gens disent : « Ah, c’est drôle ! ». Parce que je dis « pon pon » et « elle a mal au trou de balle… ». « Oui, mais vous avez écouté ce que ça dit ? ». « Ah non ! ». C’est un choix. J’aime assez les quelques épaisseurs de voile… Il est vrai que parfois, si les gens le demandent, il faut donner la clé, enfin plutôt indiquer la clé. Une fois, quand même, une femme après un spectacle est venue me dire « Une sorcière comme les autres, je n’ai rien compris… ! ». Alors j’ai dit : « Eh bien tant pis Madame ! ». Ah non, alors là non ! Ça veut dire quoi ? (rires).
30CPT : Même si ce ne sont « que » des chansons, ça demande un travail très précis qui convoque en permanence le double sens, la suggestion, la métaphore en fonction du style d’écriture choisi.
AS : Oui, complètement. Ma sœur a écrit récemment dans l’ouvrage collectif, Chroniques d’un âge d’or[9][9]Marie Chaix [2007]. : « Quand j’ai entendu Roméo et Judith, alors ça… ! » Elle avait parlé un jour des juifs et on lui avait dit : « Vous n’avez pas le droit ! ». Elle n’avait pas le droit à cause de notre père. Roméo et Judith, c’est une chanson. Moi, on ne m’a jamais rien dit. Je trouve très injuste qu’on ait osé dire ça à ma sœur. Si les gens doivent comprendre, ils comprennent. Mais parfois, ça ne marche pas. En écoutant Douce maison, qui parle du viol, des gens ont cru qu’il s’agissait d’un cambriolage. Alors là, il faut quand même être un peu bouché ou alors refuser, refuser… vraiment ! D’autres fois, j’ai l’impression d’être tout à fait claire et je ne le suis pas. La chanson la plus représentative est celle qui s’appelle Le western. Alors celle-là, je dois dire que ce n’est pas la plus limpide. J’ai essayé de la chanter dans mon avant-dernier spectacle mais cela n’a pas marché et je l’ai enlevée. C’est simplement l’expérience d’une femme qui est opérée d’un cancer du sein et qui subit ensuite une chimiothérapie, des rayons. Ma chanson dit : « Si les Indiens et leurs faux dieux, Ont allumé un soleil bleu, Si dans tes veines ils ont planté, Plus d’une flèche empoisonnée ». J’avais pourtant l’impression d’avoir dit plein de choses très claires.
Dans le droit fil des luttes des femmes
31CPT : Le thème de l’identité est aussi très présent dans votre parcours. Dans Comment je m’appelle, cette question est centrale à la fois dans la dénomination et dans le non-dit, au sens premier du terme…
32AS : Comment je m’appelle (1977), c’est le parcours des femmes. Le fameux « Puis un jour un jour du fond de ma tombe, J’entendis des voix qui se rappelaient, Plaisir et douleur souvenirs en trombe, Et j’étais vivante et on m’appelait », c’est exactement le moment où les féministes ont commencé à se faire connaître et où on a eu des livres à lire, des gens à rencontrer, pour moi c’est ça ! « Du fond de ma tombe » signifie : j’étais seule, je ne savais pas. Je pense qu’on était sans doute des tas de gens, des femmes et des hommes aussi, isolés chacun de son côté à dire, à écrire, à chanter ou à penser des choses. Et tout d’un coup, cela s’est rejoint et on s’est aperçu qu’on n’était pas tout seul. Il y en avait d’autres qui pensaient comme nous. À ce moment-là, ça s’est appelé le féminisme. C’était le seul nom possible. Je n’aime pas les noms en -isme, mais sinon on disait « femmes en lutte » et tout de suite ça faisait : « Comment ? Des femmes en lutte ? ! », « Lâchez-nous ! Oui, en lutte ! ». C’est en criant plus fort que d’autres qu’on peut faire bouger les choses. Si on ne crie pas, on ne vous entend pas, c’est tout. Et je me suis aperçue, en dépensant une fortune aux éditions Des femmes pour acheter tous les bouquins qui sortaient, qu’il y avait d’autres gens, dont Gisèle Halimi, Benoîte Groult, Annie Leclerc, Evelyne Sullerot, Hélène Cixous. Je les lisais en me cachant aux toilettes pour ne pas m’entendre dire : « Qu’est-ce que tu lis encore ? ». S’il fallait expliquer, ce n’était pas possible ; qu’est-ce que j’allais expliquer ? Et aujourd’hui encore, j’en ai des cartons dans ma cave. Et puis me concernant, je sais par exemple que Gisèle Halimi a fait passer Non tu n’as pas de nom à la radio à l’occasion d’une interview. Benoîte aussi faisait passer des choses. C’était rare qu’on leur en donne l’occasion, mais on a quand même reconnu que ce que j’écrivais était toujours dans le droit fil des luttes des femmes, même si je ne suis pas allée dans les manifs. Sauf une fois, au Québec, où j’ai chanté Non tu n’as pas de nom devant 10 000 personnes qui se sont mises à reprendre le refrain. C’était pour défendre la cause d’une fille qui s’appelait Chantal Daigle. Elle était enceinte et voulait avorter. Le type qu’elle venait de quitter pour cause de violence a fait un référé pour le lui interdire. Il y a eu un mouvement, un soulèvement et une manif sur le Mont-Royal, c’était impressionnant[10][10]Manifestation de solidarité au pied du Mont Royal à Montréal,….
Se faire entendre et continuer à chanter
33HR : Et pourtant, à cette époque-là, on entendait vos chansons dans les médias ?
34AS : Non, on a un peu arrêté de m’entendre à ce moment-là justement. C’était en 1973, j’étais ma propre productrice, je n’avais plus le soutien des services de presse. Des chansons comme Me v’la ou Les Pierres dans mon jardin n’ont jamais été diffusées. Seule La lettre ouverte à Élise l’a été, mais bon elle est juste rigolote !
35HR : Mais elle dit aussi des choses, avec l’image de la petite fille au piano…
36AS : Oui bien sûr. Mais ensuite, des chansons comme Une sorcière comme les autres sortie en 1975, ou Douce maison en 1978 ne sont jamais passées à la radio. Même des chansons plus générales : Des fleurs pour Gabrielle, la chanson que j’avais écrite en hommage à Gabrielle Russier[11][11]Professeure de lettres à Marseille, Gabrielle Russier s’est… en 1970, personne ne l’a jamais entendue. Un bateau mais demain écrite en 1978 suite au naufrage de l’Amoco Cadiz n’est jamais passée non plus. Et maintenant quand par extraordinaire on passe une de mes chansons à la radio, c’est toujours une très ancienne… Mon mari est parti, T’en souviens-tu la Seine que je ne renie pas bien sûr, mais bon. C’est comme si je m’étais arrêtée à ce moment-là !
37CPT : Et avez-vous une explication à cela ?
38AS : Je n’ai jamais obtenu d’explications de la part des médias. Une fois, j’ai eu une attachée de presse qui m’a dit : « Mais Anne, je ne peux quand même pas ramper pour aller demander des émissions pour toi », « Ne rampe pas, c’est pas la peine ! ». Pourtant j’envoyais toujours mes disques partout. Mais il y a d’autres choses. Dans les maisons de disques, on fait des échanges ; si vous passez untel, je passe untel, etc. Tout un truc évidemment auquel je n’avais pas accès, donc je devais compter uniquement sur la bonne volonté des gens. Et pour la scène, c’est pareil. Lorsque j’ai fait avec Pauline Julien, il y a une bonne vingtaine d’années, le spectacle Gémeaux croisées, on n’a pas eu une seule émission, même si ça a très bien marché, qu’on l’a bien tourné et que maintenant les gens en parlent comme quelque chose de mythique.
39HR : Et pour vous, c’est lié à votre engagement ?
40AS : Le pli est pris, le pli est pris ! Ça se passe comme ça. Ensuite, on s’habitue. Et maintenant je suis une vieille chanteuse !
41HR : Mais il y a par exemple Juliette Gréco ?
42AS : Gréco, ce n’est pas pareil. Elle a l’aura, le mythe de Saint-Germain-des-Prés, et puis elle est interprète. Quand j’ai fêté mon jubilé en 2007, mes cinquante ans de chansons donc – on n’est pas beaucoup à faire ça – eh bien je n’ai pas eu une seule émission. Enfin si, j’ai fait des petites choses, mon attaché de presse a été formidable, on m’a vue au journal, mais je n’ai pas eu une émission de variétés, aucune, même pas Drucker ! J’ai eu un peu de radio mais des petites choses. Même si ça n’est pas un critère, une émission qui passe tout le monde comme Le fou du roi sur France Inter, je n’y ai pas eu droit. C’est difficile de constater ces choses parce qu’ensuite les gens disent : « Elle est aigrie, elle est amère ! ». Moi j’aime ma vie, j’adore la vie que je mène mais j’aime comprendre. Finalement, les seules choses que j’ai faites en radio ou même en télé, ce sont des rencontres venues d’initiatives individuelles. Quelqu’un tout d’un coup dit : « Oui, mais moi je l’aime bien ! » et « je vais le faire ! », mais je ne suis pas sur les grilles. J’ai ouï dire sur France Inter que je suis « hors format », je n’entre pas dans les petites cases donc je ne peux pas passer ! Alors je m’en fiche, sauf que je me dis « c’est quand même un peu bête ». Ce qui m’ennuie, c’est que tous ces gens, s’ils savaient que j’existe, m’aimeraient et achèteraient mes disques, mon spectacle, et cela ferait que je vivrais quand même un petit peu plus agréablement ! Et pas seulement matériellement, ça éviterait surtout que tellement de gens me disent : « Ah ! J’aimais tellement ce que vous faisiez ! », « J’ai tous vos vinyles ! ». Oui, mais depuis mes vinyles, j’ai fait huit ou neuf disques. Il y a même une dame qui est venue me dire « Vous savez que vous m’avez fait pleurer une fois ? ». Je lui ai dit : « Ah bon, Madame ? », « Oui quand vous avez coupé vos longs cheveux… ». Là on se dit qu’on n’est pas grand-chose ! Mais « Ah ! C’est toute ma jeunesse… », ça je ne peux pas ! J’ai envie de répondre : « Oui mais vous avez vieilli comme moi. Certes c’est votre jeunesse, mais je suis là encore et vous aussi, vous pouvez toujours découvrir des choses ». Ça me fait du mal parce que je me dis : « je continue à écrire des chansons, c’est de l’expérience, c’est de la vie, ça pourrait les intéresser, ça devrait les intéresser ! ». C’est précisément ce qui se passe avec le dernier spectacle Bêtes à Bon Dieu[12][12]Bêtes à Bon Dieu, Chansons et cantiques, un spectacle de Serge…, je suis sûre qu’une partie du public présent pense que tout d’un coup je reviens de nulle part. Les gens se disent : « Ah oui, Anne Sylvestre… ! » et « Ah ! Vous avez toujours votre voix ! », « Ben oui, évidemment, j’ai toujours ma voix ! ». Je suis sûre que j’ai récupéré là des vieux fans. Un jour, un facteur est venu chez moi et m’a dit quand j’ai ouvert la porte : « Mais vous êtes l’ex-Anne Sylvestre ? ». On se sent mourir à ces moments-là, on se sent mourir !
43HR : Vous n’êtes pas si nombreuses encore à être auteures-compositeures-interprètes ?
44AS : Il y en a quand même maintenant[13][13]Amélie les Crayons, Michèle Bernard, Agnès Bihl, Jeanne…, mais c’est vrai qu’on a tendance à distinguer les prestations des femmes de celles des hommes. Quand on dit : « on fait un spectacle avec plusieurs femmes ». C’est un exploit !
45CPT : Ça me fait penser à La vache engagée. C’est une chanson que vous avez écrite au moment de l’année de la femme en 1975. À l’écoute de cette chanson, la manifestation semble vous avoir un peu irritée, non ?
AS : Oui mais d’abord, au sujet de La vache engagée il faut que je vous dise que, quand j’ai fait la pochette, à chaque fois qu’elle allait chez le typographe, il corrigeait en « vache enragée ». Il a fallu plusieurs allers-retours avant qu’il comprenne qu’il n’y avait pas de faute et qu’il fallait bien écrire « engagée » ! Puis, il y a eu une chose assez marrante. Lorsque cette année de la femme a touché à sa fin, Madame Françoise Giroud était alors la première secrétaire d’État chargée de la Condition féminine, Bernard Pivot a fait une émission le 30 décembre 1975 qui s’appelait « Encore un jour et l’année de la femme, ouf, c’est fini ! » ; son invitée était Françoise Giroud. Et comme Pivot est assez malicieux il m’a invitée à venir chanter La vache engagée, c’était une émission en direct. Donc voilà, je chante ma Vache engagée devant Madame Giroud qui le prend mal et qui, à la fin de la chanson, fait une réflexion désagréable à mon endroit. Alors je suis partie, j’ai quitté le studio en direct, j’ai dit à mon contrebassiste : « Tu viens ? On se tire ! ». Et on est partis comme ça. Eh bien oui je suis partie, je me suis fait peut-être du tort là aussi. Pivot, ça l’a beaucoup fait rire, mais il ne s’est pas rendu compte qu’il m’envoyait carrément au front. La dame n’avait pas beaucoup d’humour… mais j’ai toujours été dans des coups comme ça. On me disait « Vas-y ! », donc j’y allais mais je ne me méfiais pas du tout !
Les liens avec le mouvement féministe
46HR : Et quels ont été vos liens avec le mouvement féministe justement ?
47AS : Je ne suis pas une mondaine et je n’ai jamais figuré officiellement dans ce mouvement. Mais moi qui ai horreur des étiquettes, finalement j’en ai une bien grosse dans le dos ! Et d’ailleurs comme on disait que mes chansons étaient féministes, pendant assez longtemps, j’ai eu beaucoup plus de femmes que d’hommes dans mes spectacles. C’est vrai que dans des couples par exemple, s’il fallait garder les enfants pour aller au spectacle, à choisir, c’était quand même la femme qui l’emportait et qui disait : « C’est moi qui y vais ! ». Par la force des choses, il y avait plus de femmes qui venaient m’écouter. Et peu à peu, ça a commencé à s’équilibrer. Quand j’ai commencé à entendre des gros rires d’hommes quand je chantais Petit bonhomme ou La faute à Ève, je me suis dit : « Bon, eh bien ça va ! » parce que les hommes aussi ont de l’humour. Benoîte Groult racontait que, lors de réceptions, des hommes venaient la saluer et lui disaient : « Ma femme aime beaucoup vos livres »… Ben oui, mais c’est terrible, c’était des livres pour femmes et mes chansons étaient des chansons pour femmes aussi, comme Modes et Travaux ou 100 idées. C’était comme du tricot, du crochet, des chansons de femmes !
48HR : Pourtant elles s’adressent bien aux hommes aussi…
49AS : Justement, ça s’est équilibré heureusement. Maintenant, quand dans mon spectacle je reprends ce que je disais dans Gémeaux croisées : « Ah ! La question qui tue : « Es-tu toujours féministe ? ». « Non. Les hommes, ils n’aiment pas ça », il y a quand même des rires. Et puis j’enchaîne en disant : « Mais c’était il y a longtemps ! Ça a largement eu le temps de… ne pas changer… ! ». Il faut dire que ceux qui sont présents, ils sont déjà un peu convaincus. Mais quelquefois certains sont venus et se sont étonnés de ne pas avoir été agressés ! Ce que j’aimerais maintenant, c’est qu’un jour un jeune homme chanteur reprenne mes chansons et en fasse un spectacle. Jusqu’ici, des filles l’ont fait comme avec le spectacle Nous sommes de celles[14][14]Version théâtrale des chansons d’Anne Sylvestre joué et mis en…. Dernièrement, Vivienne Barberine a monté un spectacle qui s’appelle Gulliverte à partir de mes chansons. C’est intéressant aussi. Mes chansons, c’est du matériau, il faut que ça serve ! Mais qu’un homme puisse chanter mes chansons, j’adorerais ça !
50CPT : Concernant votre écriture, y a-t-il eu des déclencheurs lors de lectures ou de rencontres en dehors du monde de la chanson ?
51Non, parce que je ne savais rien ! C’est très étrange parce que tout est comme ça. C’est comme si j’avais marché sur une poutre sans savoir ce qu’il y avait autour. J’ai écrit Mon mari est parti juste pour exprimer ce que je pensais de la guerre, des guerres. J’ai su longtemps après que cette chanson avait été beaucoup écoutée en Algérie par les jeunes soldats. Mais à l’époque, je ne le savais pas. Personne ne me l’avait dit. Mon mari est parti était une chanson déjà dans la ligne féministe de Porteuse d’eau. Mais le féminisme n’existait pas, il n’était pas nommé, il n’était pas reconnu, il n’existait pas. C’était en 1960 ! Je crois que j’ai commencé vraiment à connaître toutes ces auteures avec les éditions Des femmes. Ensuite, j’ai découvert tout ce qu’il y avait autour. Mais même avant, comment dire, je crois que j’écrivais mes chansons dans le vide, c’est-à-dire sans aucune référence à autre chose. Mon mari est parti c’était mon idée, voilà. Ma première chanson chantée et enregistrée, c’est Porteuse d’eau. Je me suis aperçue ensuite qu’il y avait un fil comme ça entre mes chansons, des chansons sur la différence, des chansons anticonformistes, peu convenables…
52HR : Vous osiez ne pas être convenable.
53AS : Oui, ce qui n’était pas évident, surtout à cette époque-là. Et ce qui est drôle, c’est que, contrairement à maintenant, j’avais la sensation qu’il ne fallait pas avoir l’air jeune, il fallait gommer ça.
HR : Est-ce que vous vous sentiez soutenue pour oser justement ?
AS : À La Colombe avec Michel Valette, et ensuite au Cheval d’Or, c’est évident. J’ai aussi été très soutenue par Jacques Canetti. C’est très important parce que ce monsieur-là m’a engagée et m’a permis de faire mon premier disque. Longtemps après, j’ai appris en lisant son livre[15][15]Jacques Canetti [1978]., qu’il m’avait maintenue chez Philips alors qu’on voulait me bazarder dès mon premier 45 tours. Il a dit : « Non, elle reste ! ». Il est vrai qu’une fois qu’il a été parti de chez Philips, je suis devenue très malheureuse dans cette maison-là. Il a cru en ce que je faisais, il m’a laissé ma personnalité, il m’a laissé chanter les chansons que je voulais. Il n’a pas essayé de m’infléchir, il a peutêtre senti que ce n’était pas la peine d’essayer. Dès le début, il m’a laissé enregistrer Tiens-toi droit, Porteuse d’eau, Mon mari est parti, c’était quand même beaucoup de respect et beaucoup de confiance. Je n’ai jamais eu de la part de Jacques Canetti une remarque me disant : « Non, cette chanson-là, ça ne va pas ! », même si on a choisi en commun au début. Il n’a pas transformé mon travail et n’a pas du tout essayé de faire de moi un produit. Pour ça, je lui tresse des couronnes parce que c’était vraiment bien.
Maman va travailler mais elle aime ça
54HR : Et comment avez-vous mené de front votre vie d’artiste et votre vie de famille ?
55AS : Ce qui rendait les choses encore moins faciles, c’est que mon contrebassiste était aussi mon conjoint. Quand on partait, on partait tous les deux. Mais j’ai eu la chance, d’abord, que mes filles aient eu une excellente santé. Elles ont cinq ans et demi d’écart, ce qui faisait deux enfants d’âges vraiment différents. Quelquefois on me demande : « Est-ce que vous les avez emmenées en tournée ? ». « Non ! Bien sûr que non ! ». Je n’allais pas emmener mes enfants en tournée. Je sais que c’est un peu une mode qui a bien marché, mais j’aurais été incapable de chanter en sachant qu’elles étaient dans la loge. Il ne faut pas tout mélanger. Ensuite, j’ai eu la chance de pouvoir m’organiser car j’ai eu rapidement un appartement assez grand. Cet appartement a facilité les choses puisqu’on avait une chambre pour une fille au pair et ça s’est toujours très bien passé avec celles de l’Alliance Française. C’était une chance, parce que sinon je ne sais pas comment j’aurais fait. Il n’était pas question de mettre les enfants ailleurs. Il pouvait se passer n’importe quoi, on avait un toit pour elles ! Mais c’est vrai que, quand on partait, on partait tous les deux. Assez tôt je me suis aperçue qu’il fallait expliquer aux enfants que quand on partait travailler, ce n’était pas uniquement pour gagner le chocolat ou les nouilles mais que c’était aussi pour le plaisir. Ce n’était pas juste : « Tu sais maman doit aller travailler, c’est embêtant… ! ». Non, maman va travailler mais elle aime ça. Par contre, quand j’étais avec elles, j’étais vraiment avec elles.
56HR : Elles écoutaient vos spectacles ?
57AS : Oui et puis elles étaient toujours au courant. Les Fabulettes, je les leur chantais toujours en premier. Elles les ont chantées aussi puisqu’elles faisaient partie d’un groupe que j’ai appelé « Les Bécasses », constitué de mes filles, de la fille de François Rauber, de la fille du comptable, de celle du dessinateur, groupe de voix d’enfants qui m’accompagnait sur disque. Au sujet des Fabulettes, d’ailleurs, il se passe le même genre de chose qu’avec les chansons pour adultes. Les gens connaissent les anciennes et ne se donnent pas la peine de découvrir les autres. J’ai fait dix-sept albums de Fabulettes et je vais bientôt faire le dix-huitième, mais il y a très souvent un manque de curiosité de la part des enseignants ou de jeunes parents qui veulent retrouver leurs Fabulettes et ils n’en décollent pas. On vient me dire : « J’ai votre disque des Fabulettes » avec C’est un veau ! Mais elle date de 1968 !
58HR : En même temps, ils veulent faire partager quelque chose…
59AS : Oui mais il faudrait que les enseignants surtout se tiennent au courant. C’est pour eux que je fais ces trucs-là, ces disques à thème. Au début, j’avais des amis instituteurs qui me disaient « Ah cette année on voudrait faire le thème de la mer, tu n’as rien ? », alors j’ai écrit les Fabulettes marines.
60HR : Avec l’idée de faire passer déjà des choses aux enfants…
61AS : Bien sûr, je pense que les choses auxquelles j’attache de la valeur, je les fais passer dans les chansons. Par exemple dans Berceuse pour rêver, il y a certaines petites choses qui sont bonnes à dire et les enfants ne demandent pas d’explication parce qu’ils les comprennent. C’est comme le disque Fabulettes en couleurs qui parle de différences, des chansons comme Nono ou Café au lait, les enfants comprennent très bien.
62CPT : Il me semble que toutes vos chansons sont universelles, même si certaines narrent un événement ou sont circonstancielles, elles ont aussi la vertu d’être éternelles.
63AS : C’est vrai que ce qui est fixé à une époque revient souvent une nouvelle fois. Je pense à Un bateau mais demain. Malheureusement, il y a toujours des marées noires, des guerres, on peut juste changer quelques mots. Berceuse de Bagdad écrite en 2003 est toujours d’une brûlante actualité. Il y a aussi des choses qu’on ne veut pas comprendre, comme dans La vaisselle, une chanson qui n’a jamais été comprise. Elle parle de l’immobilisme des livres de classe. Les choses changent, mais dans les livres c’est toujours maman qui fait la vaisselle. Les enfants vont à l’école et apprennent encore les mêmes idioties alors que chez eux ce n’est pas ce qui se passe.
64CPT : Vous employez souvent l’expression d’« écrivain public » au sujet de votre plume. À quoi correspond-elle ? Peut-on l’associer à celle de « porte-parole » ?
AS : Exactement. Dans les lettres qu’on m’envoie ou dans ce qu’on me dit, je recueille des témoignages du type : « Vous avez dit ce que je voulais » ou « Je voulais te raconter ma vie et tu me l’as chantée » ou encore « C’était justement ça que je voulais dire et je ne trouvais pas les mots ». Parce que je pense que je suis une éponge, ce qui me permet de faire une synthèse des choses et de les offrir à l’autre. L’écriture, pour moi, c’est comme une bulle. La chanson à venir, c’est comme une bulle de savon, tout y est, tout. Tout d’un coup, elle est là. Dès qu’on y touche, elle explose, il faut aller rechercher tous les morceaux et ce n’est pas simple. Quelquefois dans un titre ou dans une phrase, je sais que j’ai toute la chanson. Oui, mais voilà : comment je le dis ? Par quel biais ? Quel éclairage ? Est-ce que ça va être au je, au elle ou au il ? Est-ce que ça va être une histoire, une personne ? Est-ce que ça va être, comme pour certaines chansons, rien que des infinitifs ou juste deux syllabes pour chaque mot comme dans Mousse ? Est-ce que c’est le hasard ? Je ne sais pas, il faut trouver. Alors c’est de plus en plus difficile, parce que j’en ai écrit beaucoup et je ne veux pas retomber dans ce que j’ai déjà fait.
Se dire féministe…
65HR : Finalement, vous vous dites féministe ou non ?
66AS : Oui, je ne vais pas dire le contraire. Oui, parce qu’il n’y a pas d’autres mots et parce qu’aussi, j’aurais honte. Je sais que beaucoup ne veulent plus se revendiquer de ce terme, mais moi je l’ai été et je le reste. Et je trouve que le flambeau n’est pas très bien repris par les générations suivantes ! Parce qu’il n’y a personne pour leur dire… Enfin elles ont peur. Elles ont peur qu’on ne les aime pas et qu’on dise : « Oh non ce ne sont pas des femmes ! ». Ou alors, elles pensent : « On n’en a pas besoin », « Ce sont vos vieilles histoires de mères et de grands-mères ». Jusqu’au moment où elles se heurtent à des pratiques qui leur font réaliser que, quand même, elles devraient réagir. Mais les filles, vous croyez que vous avez tout ? Mais non. Je sais que des choses ont été obtenues. Mais dans les mentalités, en matière de respect envers les femmes, de considération, il manque encore beaucoup. Tant qu’il existera de mauvaises plaisanteries, tant qu’on vendra des assiettes où il est écrit « Bats ta femme tous les jours. Si toi tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait ! », tant qu’on ne cassera pas toutes ces assiettes-là, tant qu’on continuera à dire du mal des femmes au volant – comme je le chante dans La reine du créneau – il faudra se battre. Quand j’entends : « Oh vous n’allez pas en remettre quand même les filles ! Vous avez tout ce que vous voulez maintenant ! », « Allons, on rigole ! ». On rigole, tu parles, essaye de faire une plaisanterie dans l’autre sens sur les mecs, aïe ! On rigole ? Et bien non on ne rigole pas ! Je voudrais bien que ça n’ait pas besoin d’exister, qu’il n’y ait pas de féminisme, comme je voudrais bien que ce ne soit pas la peine qu’il y ait d’avortements, qu’on n’ait plus besoin d’avorter ! Que ce soit tellement évident qu’on est tous des êtres humains.
67HR : D’ailleurs, dans certains domaines, c’est toujours un peu pareil. On tolère une femme, une exception. Mais s’il y en a plusieurs…
68AS : Oui, comme dans les émissions où il est impensable d’inviter deux femmes… Et quand on demande aujourd’hui à quelqu’un de citer les noms de la chanson française, on va passer un certain temps avant d’entendre un nom de femme. C’est comme en littérature, est-ce qu’on citera souvent des auteurs féminins ? Et il ne faudrait pas se mettre en colère ? Non, il faut garder l’habitude de rester « charmante » parce que si tu te mets en colère, tu es hystérique et si tu as du caractère, tu as mauvais caractère. Ça me poursuit encore aujourd’hui ; on n’a jamais dit à Gainsbourg qu’il avait mauvais caractère. Jamais !
69HR : Ce sont des « excentricités d’artiste »…
70AS : Je n’ai jamais supporté qu’on dise des bêtises, alors je reprends tout le temps. Parfois, on passe son temps à rectifier des erreurs parce que la personne en face de vous dit des bêtises. Mais au bout du compte, qui passe pour une emmerdeuse ? C’est celle qui rectifie toujours. Un jour sur France Inter, Philippe Meyer a dit « Francesca Solleville n’est qu’interprète ». J’ai dit : « Comment “n’est qu’interprète” ? ». Je suis montée sur mon cheval pour défendre les interprètes, parce qu’ils sont merveilleux : ils se chargent de nos chansons, en font de belles choses… Donc je suis une emmerdeuse, c’est comme ça que je suis perçue : « Mais ne montez pas sur vos grands chevaux ! ». Enfin bon, j’ai l’air de me plaindre mais je ne me plains pas. C’est toujours très périlleux, c’est un peu un piège parce qu’il y a des choses à raconter et à dire. « Tout va bien, je suis heureuse ! », ça prend deux phrases. Les choses qui n’ont pas été, ça en prend plus. Quoi qu’il en soit, je suis vraiment consciente de vivre la meilleure portion de ma vie parce que je fais mon métier, le temps que je peux encore le faire, même s’il y a plein de choses regrettables dans ce qui s’est passé. Tout cela a duré plus de cinquante ans, alors je ne vais pas me plaindre. Dans ma vie, dès que ça n’allait pas, il n’y avait qu’une chose à faire : écrire, écrire autre chose et continuer à écrire toujours. C’est la seule parade que je connaisse.
71HR : Écrire pour ne pas mourir…
AS : Oui d’ailleurs cette chanson-là, Écrire pour ne pas mourir, je n’ai pas voulu la mettre dans le Jubilé parce que je ne vais pas m’en aller comme ça. Il faut toujours que je prévienne, je m’en vais en plusieurs fois. Mais Écrire pour ne pas mourir, c’était aussi littéralement ça. Quand je l’ai écrite, ce n’était pas juste une vue de l’esprit. C’était vraiment écrire pour vivre et littéralement ne pas mourir. Mais ça aurait fait trop testament si je l’avais mis dans mon Jubilé… Il y a des gens qui auraient pensé que j’allais arrêter… Mais je jubile ! Je ne m’arrête pas, je jubile au contraire. C’est drôle le vocabulaire !
Tu t’appelles comme mon école
72AS : La dernière jolie petite chose que j’aimerais vous raconter se rapporte aux Fabulettes. Je suis marraine de plusieurs écoles, crèches et autres lieux pour la petite enfance. Notamment, j’ai donné mon nom à une maternelle d’Aubervilliers ; une très belle école que j’ai vu bâtir et qui est superbe. Il y a quelques mois, on m’a organisé un après-midi pour découvrir « mon » école en activité et rencontrer les enfants. Je suis donc allée dans les classes pour voir des tout petits bouts qui étaient adorables. Ils m’ont chanté une chanson et posé quelques questions : « Est-ce que tu as des enfants ? », « Est-ce que tu as un chat ? »… À un moment, un petit gamin me dit : « Anne Sylvestre, tu t’appelles comme mon école ! »… Je trouve ça formidable !
Bibliographie
73• Chaix Marie, 2007, « Anne Sylvestre », in Collectif Chanson, Chroniques d’un âge d’or, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot.
74• Canetti Jacques, 1978, On cherche jeune homme aimant la musique, Paris, Calmann-Levy.
75• Carmé Laurent (dir.), 1993, « Anne Sylvestre », Je Chante ! Discographies, n° 11, pp. 16-38.
76? Detry Monique, 1981, Anne Sylvestre, Pour de vrai, (Entretiens avec Anne Sylvestre), Paris, Le Centurion.
77• Dossier Anne Sylvestre, 1980, Paroles et Musique, n° 1.
78• Monteaux Jean, 1966, Anne Sylvestre, Paris, Pierre Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui - Poésies et chansons », n° 144.
79• Olivares Véronique, Reynaud Michel, 2007, « Entretien avec Anne Sylvestre, le mardi 29 novembre 2005 », dans Elles et eux et la chanson, Paris, Tirésias, pp. .327-338.
80• Patchenko Daniel, 1998, « Panthéon : Anne Sylvestre », Chorus, Les Cahiers de la Chanson, n° 24, pp. 136-158.
81• Prévost-Thomas Cécile, Ravet Hyacinthe et Rudent Catherine (dir.), 2005, « Le féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui », Université Paris-Sorbonne, coll. « Observatoire musical français », série Jazz, chanson, musiques populaires actuelles, n° 1, pp. 13-29.
82• Sylvestre Anne, 2003, Sur mon chemin de mots, Paris, Anne Sylvestre, Pantin, Le Castor Astral. (Recueil de l’intégrale des textes de chansons pour adultes)
Discographie
83Ne sont indiquées ici que quelques références.
84Se reporter au site très complet d’Anne Sylvestre : <www.annesylvestre.com>
Répertoire « pour adultes »
85Sont ici repris les titres des disques disponibles dans l’Intégrale Tout studio parue chez EPM en octobre 2008.
86• CD 1 - La femme du vent (1959-1962)
87• CD 2 - T’en souviens-tu la Seine (1963-1964)
88• CD 3 - Lazare et Cécile (1965-1967)
89• CD 4 - Mousse (1968-1969)
90• CD 5 - Abel Caïn mon fils (1969-1970)
91• CD 6 - Une sorcière comme les autres (1973-1975)
92• CD 7 - J’ai de bonnes nouvelles (1977-1978)
93• CD 8 - Écrire pour ne pas mourir (1981-1985)
94• CD 9 - Tant de choses à vous dire (1986-1989)
95• CD 10 - D’amour et de mots (1994)
96• CD 11 - Au bord de La Fontaine (1997)
97• CD 12 - Les arbres verts (1998)
98• CD 13 - Partage des eaux (2000)
99• CD 14 - Les chemins du vent (2003)
100• CD 15 - Bye Mélanco (2007)
101Et aussi :
1021988 : Denise Boucher, Pauline Julien, Anne Sylvestre, « Gémeaux Croisées », album 33 T, Production Anne Sylvestre.
1031999 : Anne Sylvestre, « La Ballade de Calamity Jane », CD EPM
1042008: Anne Sylvestre - CD « Son jubilé en public » + DVD entretien, EMP, et DVD « Son jubilé », EPM.
Répertoire « pour enfants »
105• 18 CD des Fabulettes depuis les Chansons pour, jusqu’au Retour de la petite Josette (paru en novembre 2009) en passant par les Fabulettes en couleur, les Fabulettes marines, les Fabulettes aux lumières, etc.
106• Lala et le cirque du vent, conte musical, [1994], CD Livre EPM, 2007.
107• Yvonne et Toinou, Une légende de la Fosse Dionne, CD EPM, 2002.
Notes
·
[1]
« Sur mon chemin de mots » est le 12e
titre de l’album D’amour
et de mots
[epm ,1994] ainsi que le titre de l’ouvrage reprenant
l’intégralité des textes de chansons pour adultes
[Sylvestre, 2003].
·
[2]
Anne Sylvestre a toujours refusé d’interpréter
les Fabulettes
sur scène.
·
[3]
Cécile Prévost-Thomas, « Les femmes dans
la chanson aujourd’hui : quelle visibilité sociale ? »,
Actes de la journée du 4 mars 2003 [publié in
: Prévost-Thomas, Ravet et Rudent, 2005]
·
[4]
Laurent Carmé [1993, p. 22]. Repris par Anne Sylvestre
[2003, p. 525].
·
[5]
Loi n° 75-17 du 17 janvier 1975 relative à
l’interruption volontaire de grossesse, dite Loi Veil.
·
[6]
Anne Sylvestre exprimera un peu après dans l’entretien
ce que « grandir du mauvais côté » a
signifié pour elle (son père a été
condamné pour faits de collaboration).
·
[7]
Ici et plus tard dans l’entretien, quand Anne Sylvestre
évoque Une
sorcière,
il s’agit d’Une
sorcière comme les autres
(l’album ou la chanson du même nom).
·
[8]
Marie Chaix, auteure, entre autres, du roman Les
lauriers du lac de Constance, Chronique d’une collaboration,
Paris, Seuil, 1974.
·
[9]
Marie Chaix [2007].
·
[10]
Manifestation de solidarité au pied du Mont Royal à
Montréal, le 27 juillet 1989.
·
[11]
Professeure de lettres à Marseille, Gabrielle Russier
s’est suicidée en 1969, à l’âge de 32
ans, après avoir été condamnée pour
détournement de mineur, à la suite d’une liaison
amoureuse avec l’un de ses élèves, Christian
Rossi, alors âgé de 16 ans.
·
[12]
Bêtes
à Bon Dieu, Chansons et cantiques,
un spectacle de Serge Hureau et Anne Sylvestre, créé le
samedi 30 mai 2009 à la Collégiale de Dole du Jura.
·
[13]
Amélie les Crayons, Michèle Bernard, Agnès
Bihl, Jeanne Cherhal, Clarika, Juliette, La Grande Sophie entre
autres.
·
[14]
Version théâtrale des chansons d’Anne
Sylvestre joué et mis en scène par Katia Redier et Anne
Veyry.
·
[15]
Jacques Canetti [1978].
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/03/2010
https://doi.org/10.3917/tgs.023.0005
Collé à partir de <https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2010-1-page-5.htm>