Libération - mardi 16 février 2021
Idées
Dette publique : reprenons en main
les politiques monétaire et fiscale
Seules
une annulation ciblée de la dette et une politique fiscale
réellement
progressive
et
redistributive permettront de sortir durablement de la crise
économique.
Par Manon Aubry, Députée européenne La France insoumise, coprésidente du groupe de la Gauche au Parlement européen.
Le gouvernement a déjà annoncé la couleur : l'année 2021 devrait sonner la fin du «quoi qu'il en coûte». Les conséquences risquent d'être sanglantes : casse des services publics, abandon des PME et des indépendants au bord de la faillite, destruction de notre protection sociale, réformes fiscales injustes... Les effets commencent déjà discrètement à se faire sentir avec l'annonce de la prolongation de la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) jusqu'en 2033 (et même très probablement 2042) alors que cet impôt particulièrement injuste frappe au même taux tous les citoyens, qu'ils soient millionnaires ou smicards.
Quelle que soit notre position sur ce débat, nous faisons face à des décisions politiques structurelles qui seront un des enjeux majeurs des prochains mois et années. Le niveau d'endettement ne devrait pas être en soi un problème, la France continuant à emprunter à des taux négatifs qui rendent l'emprunt extrêmement attractif. Mais il est devenu un prétexte rêvé pour imposer une politique de réduction des dépenses publiques aveugle et destructrice. Sauf pour les plus riches et les multinationales qui continuent à recevoir des milliards de cadeaux fiscaux. Le décor est déjà planté. Une commission sur l'avenir des finances publiques dont la composition ne laisse aucun doute sur son orientation austéritaire. Le gouverneur de la Banque de France qui demande des «réformes» et des économies. Les discours gouvernementaux sur la petite musique du «il faudra bien se serrer la ceinture pour rembourser». La réforme des retraites qui revient sur le devant de la scène.
Ce «There is no alternative» à peine revisité a paradoxalement permis de faire émerger, pour la première fois depuis longtemps, un véritable débat sur le sujet tabou de la dette. C'est une première bataille culturelle remportée pour toutes celles et ceux qui refusent le statu quo néolibéral ! Néanmoins, les termes de ce débat ne font pas consensus, y compris parmi les économistes hétérodoxes. Faut-il annuler tout ou partie de la dette ? L'étaler ? L'ignorer ? Estelle un problème, un outil, une solution, un épouvantail ? Ces débats sont légitimes et il faut qu'ils aient lieu. Mais il est possible de les dépasser pour tracer un cap. Car derrière les nuances sur la méthode, nous nous accordons sur un même objectif plus large : sortir les Etats de l'austérité budgétaire et les émanciper de la tutelle des marchés financiers en proposant d'autres circuits pour financer l'action publique. C'est un prérequis absolu pour mettre en oeuvre une véritable politique de bifurcation écologique et sociale : nous ne pouvons rester à la merci d'un chantage des banquiers sur l'augmentation de nos taux d'intérêt.
Mais c'est un point de départ utile pour ouvrir la boîte noire des mécanismes de financement de l'action publique. Elle est techniquement et légalement faisable dès aujourd'hui. Elle déstabiliserait les prêcheurs d'austérité qui perdraient une partie de leurs arguments (de toute façon fallacieux) pour justifier leurs coupes budgétaires tous azimuts. Elle permettrait de faire des investissements d'urgence pour protéger la population de la pauvreté. Et elle rappellerait surtout une évidence : une banque centrale ne peut pas faire faillite car elle peut créer de la monnaie autant qu'elle le souhaite (de son propre aveu). C'est même ce qui la définit !
Le véritable enjeu doit donc être d'utiliser cette fenêtre pour provoquer un questionnement plus large sur le rôle de la politique monétaire. Est-il normal que l'outil monétaire et ses orientations politiques ne soient jamais démocratiquement débattus au sein de l'Union européenne ? La BCE doit pouvoir financer directement et à taux nul sous le contrôle du Parlement les investissements sociaux et écologiques des Etats, seuls à même d'assurer la durabilité mais aussi la prospérité de notre économie, la préservation de nos emplois et la cohésion de nos pays. Elle doit également devenir prêteuse en dernier ressort des Etats (comme c'est le cas aux Etats-Unis) afin d'empêcher les attaques spéculatives contre les pays en difficulté. De la même manière, les banques privées doivent être mobilisées : obligeons-les à détenir un certain pourcentage de dettes publiques dans leurs coffres, comme ce fut le cas durant les Trente
Glorieuses. Voilà comment construire le circuit du trésor du XX 1 e siècle afin de s'émanciper de la tutelle aujourd'hui exercée par les marchés financiers.
Mais si cette reprise en main de l'outil monétaire est nécessaire pour faire face aux conséquences de la pandémie et réaliser les investissements écologiques et sociaux nécessaires, elle ne suffira pas. Elle doit s'accompagner d'une reprise en main de l'outil fiscal pour remettre la politique budgétaire au service du plus grand nombre. En s'attaquant aux profiteurs de crise, aux multinationales et aux immenses fortunes pour financer la solidarité et les services publics. Il est temps d'abolir leurs privilèges féodaux en taxant les bénéfices réels des multinationales et en établissant un impôt élevé sur les très hauts patrimoines et les très gros héritages. La fiscalité d'exception, comme l'annulation des dettes et la création monétaire, a toujours été mobilisée dans l'histoire pour faire face aux grandes crises, notamment après les guerres mondiales. Alors que nous faisons face à une récession sans précédent, des inégalités qui explosent et une catastrophe climatique déjà enclenchée, il serait suicidaire de ne pas y recourir.de la politique monétaire, et une politique fiscale réellement progressive et redistributive. Une brèche s'est ouverte dans le débat public sur ces questions : ne laissons pas passer notre chance de faire une bonne fois pour toutes voler en éclats les vieux dogmes qui ne servent qu'à justifier une austérité dont nous mettrions des décennies à nous remettre.